Au cur profond de la profonde Sologne, dans ce qui pourrait être le cur de la France si ce cur n'était comme on le sait la Touraine, à Lamotte-Beuvron pour être précis, on raconte avec une gourmandise de circonstance l'histoire des surs Tatin, l'une des gloires du lieu. Et l'on narre au voyageur commensal que c'est par erreur que les deux femmes, aubergistes dans une Sologne ouverte depuis peu chemin de fer aidant aux chasses financées par des bourses parisiennes, inventèrent le célèbre dessert qui porte leur patronyme. En un mot, elles enfournèrent une tarte aux pommes à l'envers. Pour quelle raison, pour quelle ivresse, pour quel amour de quel garde-chasse de quels hurlevents ? Vrai ? Faux ? Comment savoir ?
Le hasard celui qui guida les destinées de Newton, d'Alexander Fleming, de celui qui de sa baignoire clama «Eurêka» toucha donc les femmes Tatin, ce qui nous permet de goûter les délices de ce dessert qui au restaurant doit être commandé au début du repas ; une règle d'or qui, violée, vous conduira à manger un ersatz du gâteau d'origine solognote.
Et le même hasard fut sur les berceaux de l'e-mail, système «inventé» en 1972 par Ray Tomlinson, un ingénieur de BBN, une firme qui servait de support à la première version d'Internet. L'affaire n'est nullement secrète qui raconte que M. Tomlinson, pour faire la part entre le nom du destinataire de celui de la machine qui hébergeait son courrier, avait d'abord cherché sur son clavier un caractère qui ne saurait se retrouver dans un nom propre. Imaginez que vous êtes Ray Tomlinson, que nous sommes au lendemain de cette révolution planétaire que fut, dans deux arrondissements parisiens, le mois de mai de 1968. Vous regardez votre clavier. Plusieurs possibilités s'offraient à vous. Regardez bien. Et sachez que vous allez choisir @. Pourquoi ? Parce que dans votre langue le terme se lit «at» ; on est loin d'«arobase», mais on est toujours loin de l'Angleterre quand on n'est pas Anglais. smith@bbn signifiait Smith chez BBN ? Banco pour @ et fissa pour son usage. «Ce jour-là le vieux caractère retrouva son sens latin de ad, et commença sa plus grande carrière. Le mélodrame se terminait en apothéose» écrivent, joliment, sur leur précieux site les experts grenoblois qui nous ont accompagnés au fil de cette histoire d'@.
Ecoutons-les : «L'e-mail fut tout de suite très utilisé par les scientifiques, les militaires et les informaticiens. Compuserve, un service de «télé-informatique» comme on disait à l'époque, fut fondée en 1977. L'ancêtre d'AOL en 1985. Mais il fallut attendre l'invention du web, en 1989, puis la décision du congrès américain d'ouvrir Internet aux activités commerciales en 1992 pour que la pratique de l'e-mail touche le grand public. Ainsi, bien qu'inventé avant la micro, l'usage de @ pour le courrier électronique se développa dans un contexte où des millions d'utilisateurs étaient déjà familiarisés avec l'existence de ce symbole.»
Il y a peu, un autre expert en ces outils de notre temps Alain Le Diberder dans sa chronique «Sabir cyber» du Monde Interactif, nous éclairait un peu plus encore sur nos usages. «On donne aujourd'hui son adresse e-mail pour pouvoir être joint. Elle s'est ajoutée à ce qu'on donnait auparavant : son numéro de téléphone, fixe puis portable, et depuis plus longtemps encore son adresse postale, écrivait-il. Dans les civilités d'aujourd'hui, tout cela est assez naturel ; mais, pourtant, au passage, c'est un changement de civilisation qui s'est peut-être effectué. L'adresse postale était géographique, une inscription certaine dans l'espace, une révélation de l'endroit où notre corps, au minimum, se repose de son vivant. Plusieurs personnes pouvant vivre à la même adresse, il fallait alors préciser le nom, en toutes lettres, sur l'enveloppe. «Parti sans laisser d'adresse» était partir définitivement ; localement, une vraie mort sociale.»
Dans ce paysage qui préfigurait celui qui serait bientôt le nôtre le numéro de téléphone inaugura un jeu ; un jeu non pas avec le temps mais bien avec l'espace. «D'abord, ce n'était qu'un numéro ; ensuite, s'il trahissait une position géographique, elle restait imprécise pour le commun des mortels. Le début du numéro disait bien où vous étiez, mais à peu près, et, pour le reste, seule l'administration pouvait savoir. Au surplus, un même numéro pouvait cacher plusieurs personnes, nous explique Sabir cyber. Le portable fit un pas considérable : son numéro restait bien une adresse, mais sans localisation (sauf, comme d'habitude, pour la police), puisque, même mobiles, nous sommes devenus joignables. En contrepartie, un portable est personnel. Par rapport au fixe, je ne sais plus où tu es, mais je sais que c'est toi, et à l'échange, aujourd'hui, j'y gagne. Avec l'adresse e-mail, on est allé encore plus loin : je ne sais pas où tu es ni quand tu me liras, je ne suis pas certain que ce soit toi, mais pourtant je te joins.»
Attention Mesdames et Messieurs ! Au Grand Huit du ballet des virtuels et des réels présents et à venir l'e-mail tout comme le numéro de téléphone se rit de l'espace mais impose d'écrire un nom ; un nom choisi et non plus donné étant entendu qu'il y a plusieurs manières de l'écrire ; une identité qui précède l'arobase dans une adresse e-mail. Le prénom réduit à une lettre avant le nom de famille au hasard (jchirac@etat.fr) ; le prénom séparé par un point du nom de famille (jacques.chirac@etat.fr) ; la même chose sans le point, ou avec un souligné, et d'autres variantes encore. Continuons dans l'ivresse identitaire : nous pouvons avoir autant d'adresses que nous voulons, nous inaugurons, avec @, l'ère des pseudonymes. «Mais, à chaque étape de cette évolution, le mot adresse retourne à son sens d'avant la poste, celui qu'on trouve encore dans une expression comme «je m'adresse à vous», celui de direction ajoute Alain Le Diberder. Quand la direction est bonne, l'adresse devient même le substantif de l'adjectif adroit, plus par proximité de sens que par rigueur étymologique. Le sens de «parler dans la direction de» passa au XVe siècle en anglais, puis revint lors de la Révolution française, une adresse signifiant alors une communication de l'Assemblée au roi.»
Revenons, comme toujours, à nos amis anglais (et à leurs deux d d'« address»). Le Diberder : «Le sens du mot s'est étendu et recouvre notamment le fait de «s'occuper de», acception qui revient aujourd'hui dans le franglais des affaires, où «adresser un problème» veut signifier qu'on va le régler virilement pour relever les challenges de la globalisation. Mais c'est bien l'adresse qui fait problème dans ce monde global, où de toute façon, les pauvres n'ont pas d'adresse, et les riches en ont trop.» N'en disons pas plus, @ la revoyure...
(Fin)