Résumé
T ombé avec bonheur sur un article de John Eisenberg, consacré au rôle du médecin dans le système de santé.1 Qui commence par rappeler qu'aux Etats-Unis, si les médecins représentent moins de 0,5% de la population et si leurs revenus cumulés ne dépassent pas le cinquième des coûts de la santé, c'est de leurs décisions que dépend le détail 90% de chaque dollar de la dépense des plus de 10% du PIB liés à la santé (ces chiffres sont les mêmes en Suisse, à quelques nuances près).D'où le malaise actuel. D'où l'ambiance de plus en plus anti-médecins. Politiciens et assureurs aimeraient dorénavant gérer directement ces 10% du PIB. Mais impossible : la cascade de décisions est médicale. Il faut en passer par ces sacrés médecins. Quoi qu'ils fassent. Les questions que se posent les politiques se résument à : comment forcer leur manière de décider ? comment leur faire comprendre l'obéissance ? Attitudes sans intérêt. La seule chose qui soit efficace, c'est la concertation. Voilà, en résumé, le sens de l'article....Qu'est-ce qui influence la pratique des médecins ? «Une interaction complexe d'intérêt personnel, de souci pour les patients individuels et de considérations pour le bien de la société au sens large» répond Eisenberg. Bref, on ne sait pas grand-chose. L'ennuyeux, c'est que toutes les études montrent qu'il existe une large variation dans la pratique médicale. Manque de sérieux dans les décisions des médecins ? Ce n'est pas si simple, relève Eisenberg, étant donné qu'«il existe peu de règles solides capables de déterminer la pratique médicale, si bien qu'une grande partie revient à un exercice de gestion de l'incertitude.» Première chose, donc : refuser le discours qui prétend que la médecine peut se pratiquer de façon certaine, et donc que l'efficience s'obtient facilement, du moment qu'on y met l'autorité....A part réduire le nombre de médecins et encore, l'efficacité de cette réduction n'est même pas prouvée, rappelle Eisenberg le flou étend son emprise sur toutes les mesures de maîtrise des coûts par le contrôle de la pratique médicale. Sans compter qu'il s'agit de s'intéresser en même temps au rôle de la société. A quoi, en effet, correspond l'augmentation actuelle de l'activité médicale ? «A un désir insatisfait du public à la recherche de davantage de soins médicaux ou à une volonté des médecins d'augmenter leur volume de pratique, pour des raisons économiques ou pour d'autres raisons», demande Eisenberg ? Selon l'importance de l'un ou de l'autre, les conséquences en politique de santé sont différentes. Or, justement, on ne sait quasi rien sur cette influence réciproque des incitations. Voilà un autre ennui....Comme l'écrit Eisenberg, «étant donné la complexité du comportement des médecins, il ne serait pas surprenant que les programmes utilisant des approches combinées (incitations financières, participation aux décisions, feedback de la pratique, contraintes administratives) soient plus efficaces pour améliorer la pratique que ceux n'utilisant qu'une seule approche.» Surtout, encore plus important, aucune mesure ne se montre efficace sans motivation du médecin. La motivation n'a rien d'accessoire, rappelle Eisenberg : c'est le seul moyen d'apprendre, de changer, de s'améliorer....Etrange utopie administrative qui veut faire croire qu'une population d'artisans intellectuels comme les médecins peut se maîtriser avec le bâton des règlements et le couperet de la non-contractualisation. Eh bien, non, ça ne marche pas. Coincez quelqu'un d'intelligent dans un système de contrôle qui lui semble stupide, auquel il n'a jamais contribué, encore moins adhéré, imposez-lui une nouvelle façon de travailler qui va à l'encontre de ses valeurs : que fait-il ? Il entre en résistance. Il fait de la délinquance. Il triche, il biaise, il maquille les informations. Simplement pour sauver son esprit (donc sa peau). Convaincre les médecins, les intégrer aux processus décidant de leur façon de travailler, ce n'est pas du luxe, c'est de l'essentiel. Si l'appareil administratif n'en fait qu'à sa tête, dans sa volonté de réforme et de contrôle, il ne restera plus que des médecins qui auront pris le maquis du système ou des collabos.Comment donc les politiciens ne savent-ils pas cela ? Comment se fait-il qu'ils ne mettent pas partout, dans chacune de leur réforme visant une maîtrise des coûts, l'alliance avec les soignants et les patients, leurs savoirs, leurs cultures, comme première priorité ? Rien ne sert de lancer une énième révision de la LAMal si elle ne se construit, étape après étape, avec les praticiens et les malades comme interlocuteurs. Or non : les révisions s'organisent selon un mouvement strictement opposé. On en est à un tel degré de méfiance, du côté des politiciens, qu'on s'en remet totalement à des universitaires des sciences économiques ou à des gestionnaires qui n'ont avec les malades que le contact que leur donne parfois leurs familles....A propos de la guerre qui s'annonce en Irak, Jacques Derrida, le philosophe, parle de «guerre de substitution». Substitution, parce qu'elle dissimule «ce qui se passe de plus effectif, c'est-à-dire des ruptures inouïes au sein du droit international.» Il y a aussi, dans le jeu politique actuel autour du système de santé, quelques-unes de ces substitutions. Toutes proportions gardées, bien sûr. Par exemple, pourquoi cet acharnement à vouloir la fin de l'obligation de contracter ? Parce que c'est la clé de l'assujettissement des médecins à la culture des assureurs et en passant à celle des politiciens.Pour les médecins, la liberté importe plus que tout. Liberté pour permettre à l'individu de s'imposer à la maladie, mais aussi liberté pour faire face à la complexité du tout. Impossible d'empoigner cette complexité avec un ensemble rigide de prérequis. Pour la société et le pouvoir politique, la culture relève de l'ordre, du contrôle, de la maîtrise. Elle trouve des solutions à chaque besoin, elle les contrôle aussi, mais ne s'intéresse pas au tout. Son rôle est de planifier, celui de la médecine de recueillir ce qui déborde du planifiable....On comprend que ça puisse déranger, mais c'est ainsi : les médecins sont la clé de la question des coûts de la santé. Comme l'écrit Eisenberg : «la taille de la "machine" des soins peut être contrôlée en décidant les dépenses globales et l'acquisition de nouvelles technologies. Mais c'est au médecin que revient le rôle central de déterminer la vitesse à laquelle cette machine des soins est conduite.» Pour résumer avec des termes plus crus : prendre le pouvoir sur eux ne sert à rien, chers politiciens et assureurs. Ce sont les soignants qui conduisent. Vous pouvez changer leurs voitures, leur en filer de minables, mais pour ce qui est de la vitesse, il s'agit de s'entendre avec les conducteurs, de négocier, de faire alliance. Voilà. D'accord, ce n'est pas la voie que le monde prend ces jours pour d'autres aspects cruciaux de la vie en commun, mais ce n'est pas une raison.1 Eisenberg JM. Physician Utilization. The State of Research About Physians' Practice Patterns. Med Care 2002 ; 40 : 1016-35.