Nous achevons ici, avec le Pr Frédérique Kuttenn et le Dr Bruno de Lignières (Service d'endocrinologie et de médecine de la reproduction, Hôpital Necker, Paris), l'analyse de la controverse qui oppose depuis peu en France les sociétés savantes de gynécologie-obstétrique et de l'étude de la ménopause à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) à propos des traitements hormonaux substitutifs (THS) de la ménopause (Médecine et Hygiène des 26 février, 5 et 12 mars).
I Faut-il ou non partager le point de vue de l'Afssaps selon laquelle les THS, en retardant la ménopause, pourraient augmenter le risque de survenue de cancer du sein ?
Pour les spécialistes d'endocrinologie de l'Hôpital Necker, c'est essentiellement la prolongation de la période périménopausique qui coïncide avec une augmentation du nombre de diagnostics de cancer du sein. Selon eux, cette période de transition entre l'activité ovarienne complète et la ménopause se caractérise par un déséquilibre entre la sécrétion d'estradiol maintenue ou même augmentée par intermittence et celle de progestérone plus précocement effondrée. «Nous avons pu montrer in vitro puis in vivo que la présence de progestérone était nécessaire aux cellules mammaires stimulées par l'estradiol, expliquent-ils. Ceci dit, lorsque la ménopause est confirmée, une femme qui reçoit un THS n'a évidemment pas la "protection" contre le cancer du sein qu'exercent une ovariectomie, une ménopause précoce, ou simplement la ménopause à âge égal. La poursuite des estrogènes pour des raisons de "confort" ne procure pas la "protection" de la privation estrogénique. Mais qui veut de cette "protection" au prix d'une privation estrogénique et d'une réduction de la qualité de la vie ?»
Ils ajoutent qu'une «petite augmentation du risque», même «plausible», peut certainement être «extrêmement réduite par un respect strict des contre-indications, par la limitation de la dose d'estrogène à la dose minimale efficace, par l'ajustement en cas de signes de surdosage (tension douloureuse des seins, sensation de gonflement).» Le choix du progestatif peut aussi avoir son importance : il est possible que le progestatif de synthèse, acétate de médroxyprogestérone, utilisé aux Etats-Unis ne soit pas le meilleur pour contrôler la stimulation par les estrogènes équins de la multiplication des cellules mammaires.
Ces spécialistes viennent d'ailleurs de publier dans le journal de l'International Menopause Society, avec les épidémiologistes de l'unité 521 de l'INSERM (Monique Lê et Florent de Vathaire Institut Gustave-Roussy) une analyse de la population de femmes ménopausées consultant à l'Hôpital Necker qui permet d'exclure une augmentation d'incidence du cancer du sein équivalente à celle mesurée dans l'étude WHI. «Nous n'avons identifié aucune augmentation du risque de cancer du sein avec ces règles de traitement et l'utilisation même prolongée du type de THS le plus utilisé en France (estradiol percutané + progestérone naturelle).
I Les THS de la ménopause doivent-ils se limiter à une période maximale de cinq ans ?
C'est la question qui est au centre de l'actuelle controverse, l'Afssaps estimant que l'on ne dispose pas des données qui permettraient de plaider en faveur d'un bon rapport bénéfice/risque au-delà de cette période. «Un certain nombre de femmes ménopausées disposent d'un équipement enzymatique qui leur permet de resynthétiser des estrogènes en dehors de l'ovaire, directement dans les tissus sensibles (cerveau, paroi artérielle, vagin, os) et de se passer de THS immédiatement ou quelques mois après la ménopause, d'autres n'acquièrent jamais cette possibilité et leur qualité de vie restera toujours conditionnée par un apport extérieur d'estrogène, et cela pendant une période bien supérieure à cinq ans, souligne pour sa part le Pr Kuttenn. De même pour celles dont la densité osseuse reste dépendante des estrogènes, un THS de seulement cinq ans risque de n'avoir aucun effet antifracturaire sensible, et seules celles qui utiliseront leur THS bien après 60 ans en tireront un réel bénéfice.»
Dès lors, une limitation arbitraire de la durée du THS ne repose que sur la petite augmentation de l'incidence de cancer du sein observée dans l'étude WHI, augmentation qui n'a pas été retrouvée avec le THS le plus utilisé en France.
En conclusion, les deux spécialistes estiment que le bruit et les diverses extrapolations faites en Europe à partir des résultats des études américaines sont pour le moins «excessifs». «Le pessimisme qu'elles tendent à engendrer et la suspicion qu'elles suscitent à l'encontre de tous les types de THS sont tout à fait démesurés, ajoutent-ils. Car que nous ont-elles appris que nous ne sachions ?»
Résumons : une femme recevant un THS n'a évidemment pas la «protection» contre le cancer du sein qu'exercent une ovariectomie, une ménopause précoce ou simplement la ménopause à âge égal. Mais cette «protection» contre un risque faible n'est réalisée qu'au prix d'une privation estrogénique et d'une réduction de la qualité de vie auxquelles beaucoup de femmes ne sauraient se résoudre ; il était certainement imprudent d'administrer des estrogènes par voie orale, voie par laquelle ils ont un effet procoagulant (que ces estrogènes soient naturels ou de synthèse) à des femmes à risque vasculaire. Et le risque aussi bien veineux qu'artériel augmente naturellement chez toutes les femmes avec l'âge.
«Si les résultats des études américaines pouvaient constituer l'occasion du déclic d'une prise de conscience qui aboutisse à la mise en uvre d'études que nous appelons de nos vux depuis plusieurs années, un grand pas serait franchi dans la perspective de la prise en charge de la santé des femmes à l'âge de la ménopause.»
(Fin)