Je me demande souvent qui est la véritable personne qui revêt ma blouse de médecin et qui habite ce corps. Je m'interroge sur ce qui fait que je parviens, somme toute si bien, à m'accommoder de certaines des nouvelles contraintes que cette profession m'impose alors que d'autres finissent par tant peser que je sens la menace d'y perdre mon âme.
Comme nombre de mes collègues, durant les années qui me séparent de la date de mon diplôme, j'ai appris la discipline nécessaire à l'incessante révision des connaissances et des techniques que requiert ma pratique. J'ai appris à tolérer de ne pas pouvoir satisfaire tous mes patients ni toutes les attentes de leurs proches. J'ai appris à ne pas pouvoir guérir tous les malades, j'ai compris l'importance des problèmes psychosociaux et la nécessité de vaincre mes réticences initiales à s'écarter des aspects les plus biomédicaux. D'autres choses s'ajoutent évidemment à cette liste. Grâce à quelques maîtres éclairés, j'ai appris à concilier tant bien que mal les trois niveaux du somatique, du psychisme et du comportement que nécessite ma pratique, j'ai appris la confrontation avec la mort et les vicissitudes du deuil dans un quotidien hospitalier qui escamote sans cesse ce travail. J'ai appris à mieux prendre la mesure de mes limites qui m'incitent encore souvent à me faire prendre au piège de l'identification, de la culpabilité, parfois même du rejet que suscitent certains patients. J'ai aussi appris à reconnaître les contre-attitudes que je développe lorsque ma relation avec des collègues «tombe malade» parce que je me sens incertain, stressé ou simplement incompris. Jour après jour, cet apprentissage parfois douloureux me fait voir à la fois combien les motifs rationnels de mon orientation recouvrent en fait de très nombreuses inconnues mais aussi combien ces questionnements enrichissent la curiosité et l'intérêt qui me portent à découvrir toujours davantage des autres et de moi-même.
Est-ce dû aux seules caractéristiques de ma personne ? Est-ce en relation avec ma pratique hospitalière et avec la fonction que j'occupe ? Je ne parviens que rarement à réprimer une curieuse forme de dérangement interne en considérant la place désormais consacrée à discuter de la seule politique professionnelle et des revendications des médecins hospitaliers. Si je connais et respecte les questions prioritaires qui se trouvent derrière l'assombrissement des perspectives professionnelles, si je n'ignore pas non plus l'importance de la défense des exigences horaires et salariales des médecins, le temps quotidiennement investi pour discuter de ces seules problématiques m'interpelle. Ce d'autant plus que, malgré quelques appréciables acquis dans la direction d'une meilleure reconnaissance de leur travail et de leur droit à une vie à l'extérieur des murs de l'hôpital, il me semble que la morosité gagne plutôt du terrain parmi mes pairs ! Se pourrait-il que ces changements eux-mêmes y soient pour quelque chose ? Alors que de plus en plus d'articles évoquent le burn-out et le mal de vivre des médecins, j'ai la sensation que les améliorations obtenues ne font qu'éroder davantage encore ce qui constitue pourtant les aspects les plus essentiels de ma motivation : le sentiment de collégialité et d'engagement dans le travail, la défense de la continuité/qualité des soins, mais aussi le bon fonctionnement des services qui nous emploient.
Pour ma part, je pense que ce qui est à l'origine de ce malaise est essentiellement lié au fait que, au terme de ces discussions, nos échanges suscitent régulièrement des réactions qui aboutissent à ce que nous renoncions à développer le sens que nous voulons encore donner aujourd'hui à prodiguer des soins à l'hôpital. Au bout du processus, les légitimes revendications qui sont les nôtres viennent étouffer les vraies questions sur ce qui fonde nos choix privés et professionnels. Les dures négociations que nous menons contribuent à diluer nos motivations et à fonctionnariser encore davantage notre profession. Nos débats tendent à éluder les choix et les sacrifices personnels auxquels nous devons consentir pour continuer à assumer ce que l'on attend de nous. Finalement, les accords après lesquels nous courons donnent l'impression que ce que nous attendons pourrait se mesurer à quelques aménagements focaux alors qu'il s'agit en fait de définir la médecine hospitalière de demain et de se (re)motiver pour les défis des années à venir !
En écrivant ceci je réalise la difficulté à maintenir ce niveau d'exigence : tant de choses vont de travers dans le monde et d'abord, comment se sentir suffisamment investis/reconnus par l'Institution qui nous emploie pour accepter d'y consacrer autant d'énergie ou autre chose qu'un simple activisme syndical réactionnel ? En la matière, c'est sûr, les zones d'ombre ou les points aveugles, c'est selon, n'appartiennent en propre qu'à ceux qui les énoncent. Pour ma part cependant, le temps consacré à m'interroger sur ma motivation et sur la qualité de mon investissement professionnel est essentiel à ma pratique. L'analyse de la manière selon laquelle, tout comme les avatars du refoulement, les causes et les effets de nos mécontentements/frustrations s'accroissent au long de nos carrières pour se transformer en revendications diverses est utile. S'arrêter pour réfléchir n'est jamais un luxe ni une perte de temps car inversement, la non-expression ou l'absence d'échange sur ce qui est à l'origine de notre fatigue usent et perturbent jusqu'à l'épuisement professionnel et finalement jusqu'à l'épuisement tout court ! Je ne dis pas que c'est facile mais je crois qu'il est illusoire de voir dans de simples échappatoires économiques ou structurelles nos réponses quant à nos désaveux actuels. Je ne crois pas que nous obtiendrons à ce prix la reconnaissance de la souffrance soulevée par le contact avec la maladie et les guérisons impossibles. Je ne pense pas que nous parviendrons de cette manière à mieux amortir nos quotidiennes confrontations avec la vie et la mort, avec l'évitable et l'inévitable qui nous forcent à voir nos existences si différemment.