La trithérapie contre le VIH est d'une telle efficacité qu'elle impose l'obligation morale de la mettre à disposition dans les pays pauvres, où vivent la majorité des patients. Des expériences pilotes ont montré que la trithérapie a des résultats semblables en Afrique comme chez nous. Les défis sont multiples ; mais la baisse de prix est clairement le premier obstacle.Les médicaments sont chers à développer, mais bon marché à la production. Les investissements initiaux sont récupérés dans les pays riches par la vente à prix élevés et protégés par des brevets. La solution passe par une pratique de prix différenciés, beaucoup plus bas dans les pays pauvres. Cette baisse de prix peut être atteinte par des méthodes diverses, par exemple par l'importation de médicaments génériques produits sans brevet, ou par l'octroi de sous-licences ou de licences obligatoires.Au-delà de la baisse des prix des médicaments, les méthodes de surveillance et de diagnostic doivent être améliorées, et les traitements standardisés et simplifiés. Une mise de fonds importante sera nécessaire, estimée à 5 à 10 milliards de dollars par an, ou au moins dix fois la somme actuellement à la disposition du Fonds global de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose (Fonds global ATM).
L'avènement des trithérapies en 1996 a bouleversé les soins aux patients séropositifs. En Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis, la mortalité liée au sida a diminué de près de 85%, de même que les maladies dites «opportunistes».1 Alors que plus de 95% des personnes séropositives vivent dans un pays dit «en développement», il est rapidement devenu inconcevable de priver ces patients des possibilités offertes par le traitement antirétroviral (ARV).
Les bénéfices (exprimés par le nombre de vies sauvées) relatifs aux coûts n'ont pas toujours été pris en compte de manière adéquate. Ainsi, une analyse publiée a conclu que par dollar dépensé, la quantité de vies sauvées serait cent à mille fois supérieure dans certains programmes de prévention (par exemple, distribution de préservatifs aux prostituées) que si ce même dollar était dépensé pour les traitements ARV. Ces chiffres suggèrent qu'il faudrait privilégier la prévention plutôt que les traitements ARV en Afrique sub-saharienne.2
Cependant, ce sont les malades qui appellent à l'aide, et non pas les bien-portants qui réclament des préservatifs ! L'argument quantitatif a été rejeté par la majorité des scientifiques et activistes, pour qui l'accès au traitement apparaît comme une nécessité éthique et humanitaire.3,4
Pourtant, il ne reste pas moins vrai que dans un pays aux ressources limitées, chaque dollar dépensé pour les traitements risque de priver les programmes de prévention de moyens indispensables. Ce dilemme ne peut pas être résolu par les bons sentiments. Il faudra l'aide financière de la communauté internationale, dont l'expression la plus importante a été la création du Fonds contre le sida, la tuberculose et le paludisme.5,6 Malheureusement, les fonds mis à disposition sont largement insuffisants (voir ci-dessous).
L'OMS estime actuellement qu'au moins 3 millions de personnes vivant dans un pays en voie de développement nécessiteraient un traitement antirétroviral, alors que seules 230 000 personnes peuvent en bénéficier.7 La moitié de ces 230 000 personnes vivent au Brésil.
Depuis 1996 en effet, le ministère de la Santé du Brésil garantit un accès universel et gratuit au traitement ARV.8 Le coût de l'achat de ces médicaments est supporté par le gouvernement brésilien lui-même ; une des pierres angulaires de la viabilité de ce programme de distribution est liée au fait que 63% des ARV sont fabriqués localement, et 37% des ARV utilisés sont produits par des firmes pharmaceutiques internationales (ce qui correspond à 57% des dépenses). Il faut noter que 28% de l'ensemble du budget des médicaments ARV furent utilisés pour une antiprotéase, le nelfinavir (Viracept®), qui est produite par Roche. Un bras de fer entre le gouvernement brésilien (menaçant de rompre les brevets et de produire le nelfinavir localement) et Roche a abouti à une diminution du prix de ce médicament, passant d'environ 5000 à environ 2700 dollars/an/patient.
La politique d'accès aux traitements pratiquée par le Brésil a été exemplaire et a permis de tirer un certain nombre d'enseignements importants :
1. Le traitement ARV est efficace et permet de réduire la mortalité de façon substantielle, également dans des contextes non européens/américains (fig. 1).
2. Les dépenses pour les ARV sont partiellement compensées par des économies en hospitalisations et soins palliatifs liés aux complications du sida.
Néanmoins, la générosité du gouvernement brésilien vis-à-vis des personnes vivant avec le VIH/sida a grevé le budget médicamenteux de dépenses importantes, posant des problèmes d'équité vis-à-vis d'autres malades.
Des programmes n'ont véritablement commencé que vers fin 2000, car entre 1996 et 2000, toutes les initiatives visant à traiter des patients en Afrique sub-saharienne se sont heurtées au coût élevé des médicaments. Il a fallu attendre l'année 2002 pour voir des résultats concrets de programmes pilotes réalisés dans des conditions réalistes hors études cliniques.9 Ainsi, Médecins sans frontières (MSF) a présenté, à la 14e Conférence internationale sur le sida à Barcelone, les résultats condensés de près de 1000 patients sous ARV dans diverses missions.10 Les critères d'efficacité étaient les suivants :
I Augmentation des taux de CD4.
I Virémie indétectable.
I Diminution de l'incidence des infections opportunistes.
Sur ces trois critères, les résultats étaient largement comparables à ceux auxquels on pouvait s'attendre au vu des études cliniques pratiquées dans le Nord.
Les médicaments sont chers à développer. Aux coûts de recherche, qui incluent le coût de toutes les recherches qui n'aboutissent pas et qui doivent être rapportés sur les médicaments qui ont du succès, s'ajoutent les coûts de développement, de distribution et de publicité. On estime à plusieurs centaines de millions de dollars la mise de fonds nécessaire avant qu'une nouvelle substance puisse être mise sur le marché.
Par contre, presque tous les médicaments sont bon marché à la production. Les coûts marginaux (le coût de production d'une pilule de plus) sont souvent négligeables, correspondant à moins de 1% du prix de vente. Un producteur qui n'a pas de coûts de développement, peut donc vendre un médicament très bon marché, sans perdre de l'argent.
Le système de brevets et de propriété intellectuelle vise à concilier ces deux aspects de la production pharmaceutique. Un brevet est «un titre délivré par les pouvoirs publics nationaux, conférant un monopole temporaire d'exploitation sur une invention à celui qui la relève, en donne une description suffisante et complète, et revendique ce monopole» : monopole légal, limité dans le temps à environ vingt ans, donnant au producteur, en échange de la valeur sociale de son investissement, la possibilité de vendre son produit en exclusivité. Selon la jolie formule du président américain Abraham Lincoln, le brevet «nourrit la flamme du génie par le fuel de l'intérêt». Le détenteur du brevet va fixer un prix reflétant les conditions économiques et sociales aux Etats-Unis, l'Europe de l'Ouest et le Japon qui ensemble, représentent plus de 80% du marché mondial des médicaments, et qu'on pourrait définir comme les marchés rentables.
La législation concernant les brevets n'est pas la même dans tous les pays. Concernant le domaine pharmaceutique, l'exception la plus importante au système des brevets est constituée par l'Inde, ce qui a favorisé l'éclosion d'une industrie pharmaceutique florissante, basée sur la production de médicaments génériques.
Cependant, en 1994, fut instituée l'Organisation mondiale du commerce (OMC). En décidant de devenir membres de l'OMC, les Etats s'engagent à en accepter les règles, incluant un certain nombre de traités multilatéraux portant sur le commerce de biens et de services. Parmi ces accords, l'ADPIC (aspects de droit de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) établit des normes minimales que tous les Etats membres doivent respecter, en modifiant si nécessaire leur législation nationale, dans un délai variable selon le niveau de développement économique de chaque pays. La nouveauté principale, dans le domaine pharmaceutique, consiste dans l'obligation d'accorder une protection par brevet de vingt ans au moins, aux inventions de produits pharmaceutiques et de leurs procédés de fabrication. Cependant, il y a quelques exceptions :
I Le détenteur d'une patente peut développer et vendre son produit, mais il n'y est cependant pas obligé. Si le produit représente un intérêt public, un gouvernement peut octroyer une licence à un autre producteur, en dédommageant le détenteur du brevet. Cette possibilité de «licence obligatoire» a été saisie pour des produits d'intérêt militaire ou stratégique, sans intérêt commercial. Théoriquement, on pourrait également invoquer cette «exception d'intérêt publique» pour un produit pharmaceutique.
I Pour les pays pauvres de l'Afrique, qui voudraient invoquer la clause d'exception d'intérêt publique et octroyer une licence de production à une entreprise locale, il y a un autre obstacle, c'est-à-dire l'absence de capacités locales de production. Peuvent-ils alors importer le médicament d'un autre pays ? Ceci pose la question des «importations parallèles», autre pomme de discorde dans les discussions autour de l'application du système des brevets. Si l'importation parallèle entre deux pays pauvres au sud du Sahara ne pose pas problème, il en va autrement si des médicaments bon marché sont exportés en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis.
I Rien n'empêche (mais rien ne l'y oblige non plus !) un détenteur d'un brevet de ne pas faire recours à ses droits de propriété intellectuelle (une procédure légale pour violation de brevet démarre seulement si le détenteur du brevet le demande) ou
d'accorder des licences volontaires à des producteurs génériques dans certains pays ou encore ;
de vendre son produit à des prix différenciés (cher dans les pays riches, bon marché dans les pays pauvres).
Plusieurs méthodes, non exclusives, ont été essayées depuis 1996.
1. L'Accelerting access initiative (AAI), notamment utilisée en Côte d'Ivoire. Le principe de cette initiative est que l'ONUSIDA et l'OMS jouent un rôle de facilitation à l'interface entre les gouvernements et l'industrie pharmaceutique dans la négociation des prix.
Cette initiative a eu comme mérite principal de commencer tôt, mais comme principale limitation de ne pas aboutir à une baisse de prix suffisante pour les pays pauvres. L'absence de critères uniformes (avec des négociations séparées pour chaque pays) a également été un facteur limitant, qui finalement n'a permis de mettre que quelques milliers de patients sous traitement, dans onze pays, depuis sa création en 1996.
2. Un des éléments déterminant pour l'abaissement conséquent des prix des médicaments antirétroviraux a été la compétition par des médicaments hors brevets («génériques») produits en Inde. L'introduction par CIPLA (compagnie pharmaceutique indienne) d'une combinaison de stavudine, lamivudine (3-TC) et névirapine a permis une baisse de prix à moins de 300 dollars/an/patient. Ces prix sont à comparer avec le coût d'une trithérapie en Suisse qui serait, pour les mêmes médicaments, d'environ 11 100 dollars/patient/an, soit environ 37 fois supérieur ! La stratégie qui consiste à fabriquer des médicaments localement s'est étendue à d'autres pays, notamment la Thaïlande, et au Brésil.
La combinaison de stavudine, lamivudine et névirapine a rapidement été, et de loin, la plus prescrite parmi les trithérapies anti-VIH. La figure 2 illustre bien l'effet dramatique de la compétition des génériques sur la baisse globale des prix des ARV, ce qui signifie que les ARV produits sous licence par des firmes pharmaceutiques internationales ont revu leur propre prix à la baisse.
L'introduction des génériques est, on le voit, une stratégie efficace ; elle se heurte toutefois aux accords de commerces internationaux régis par l'OMC. Si à Doha un engagement a été pris par les pays industrialisés pour favoriser l'accès au traitement, une année plus tard aucun accord n'a été formalisé. En conséquence, il n'est toujours pas clair si la vente des médicaments produits par exemple en Inde, au Brésil ou en Thaïlande est «légale».
La figure 3 illustre l'efficacité des deux méthodes décrites ci-dessus dans la baisse attendue des prix. Ce graphique compare la Thaïlande, qui fabrique ses propres antirétroviraux, avec la Côte d'Ivoire, partie prenante de l'AAI, qui négocie au cas par cas les réductions de prix, et le Cameroun, qui achète des génériques indiens et utilise ainsi la compétition qui existe sur le marché pour ces produits.
3. Prix différenciés (tiered pricing). Le détenteur d'une patente n'est pas obligé de demander partout le même prix pour ses médicaments. En fait, il a parfois intérêt à différencier les prix ; un coût trop élevé pouvant décourager les ventes et diminuer ainsi les profits.
Les firmes Glaxo, Merck, Abbott, BMS, et Roche se sont engagées à distribuer les médicaments dans les pays pauvres sans faire de profit. Ainsi, Merck offre une année de traitement par Stocrin® pour 500 dollars en Afrique, comparés à environ 4400 dollars en Suisse, et Abbott offre une année de Kaletra® pour 600 dollars en Afrique, comparés à environ 7300 dollars en Suisse.
Les approches décrites ci-dessus pour faciliter l'accès aux ARV ne sont pas exclusives. Des baisses de prix supplémentaires sont possibles par une meilleure organisation des commandes et de la distribution. L'expérience avec les vaccins et les contraceptifs oraux a bien montré le succès des prix différenciés entre les pays du Nord et ceux du Sud, de même qu'elle a pu mettre le poids sur l'importance du volume des commandes sur la baisse des prix.
On se retrouve aujourd'hui dans la situation où il existe une première ligne de traitement à prix accessible, disponible en médicaments génériques.
Le principal défi consiste donc à augmenter de manière considérable le nombre de patients sous traitement. Il existe de multiples initiatives, parfois gouvernementales, parfois liées à la recherche universitaire, parfois dans le cadre d'ONG, qui sont encore de taille réduite.
De moins de 300 000 patients, on devrait aboutir d'ici 2005, comme le préconise l'OMS, à plus de 3 millions de patients sous traitement. Ce que l'on appelle maintenant le scaling up présente de nombreux défis, décrits ci-dessus :
1. Toujours et encore : le prix : le prix d'une combinaison de première ligne est de 300 dollars/an/patient, mais si le patient «échoue» ou a des effets indésirables liés à ce traitement, la deuxième ligne coûtera alors beaucoup plus cher. De même, 300 dollars de traitement par patient et par an n'est pas une solution raisonnable et applicable au long terme dans la plupart des pays d'Afrique sub-saharienne. Un prix entre 50 et 100 dollars/an/patient est une cible actuellement pour les groupements activistes.
2. Contrôle de qualité. Dans le sillon de l'implémentation à large échelle de médicaments génériques, un système de «préqualification» a été mis en place sous l'égide de l'OMS,11 qui a inscrit les médicaments antirétroviraux dans la liste des médicaments essentiels. Ce système permet de valider la qualité des médicaments antirétroviraux produits par les firmes génériques et permet de faciliter le travail des autorités régulatrices de la santé.
3. Le type de médicament : à l'instar de la tuberculose, les efforts doivent converger pour rendre le traitement facile à prendre et facile à distribuer. Une formulation une fois par jour, en combinaison de dose fixe et sans contrainte de conservation serait un moyen efficace d'améliorer l'acceptabilité du traitement et la distribution des médicaments.
4. Le monitoring : les méthodes doivent devenir plus simples et meilleur marché. Le prix des médicaments a baissé, mais les prix d'une mesure du compte lymphocytaire CD4 et de la charge virale sont restés élevés. Par nécessité, l'OMS ne recommande déjà plus le suivi par la charge virale comme une condition pour débuter un traitement, mais il existe un besoin urgent de méthodes de diagnostic meilleur marché et robuste (voir point 7 ci-dessous)
5. Des schémas thérapeutiques standardisés. L'OMS a accompli un gros travail en rendant publiques, l'année passée, des recommandations pour l'utilisation d'antirétroviraux en contexte de pénurie. Toutefois, ces recommandations s'adressent encore à des responsables de santé publique et concernent surtout le choix des molécules et leur combinaison entre elles. Il est nécessaire que des schémas simples et standardisés soient disponibles pour faciliter la formation d'agents de santé capables, à tous les niveaux, de prescrire ces molécules. Il est illusoire de penser que seuls des médecins vont pouvoir les prescrire et les utiliser. Prenons l'exemple du Mozambique : il existe 400 médecins pour l'ensemble du pays, qui compte 20 millions d'habitants, dont on estime qu'au minimum 10% sont infectés par le virus VIH.
6. La formation est également un enjeu majeur et toutes les propositions précédentes incluent cet objectif.
7. La recherche s'est orientée jusqu'à présent uniquement selon les besoins des pays développés. Personne ne s'est soucié d'améliorer la relation entre coût et efficacité, d'augmenter la simplicité, la stabilité des médicaments en climat tropical. Le but du traitement est de diminuer les complications cliniques : est-il alors raisonnable, dans un pays pauvre, de continuer à traiter quand les cellules CD4 sont remontées, mettant le patient à l'abri de toute complication ? Pour des raisons de coûts, mais également pour éviter les effets secondaires, il serait peut-être préférable de traiter de façon intermittente. Ce serait l'un des objets d'une recherche scientifique ciblée sur le suivi de l'efficacité et de la toxicité de ces médicaments en contexte de contrainte de ressources. Un autre besoin urgent est le développement de méthodes de diagnostic robustes, faciles à utiliser et bon marché. Il existe déjà des possibilités de mesurer la charge virale et le compte des CD4 pour moins de 10 dollars (comparés à 220 dollars en Suisse) mais elles doivent être validées à large échelle dans les pays en voie de développement.
On ne saurait conclure sans admettre que, quelle que soit l'avancée majeure en termes de coût du traitement, l'efficacité et la mise en place du traitement ARV dans les pays pauvres ne peuvent pas être poursuivies sans un apport massif de fonds. Le Fonds global pour la lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria (GFTAM), créé à l'instigation du secrétaire général des Nations-unies, Kofi Annan, tente de réunir l'argent et d'allouer les fonds nécessaires aux gouvernements qui en feront la demande. A l'heure actuelle, 838 millions de dollars ont été promis à soixante pays, mais seuls 30% des promesses ont été tenus actuellement, à mettre en relation avec des besoins estimés à 5 à 10 milliards de dollars par an.