Jules Verne, L'Oncle Robinson. Paris : Le Livre de Poche et le Cherche Midi, 1991.Parmi les manuscrits de Jules Verne rachetés récemment par la Ville de Nantes et qu'on a commencé à éditer, L'Oncle Robinson est peut-être le plus intéressant à étudier voire à lire, encore qu'on n'ait là qu'une ébauche inachevée : Hetzel, l'éditeur de Verne, l'avait jugé sans tendresse, et ce n'est finalement qu'une dizaine d'années plus tard que l'auteur reprendra son projet initial pour aboutir à un roman tout différent, L'Ile mystérieuse.Si ce dernier ouvrage met en scène des personnages fortement individualisés, et exclusivement masculins, L'Oncle Robinson, lui, est centré sur une famille. Désireux de retourner dans son pays d'origine, les Etats-Unis, Harry Clifton s'est embarqué en Asie, avec sa femme et ses quatre enfants, sur le Vancouver ; mais une révolte de l'équipage soutenu par des émigrants canaques l'a contraint à quitter le navire et à trouver refuge sur une île opportunément présente en pleine mer, loin de tout continent.Cette ouverture du roman est déjà emblématique de l'idéologie vernienne des années 1860 : le sauvage (le Canaque) ou l'homme fruste (le matelot) se révèle rebelle à l'ordre, à la hiérarchie à la figure du chef qui devrait lui permettre pourtant de s'accomplir, ou ne serait-ce que de participer à la tâche qu'on a bien voulu lui assigner. Que la taille de l'île où Clifton et les siens ont trouvé refuge soit déterminée par comparaison avec l'île d'Elbe et Sainte-Hélène, c'est aussi un signe : il y a du Napoléon chez Clifton l'ingénieur. Mais un demi-siècle après la chute de l'Empereur, le conquérant n'est plus un homme de guerre, même s'il est parfaitement capable de se défendre contre d'éventuelles attaques : l'homme de science a pris la relève. Et l'île n'est plus une prison, mais la table rase idéale où, loin des autres hommes, une micro-société va entreprendre une aventure à la fois intellectuelle et pratique qui lui permettra de rejouer, en temps et en dimensions réduits, le passage de la préhistoire à la société américaine du XIXe siècle.Harry Clifton n'arrivera sur l'île que quelque temps après sa femme, ses enfants et le marin français qui, pour les avoir suivis dans leur exil insulaire, a obtenu le surnom d'Oncle Robinson. Cette absence initiale fait sens, là encore : la première partie du roman est sous le signe de l'attente. Les enfants de Clifton sont dans l'attente de leur père, mais tout aussi bien de cet âge de la connaissance et de la sagesse qu'il représente, et auquel ils aspirent. L'île elle-même n'est que le substitut provisoire du continent dont les Clifton ont été déroutés : mais plus encore, elle est en attente d'être traitée comme le continent américain ; capable de fournir à elle seule les mêmes ressources que lui, elle semble impatiente de se laisser cultiver, exploiter. Toute la nature, encore vierge, paraît attendre la mainmise de l'homme ; et rien ne fera obstacle à cette colonisation : tout au contraire, s'offrira comme spontanément à ce petit groupe d'humains. Ainsi, alors que dans L'Ile mystérieuse le singe Jup sera fait prisonnier après que sa bande aura saccagé la grotte qui sert de demeure aux naufragés, son équivalent dans L'Oncle Robinson, lui, se met délibérément au service d'Harry Clifton qu'il a reconnu comme son chef «naturel».L'image que ce roman propose de la colonisation est donc tout à fait idyllique : rien (pas même des problèmes de santé : «pourquoi serions-nous malades, puisqu'il n'y a pas de médecins dans l'île ?», déclarera un des personnages de L'Ile mystérieuse), rien ne vient faire obstacle à cette petite communauté. Il faut préciser que nous n'avons pas affaire à n'importe qui. Non seulement les personnages sont américains (ou, pour l'Oncle, «fameusement américanisé»), mais les trois adultes figurent symboliquement, et traditionnellement, l'être : le père incarnant l'esprit, la mère l'âme, l'Oncle le corps. Par ailleurs, les deux hommes sont universels, chacun à sa manière : Clifton l'ingénieur, de par son savoir encyclopédique ; l'Oncle, du fait du savoir-faire éclectique propre au marin.Hetzel avait exigé de Verne qu'il renonce à proposer à ses jeunes lecteurs des héros de leur âge, s'en prenant assez violemment aux enfants Clifton qu'il trouvait bien fades. Il avait raison sur ce dernier point : mais le choix de tels personnages était étroitement lié à l'idéologie même de Verne ; un enfant n'est rien que ce qui tend vers l'âge adulte, de même qu'une île vierge ne prend sens qu'en devenant ce que l'homme veut faire d'elle. L'Oncle Robinson est un hymne à la colonisation présentée comme naturelle et pacifique, dans la mesure où elle ne rencontre aucune résistance. Contraint de choisir des héros adultes, Verne devra quitter l'églogue (le récit pastoral souriant) pour l'épopée ; l'obstacle humain et naturel fera glisser la colonisation heureuse du côté de la conquête forcée. Et l'issue ne sera plus nécessairement positive : on se rappelle qu'à la fin de L'Ile mystérieuse, le volcan se réveille et engloutit ce qui était apparu d'abord comme un Eden.Il est peut-être intéressant, dans le moment historique que nous vivons, de relire ces deux versions verniennes du Robinson, où une certaine image de l'Américain est proposée dans son rapport à l'Autre, que cet Autre soit la nature ou l'homme (l'homme du peuple, le sauvage, etc.).