Profitons de la récente célébration du cinquantenaire de l'ouverture de la clinique psychiatrique de La Borde à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher) pour poursuivre, sur le thème des origines et des apports de ce mouvement original qu'est la pratique de la psychothérapie institutionnelle, les réflexions du Dr Jean Oury, 79 ans, fondateur et toujours responsable de cet établissement hors norme et hors du commun (Médecine et Hygiène des 16 et 23 avril 2003). Jean Oury ? Il y a cinq ans notre excellent confrère Eric Favereau, journaliste au quotidien Libération, osait brosser un portrait de cet homme inclassable.«Comme chaque année, il est revenu à l'hôpital de Saint-Alban, la Mecque de la psychothérapie institutionnelle, mais, ce jour-là, c'est pour un adieu. Dans cette ancienne forteresse perdue en Lozère, pendant la Seconde Guerre mondiale, un petit groupe de psychiatres avait cassé les fenêtres de l'asile. Peu à peu s'était construite la plus formidable des aventures de la psychiatrie d'après-guerre, sur le principe que "soigner les gens sans soigner l'hôpital, c'est de l'imposture". A Saint-Alban on travaillait, on discutait sans fin, avec Eluard qui passait, Tristan Tzara aussi, ou encore le philosophe Canguilhem et, bien sur, le maître des lieux, François Tosquelles, médecin réfugié de la guerre d'Espagne, portraiturait alors Favereau, citant à l'occasion Oury : "Oui, quoi ? Qu'est-ce que je fous là ? Saint-Alban, c'est foutu". A la mi-juin, s'y sont tenues les dernières journées de ce mouvement. Fin des rencontres annuelles. On a cassé l'autel, plié les souvenirs. L'hôpital de Saint-Alban ressemble désormais à n'importe quel autre hôpital psychiatrique.»Jean Oury, il y a cinq ans comme le Jean Oury des lilas fleurissants de notre avril 2003 : «C'est quand même la moindre des choses de ne pas embarrasser les autres avec ses propres fantasmes. On ne va pas les emmerder avec nos emmerdements. Dans les familles, c'est effrayant la pathologie que ça développe, de ne pas pouvoir faire ce travail-là, d'être toujours encombré. Comme en chirurgie, c'est l'asepsie.»Comme il y a cinq ans Jean Oury est grand, un peu vieux, à peine voûté. Fume-t-il encore ? Joue-t-il du piano quand il a le temps lui qui n'en a jamais le temps ? «On n'a jamais passé, seuls, un Noël en famille» racontait il y a cinq ans Yannick, sa fille, ajoutant : «Mon père, je le vois comme un jeune homme de 30 ans, il a toujours été comme ça.» Cinq ans plus tard c'est le même homme, le même analyste tout terrain qui a sans doute toujours eu ce côté vieille France que, du côté-ci de l'Atlantique, on préfère ranger sous l'appellation «vieil acteur américain.»«Mon père m'a toujours dit ça : il faut faire comme si on allait vivre mille ans, et être capable en même temps de faire sa valise le jour même» confiait à Favereau, il y a cinq ans, la fille de Jean Oury. Cinq ans plus tard, l'homme se rapproche des mille ans et n'est nullement prêt de faire ses valises. A-t-il jamais été le grand prêtre de la psychiatrie française, elle qui a toujours besoin de racines sacrées ? Jean Oury grand prêtre ? Oury le rocher parlant sans cesse des autres ; de Jacques Lacan, Félix Guattari, Jean Dubuffet, Antonin Artaud, Gille Deleuze, François Tosquelles... amis de longue distance aujourd'hui disparus et qu'il n'a jamais trahis.Jean Oury, que nous citerons encore une prochaine semaine : «La mode des séjours courts, c'est criminel. La schizophrénie, c'est une maladie chronique. La vie, c'est chronique. Ce n'est pas parce que l'on fait sortir quelqu'un qu'il est guéri ; il y a une destruction véritable du champ même de la psychiatrie. Ça prend une allure vertigineuse, cela devient impossible d'y travailler ; la suppression du diplôme d'infirmier psychiatrique, c'est le plus gros scandale du XXe siècle ; il y a des malades qui ont disparu physiquement, je dis bien physiquement, car ils ne peuvent aller nulle part. C'est ça qui est en jeu ; pourquoi cet incroyable mouvement de la psychiatrie de l'après-guerre a-t-il si peu le vent en poupe ? Il faut que je parle à voix haute ; on travaille sur quelque chose d'extrêmement complexe, et c'est la moindre honnêteté d'être au niveau. L'exercice de la complexité, c'est comme chez un athlète, il faut s'entraîner. Tout le temps ; un regard, comme disait Lacan, c'est un regard qui se tient. C'est un trou avec des bords. Indispensable, des bords. La pathologie, c'est un trou sans bord. Lacan appelait ça le traumatisme.»(A suivre)