En septembre 2002 la Télévision de la Suisse italienne (TSI), dans le cadre d'une émission consacrée à des thèmes d'actualité, propose un documentaire dédié aux effets néfastes sur la santé occasionnés par la pratique du piercing. La chaîne raconte l'histoire d'une jeune fille qui, à la suite d'un piercing dans la langue, perd sa voix. Ce qui a des conséquences terribles sur le plan psychologique, familial et social. Un médecin-chef en neurologie du canton du Tessin, interviewé par la TSI, juge peu probable la liaison causale suggérée par le documentaire. Néanmoins l'émission, très suivie par la population cantonale, soulève un débat sur la responsabilité et le rôle de l'Etat. Le message qui est donné par la télévision aux citoyens peut être synthétisé de la manière suivante : «Comme la pratique des piercings et tatouages est dangereuse pour la santé, l'Etat doit surveiller la qualité du travail de ces professionnels, afin de protéger le citoyen. En se désintéressant de cette surveillance, l'Etat agirait de manière laxiste.»La question est reprise, en novembre 2002, par quelques députés au Grand Conseil, qui interrogent le gouvernement sur l'opportunité de compléter la loi sur la santé publique, afin d'étendre la surveillance du Service de la santé publique aux professionnels de la pratique du piercing et du tatouage (interpellation 191.02 du 4 novembre 2002). En d'autres termes, il se pose la question de savoir s'il ne s'agit pas d'un problème de santé publique.La réponse du gouvernement, qui arrive huit jours plus tard, est négative (No 5317 du 12.11.2002). La réflexion proposée dans cette réponse et la décision prise par le Conseil d'Etat tessinois mettent en évidence un dilemme typique de notre temps : la médicalisation croissante, voire excessive, de la vie quotidienne. D'un côté il y a des citoyens qui attendraient de l'Etat qu'il prenne toutes les précautions imaginables contre tous les risques envisageables, aussi exceptionnels ou futiles qu'ils soient ; de l'autre côté, ces mêmes citoyens réclament une réduction des dépenses de l'Etat et un contrôle des coûts de la santé.Je pense que la décision prise est non seulement correcte, mais montre clairement la direction que les services de la santé publique, comme tout autre service de l'Etat, devront prendre : admettre que la vie a des risques, admettre que les individus gardent une responsabilité substantielle sur la conduite de leur vie, admettre qu'ils sont en mesure de juger de ces risques et d'en tirer les conséquences. Cette réflexion s'applique aussi à tous les domaines de la médecine complémentaire : si l'on admet de plus en plus des pratiques de guérison qui trouvent leur justification dans la magie et la croyance aveugle en toutes sortes de promesses, il faut en tirer les conséquences : il est matériellement impossible que le citoyen puisse être protégé dans sa sécurité par un Etat omniprésent et tout puissant. Et il n'est pas encore question ici, heureusement, de la question relative au financement de ce genre de prestations, que certains voudraient voir couvertes par les assurances sociales. Le débat à ce propos mérite, à mon avis, une attention continue.Réponse du Conseil d'EtatP. Pesenti et G. GianellaMonsieur le Député,En réponse aux préoccupations soulevées par votre interrogation, nous signalons tout d'abord que la surveillance sanitaire est déjà particulièrement extensive dans le canton du Tessin, contrairement à ce qui se passe dans d'autres cantons. La modification récente de la loi sur la santé publique a notamment élargi le champ d'intervention de la loi à une nouvelle catégorie de professionnels, ceux qu'on appelle «thérapeutes complémentaires», qui sont désormais soumis à un régime d'autorisation et de surveillance.Tout système de santé est confronté à la nécessité d'un côté de protéger le citoyen au moment où il devient patient c'est-à-dire quand il nécessite une assistance médicale et de l'autre côté de laisser un large espace à une pluralité d'interventions curatives ou prétendues telles, de nature scientifique, philosophique ou liée à des traditions locales. Certains cantons, comme par exemple Zurich et Vaud, ont mené une réflexion politique approfondie sur deux considérations centrales : l'autodétermination du citoyen d'une part et la limitation des ressources disponibles pour les interventions étatiques d'autre part. Suite à cette démarche, ils ont décidé de limiter le champ d'intervention normatif et de surveillance de l'Etat aux profession-nels de la santé émanant de la médecine scientifique, tout en informant en même temps la population que pour toutes les autres prestations de soins offertes par les thérapeutes complémentaires de toute sorte, c'est au citoyen qu'incombe l'évaluation des risques et des bénéfices. Il est donc particulièrement important que ce soit le citoyen qui se détermine sans que l'Etat doive toujours exercer une surveillance. Il n'en demeure pas moins que le code pénal reste applicable avec le crime de lésions corporelles. Ce choix tient évidemment compte de l'évolution culturelle qui a eu lieu au cours des dernières années : d'une médecine basée sur le principe du paternalisme médical à une médecine basée sur le principe éthique de l'autodétermination. Au même citoyen à qui l'on reconnaît la capacité de choisir de manière autonome dans des contextes particulièrement délicats (directives anticipées, interruptions de grossesse, consommation des stupéfiants, etc.), doit être reconnue la capacité d'évaluer le risque face à des interventions dites «complémentaires».Le bien-être économique du dernier demi-siècle a été accompagné par une offre croissante de services de plaisir, confort, beauté et félicité. S'agissant de tatouages ou de piercing, ils sont une manifestation de la grandissante nécessité humaine de se faire plaisir et de plaire aux autres ; ce sont des activités qui contribuent à construire l'hédonisme caractéristique de notre époque. Il ne s'agit donc pas d'interventions à finalité médicale ou curative. Elles sont consommées par le citoyen de la même manière que d'autres prestations qui procurent un plaisir (vêtements choquants, coiffures particulières, bronzages modernes, diètes en tous genres, etc.). Une intervention à 360° degrés de l'Etat pour protéger la liberté d'action des citoyens apparaît non seulement peu raisonnable et culturellement inopportune, mais surtout non prioritaire face aux ressources fiscales limitées.Compte tenu de cette réflexion générale nous venons maintenant aux interrogations que vous avez soulevées :«Est-ce qu'il n'apparaît pas opportun au Conseil d'Etat de compléter la loi sur la santé publique de manière à permettre la surveillance par le Service de la santé publique des personnes qui pratiquent le piercing et les tatouages ?» La réponse est négative pour les raisons suivantes :1. Piercing et tatouages sont des activités dont le but est purement esthétique (ou philosophique, ou spirituel, ou autre). Il ne s'agit assurément pas d'interventions médicales.2. Comme toute action de la vie quotidienne, ces actes peuvent avoir des conséquences néfastes pour la santé (essentiellement des allergies et des infections). Cette réalité ne suffit pas à qualifier ce genre d'interventions de «médicales» (si tel était le cas, même le fait de faire un barbecue dans son jardin correspondrait à une activité sanitaire à cause des brûlures qu'on observe régulièrement).3. La dangerosité médicale du piercing est modeste : les allergies sont facilement réversibles quand on enlève le piercing, les infections sont souvent soignées avec des traitements locaux. La dangerosité des tatouages est liée à la qualité du matériel «chirurgical» utilisé. Des tatouages réalisés de manière non stérile peuvent comporter des contagions avec des maladies infectieuses comme l'hépatite et le sida. Dans le cadre des campagnes de prévention contre le sida, l'Etat a souvent insisté sur l'information à donner aux citoyens (les invitant à la prudence et à l'attention) et sur l'information à donner aux personnes qui pratiquent les tatouages (les invitant à observer les «précautions universelles») ; il n'a par contre jamais pensé soumettre à surveillance sanitaire ces personnes.Le Conseil d'Etat, préoccupé depuis des années par l'évolution des coûts de la santé, cherche à freiner le processus de médicalisation de la vie quotidienne, qui pèse lourdement sur les coûts de la santé. Convaincu de la nécessité de renforcer le pouvoir décisionnel du citoyen (empowerment), l'Etat a lancé des campagnes d'information dont le but est la responsabilisation et l'éducation du patient sur les facteurs qui déterminent une bonne santé et sur ceux qui provoquent la ma-ladie.Par conséquent le Conseil d'Etat ne juge pas opportun d'élargir son champ d'action en matière de surveillance sanitaire aux personnes qui pratiquent les tatouages et le piercing. Il demeure par contre convaincu de la nécessité d'informer les citoyens sur les risques et les dangers liés à l'activité de piercing et de tatouages. L'Etat ne devrait toutefois pas être seul dans cette activité d'information, mais s'associer ou soutenir les activités des associations de consommateurs, des jeunes, des parents et des forces actives dans l'éducation à la santé à l'intérieur du monde scolaire.Veuillez agréer, Monsieur le Député, l'expression de notre estime.Définir le juste rôle de l'autorité publique en matière sanitaire, une nécessité impérativeCommentaire de la détermination du Conseil d'Etat tessinois à propos de piercing et tatouageJ. MartinIl est judicieux que Médecine et Hygiène fasse connaître cette réponse du Conseil d'Etat tessinois à une question parlementaire sollicitant une adjonction à la loi sanitaire cantonale afin d'instituer une surveillance, au sens de ce qu'on appelle la police sanitaire, des activités de piercing et tatouage. Et, ce faisant, demandant qu'on considère les praticiens de ces techniques de manière comparable aux professionnels de la santé. Cette réponse gouvernementale négative pourra surprendre puisque, occasionnellement, ces pratiques représentent un risque. Elle peut être saluée cependant, particulièrement aujourd'hui où les contraintes budgétaires sont une préoccupation constante, inévacuable, des pouvoirs publics. Parce que, courageusement (et pour l'instant de manière assez isolée parmi les responsables politiques de la santé), les Tessinois tirent des conclusions du fait que, simplement, on ne saurait être tout à tous.Certains donc, et parmi eux des médecins, pourront trouver discutable (irresponsable ?) que l'autorité indique que c'est au citoyen et à sa responsabilité personnelle qu'elle renvoie un risque sanitaire, risque qui est proche de zéro mais pas nul. Si je suis d'un avis différent, c'est que je tiens pour certain que le perfectionnisme,1 ici et ailleurs, est une raison principale qui empêche de se concentrer sur les vrais problèmes, ceux qui correspondent à des risques quantitativement et qualitativement majeurs pour la santé de nos concitoyens, ceux qui entraînent une morbidité et une mortalité d'importance. Une des frustrations du professionnel de santé qui croit à la mission de l'instance publique au service de laquelle il uvre est de voir comment, trop souvent, volontairement ou pas, on peut (sur-)occuper les administrations au règlement détaillé de questions mineures, de litiges parfois futiles, à des débats byzantins sur des enjeux quasi-courtelinesques ; enjeux qui n'ont aucun impact, ou si peu, sur la santé de la collectivité dont on a le souci. Qu'on veuille excuser ce ton un peu vif : j'ai été passionné par le rôle de médecin cantonal que je remets à mon successeur à fin avril 2003 ; j'ai été fier d'assumer (avec l'active collaboration de beaucoup d'autres) une responsabilité pour la santé des Vaudois. Mais il n'est pas utile de cacher que le labeur des ministères de la santé, à quelque niveau que ce soit, dans ce pays et dans d'autres, peine à se concentrer sur ce que sont, d'un point de vue de santé publique, les véritables priorités.A une époque où nous avons de plus en plus de droits de toutes natures et où l'intérêt est devenu manifestement moins vif de remplir des devoirs, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis de la collectivité, il faut avoir le courage de rappeler que, dans une société libérale au sens large, l'idée n'est pas que l'Etat se préoccupe de tout. Ni n'affranchisse l'individu de responsabilité dans la conduite de son existence. Le risque zéro n'existe pas et j'ai souvent souhaité que l'autorité sanitaire dise (ose dire), dans telle ou telle situation, qu'il y avait effectivement un certain risque mais que les moyens publics ne permettaient pas de l'éliminer.N.B. : il peut ici s'agir de moyens matériels mais aussi de compétences, du fait qu'on ne dispose pas de manières efficaces d'écarter le danger ou de ce que le rapport coût-bénéfice des possibles mesures est fort médiocre. Ou encore il peut s'agir de contraintes éthiques ou socio-politiques, par exemple une atteinte disproportionnée aux libertés civiles (on en a beaucoup parlé il y a une quinzaine d'années à propos des mesures «collectives» éventuelles, le cas échéant autoritaires, de prévention de l'extension de l'épidémie VIH/sida).Il importe que chacun comprenne et admette les limites des interventions étatiques et assume les responsabilités correspondantes à titre personnel, dans sa famille, son entourage voire la collectivité. Discours peu populaire aujourd'hui mais qui est seul, à mon sens, susceptible de nous éviter des déconvenues, en particulier une moindre efficacité globale : comment justifier que, pour avoir voulu traiter de manière prétendument exhaustive chaque question qui se posait, on n'aura simplement pas consacré le temps, l'énergie et les ressources nécessaires à s'attaquer aux grands problèmes médico-sociaux : parmi d'autres, les dépendances dans leurs multiples manifestations, la violence involontaire et volontaire (accidents, agressions, suicides), les nuisances dans l'environnement physique et social voire, dépassant le domaine sanitaire, la désolidarisation/fragmentation de la communauté.Il convient donc de définir la position appropriée de l'action publique, notamment en rapport avec l'extension à donner à deux rôles :I Celui de police sanitaire, qui peut devenir excessif si l'accent est mis sur une surveillance chicanière, des contrôles multiples et divers, courant le risque par ailleurs de devenir des rituels formels. C'est une facette de la requête du parlementaire tessinois qui a interpellé le Conseil d'Etat.I L'autre facette est la tendance maximaliste à vouloir être tout à tous, prenant le citoyen (pourtant réputé majeur et responsable) par la main et l'induisant à penser que Big Brother va, par des filets de protection omniprésents, le protéger de tout danger sans même qu'il s'en aperçoive ou ait une quelconque contribution à apporter.Eviter de telles dérives appelle concrètement à apprécier le potentiel délétère réel (en termes épidémiologiques et de santé publique) lié à différents facteurs, établir sur cette base des priorités d'action, et avoir le courage de dire qu'on choisit de déployer des efforts principaux dans certains domaines et pas d'autres. Et que, en particulier, on n'entend pas lancer des démarches dispendieuses sur des créneaux (fussent-ils médiatiquement sensibles) où le bénéfice plus que modeste de l'effort engagé ne justifie pas l'emploi de moyens publics toujours rares. Trouver la juste mesure tant en ce qui concerne l'exercice classique de l'autorité (rôle de Père fouettard, pourrait-on dire) que les prestations de type Etat providence (Papa-gâteau).Dans la vie de la cité, il ne faut pas cacher cependant la difficulté de telles déterminations. Si le risque proche de zéro en question (et dont on a courageusement décidé de n'y pas consacrer de ressources) devait malgré tout se concrétiser à une certaine échelle de manière aléatoire, les interpellations et critiques médiatiques, sociales, politiques, etc. ne manqueront pas de fuser ; ce n'est jamais agréable pour les responsables concernés. En conclusion, l'enjeu est de promouvoir dans le public, parmi ses représentants que sont les parlementaires et ailleurs, une conscience civique et une compréhension de :I Primo, ce qui est le rôle nécessaire, irremplaçable (régalien notamment), de l'autorité ;I Secundo, ce que l'on réalise dans l'heureuse situation de moyens budgétaires suffisants, et,I Tertio, ce que, y compris dans une société civilisée moderne, on peut laisser à la responsabilité des personnes.Dans nos milieux politiques, on entend la formule «Beaucoup de courageux, très peu de téméraires». Le Gouvernement tessinois aurait-il été dans cette circonstance un des rares téméraires ? On peut lui en savoir gré.1 Se souvenir de la formule «Perfection s'épelle p-a-r-a-l-y-s-i-e»