Chaque année, près de 10 000 personnes d'origines et de cultures très diverses sont incarcérées en Suisse. Misère sociale, conditions économiques défavorables, violence et drogue ont constitué le quotidien de beaucoup d'entre elles.La prise en charge médicale de ces personnes représente un défi d'envergure pour les médecins qui travaillent en milieu carcéral. Malgré les difficultés inhérentes à la structure de la prison, ils doivent offrir la même qualité de soins aux personnes détenues qu'à la population générale. De plus, ils sont tenus à appliquer les mêmes principes de consentement et de confidentialité. Leur activité est rendue parfois encore plus difficile par la juxtaposition et parfois la contradiction des règles qui régissent l'activité professionnelle des divers partenaires en présence.
La médecine en milieu pénitentiaire est une médecine complexe qui doit, bien sûr, tenir compte avant tout de son patient, mais aussi composer avec les contraintes et les particularités du milieu dans lequel elle s'exerce. «L'association du pouvoir et du savoir médical à la force publique, singulièrement en condition de privation de liberté, peut parfois aboutir à un mariage démoniaque» rappelle J.-P. Restellini qui indique que les médecins exerçant en milieu pénitentiaire ont été, pendant trop longtemps, des «médecins de l'ombre».1
La Suisse sort à cet égard d'une longue préhistoire. Après s'être ralliée aux recommandations internationales, à la faveur notamment de la Recommandation R (98)7 du Conseil de l'Europe,2 elle vient de donner aux médecins exerçant en prison un véritable cadre de référence grâce aux directives médico-éthiques de l'Académie suisse des sciences médicales3 qui insistent sur les principes fondamentaux de la médecine en milieu pénitentiaire : équivalence des soins avec le milieu libre, respect de la confidentialité et du consentement, indépendance vis-à-vis des autorités pénitentiaires.
Ces directives soulignent que cette médecine ne peut obéir à des principes d'une autre nature que ceux de la médecine de tout citoyen. Il n'en reste pas moins cependant que les caractéristiques de la population carcérale et les contraintes du milieu carcéral brouillent les cartes et rendent parfois difficiles une évaluation adéquate de la situation et une réponse appropriée.
L'incompréhension coutumière entre médecine hospitalière et médecine de ville (ou des champs) trouve dans ce contexte une nouvelle déclinaison qui oblige à être attentif à toutes les chausse-trappes qui viennent se glisser dans les processus de décision. Il ne faut jamais perdre de vue qu'en prison rien n'est simple ni banal pour le médecin et que toute situation peut être sujette à un questionnement éthique.
Chaque année, environ 10 000 personnes sont incarcérées en Suisse. En détention préventive, la durée de séjour est en général brève (dans 50% des cas, inférieure à deux semaines). Dans les établissements d'exécution de peine les séjours peuvent aller jusqu'à quinze à vingt ans, voire plus maintenant avec l'aggravation des sanctions et la multiplication des mesures d'internement à durée indéterminée. Les personnes maintenues en détention sont le plus souvent des hommes de moins de 30 ans, célibataires ou divorcés, dont une grande partie provient de l'étranger.
Les détenus proviennent du monde entier comme l'indique la figure 1. En 2002, dans une enquête réalisée dans le milieu carcéral vaudois nous avons relevé, en particulier, qu'une grande partie des détenus provenaient de pays situés sur le pourtour de la Méditerranée, du Moyen Orient, de l'Afrique subsaharienne, d'Amérique latine et des Balkans (tableau 1).
Ces personnes dont les origines et les cultures sont si diverses s'expriment dans de multiples langues. Ainsi, lors de cette même enquête, les documents d'information, formulaire de consentement et questionnaires ont été traduits en quinze langues : français, albanais, allemand, anglais, arabe, espagnol, italien, lingala, portugais, roumain, russe, serbo-croate, swahili, tamoul et turc. Les enquêteurs, comme chaque soignant ou membre du personnel pénitentiaire, ont aussi été confrontés aux graves difficultés de compréhension et de lecture des participants, voire à l'analphabétisme de plusieurs. Il va sans dire qu'il n'est pas possible dans la pratique quotidienne de disposer d'un traducteur pour chaque cas ou chaque situation.
Avant leur incarcération, de nombreux détenus ont connu des conditions de vie difficiles : beaucoup sont issus de milieux socialement et économiquement défavorisés, certains ont vécu dans des pays ou des régions qui ont connu ou connaissent des violences, notamment de guerres civiles. La proportion de détenus incarcérés pour des problèmes en relation avec la consommation de stupéfiants reste aussi particulièrement importante. En 2001 sur 1957 détenus dans les prisons vaudoises, 421 présentaient des problèmes de toxicomanie.
Le médecin pénitentiaire est sans cesse obligé de s'adapter à des histoires de vie dont il ne perçoit qu'une infime partie, à des codes culturels qu'il doit sans cesse apprendre à deviner, et en se contentant souvent de rudiments d'échanges. Les trois situations ci-dessous vont tenter d'illustrer de quelle manière l'appréciation médicale se complique de la situation d'incarcération et des contraintes que celle-ci impose aux soignants.
M. A, d'une cinquantaine d'années, est occupé à des travaux agricoles du pénitencier, lorsqu'il ressent une vive douleur du mollet gauche, suivie de l'apparition d'un pied tombant. Devant ce tableau, les surveillants avertissent immédiatement le service médical. Le médecin, présent dans la prison, transfère le patient sans délai dans un premier hôpital où un écho-doppler du membre inférieur gauche met en évidence une ischémie artérielle aiguë, secondaire à une thrombose du trépied jambier gauche et à un anévrisme poplité. En urgence, on pratique une thrombolyse intra-artérielle qui se solde par une reperméabilisation artérielle partielle. Une anticoagulation intraveineuse et un traitement antalgique (paracétamol et morphine) complètent la prise en charge. L'évolution est compliquée par l'apparition d'un syndrome des loges de la jambe gauche qui nécessite une fasciotomie de décompression.
Dans un second temps, le patient est transféré dans un autre hôpital pouvant l'accueillir plus longtemps dans un contexte plus adapté à sa situation de détenu, où, lors de l'admission, le patient signale d'importantes douleurs dans son membre inférieur gauche. Disposant d'informations incomplètes, la nouvelle équipe soignante découvre un syndrome des loges sévère et entreprend en urgence une fasciotomie étendue qui sera suivie de plusieurs reprises chirurgicales pour débridement et lavage. Rétrospectivement, on saura qu'il s'agissait de l'évolution défavorable d'un syndrome des loges. L'anévrisme poplité gauche est réséqué ultérieurement. Le patient récupère partiellement la mobilité de sa cheville gauche.
M. B, patient d'une trentaine d'années, ne parlant pas français, entreprend un jeûne de protestation contre son incarcération qu'il trouve injuste. Quelques jours après le début de sa grève de la faim, M. B cesse de s'hydrater, ne quitte plus son lit et interrompt toute communication avec son entourage. Au vu de cette évolution, le patient est transféré dans une unité de soins hospitaliers. Le médecin de la prison adresse ce patient pour une surveillance médicale classique en cas de grève de la faim et de la soif.
A l'admission, malgré l'aide d'un interprète, il est impossible d'entrer en contact avec le patient. L'examen somatique, en particulier neurologique, est normal. Parmi les examens de laboratoire, on note de discrètes anomalies sous forme d'une hypokaliémie à 3,4 mmol/l (norme : 3,6-4,6 mmol/l), d'un abaissement du temps de Quick à 74% et d'une perturbation des tests hépatiques avec des ASAT à 58 U/l (norme : 14-50 U/l) et des ALAT à 79 U/l (norme : 12-50 U/l). Le tableau évoque alors la possibilité d'un état dépressif sévère et le patient est placé sous surveillance continue. C'est ainsi qu'une brève amélioration spontanée survient à l'occasion de laquelle, aidé d'un interprète, M. B parvient à indiquer qu'il souffre d'hallucinations visuelles et auditives. Le diagnostic de décompensation psychotique est alors posé.
Mme C, d'une quarantaine d'années, originaire d'Espagne, est connue pour une infection aux virus des hépatites B et C, souffre d'arthralgies migrantes et consomme occasionnellement des substances par voie intraveineuse. Les sites d'injection utilisés sont les plis inguinaux.
Début janvier 2002, elle consulte une policlinique en raison d'une tuméfaction douloureuse de la cheville, des 1er et 3e orteils droits. Seules des radiographies de la cheville et du pied sont pratiquées : elles montrent un épanchement articulaire sous-astragalien et une esquille osseuse dans l'articulation de la cheville. Se fondant sur les habitudes de la patiente, on retient le diagnostic d'arthrites et un traitement d'amoxicilline-acide clavulanique (2 g/j p.o.) est introduit pour une durée de dix jours.
Un mois plus tard, Mme C est incarcérée au moment où la symptomatologie du pied et de la cheville récidive, associée cette fois à un dème du mollet droit. Un écho-doppler du membre inférieur droit met en évidence de multiples adénopathies inguinales. Il n'y a pas de thrombose veineuse. Un même traitement d'amoxicilline-acide clavulanique est prescrit avec une amélioration clinique transitoire.
Quelques semaines plus tard, nouvelle récidive. Un bilan biologique révèle un syndrome inflammatoire (globules blancs 12 000/mm3 sans déviation gauche, CRP 200 mg/l). Pour la troisième fois, la patiente reçoit un traitement d'amoxicilline-acide clavulanique à raison de 2 g/j pendant dix jours. En l'absence d'amélioration clinique, une IRM est programmée : on constate un épanchement de l'articulation sous-astragalienne et un dème péri-articulaire. Mme C est alors transférée en milieu hospitalier.
Lors de l'admission, le syndrome inflammatoire a régressé. Trois ponctions de la cheville restent stériles. Un CT-scan de la cheville révèle l'apparition d'une ostéoporose importante et d'une destruction osseuse de la région sous-astragalienne. L'examen histologique des biopsies chirurgicales (synoviale et osseuse) pratiquées dans cette zone met en évidence des signes d'inflammation chronique. Aux colorations de Gram, Ziehl, Grocott, PAS, aucun pathogène n'est identifiable. Les cultures à la recherche de bactéries, de mycobactéries et de champignons restent stériles. Un bilan extensif a écarté la possibilité d'une endocardite. Finalement, on retient le diagnostic d'ostéomyélite chronique pour laquelle est prescrit un traitement oral associant ciprofloxacine (750 mg x 2/j) et rifampicine (300 mg x 2/j) pour une durée de trois mois au minimum.
En milieu pénitentiaire, il s'agit d'évaluer des problèmes de santé survenant chez des patients le plus souvent jeunes et qui devraient être, en principe, en bonne santé. Mais il s'agit d'une notion toute théorique lorsque l'on connaît l'incidence des maladies infectieuses, la morbidité psychiatrique ou la précarisation de beaucoup.
L'évaluation médicale la plus anodine est compliquée par un grand nombre de facteurs : le statut pénitentiaire du patient, on n'envisagera pas de la même manière l'hospitalisation d'un détenu qui purge une peine d'arrêts de quelques semaines et celle d'un prévenu, en attente de jugement et qui risque plusieurs années de réclusion. Les questions de sécurité restent toujours omniprésentes. Ce détenu qui présente une vague douleur abdominale ne cherche-t-il pas à être transféré à l'hôpital pour pouvoir plus facilement s'en évader ? Même préoccupé par sa mission de soin, le médecin pénitentiaire ne peut faire abstraction de ces réflexions pour ne pas, plus tard se sentir responsable d'une erreur d'appréciation qui met en danger la société ou simplement le décrédibilise par rapport à la prison.
Le médecin n'a pas le droit de passer à côté d'une pathologie mettant en jeu le pronostic vital de son patient. Il est parfois dans la perplexité face à un tableau dont le spectaculaire peut en imposer pour de la simulation : une douleur thoracique, une crise pseudo-comitiale sont autant de manifestations qui imposent une évaluation hospitalière rapide et qui mobilisent rapidement surveillants et intervenants mais qui peuvent se révéler sans fondement une fois le transfert réalisé.
La communication «médecin-malade» est parfois rendue difficile par des problèmes de langue et par une interprétation des symptômes manifestés, différente de la part du médecin et de son patient. L'expression culturelle de la pathologie ou des expériences de vie pénibles, voire traumatiques, ne permettent pas toujours de replacer une plainte dans le contexte particulier du détenu. Par ailleurs, souvent, le stress engendré par la détention altère, voire intensifie l'expression des symptômes. Le choc de l'incarcération s'accompagne souvent d'un cortège de troubles qui signent une perturbation des mécanismes adaptatifs ainsi qu'une anxiété qui masque parfois un authentique vécu dépressif.4
En milieu carcéral, le médecin est confronté à des difficultés supplémentaires, l'accès aux moyens d'investigation n'est pas aussi aisé qu'à l'extérieur de la prison. Une investigation en milieu spécialisé, ou un examen qui nécessite un appareillage dont ne dispose pas la prison, obligent à mobiliser du temps et du personnel, ce qui impose parfois d'insister pour obtenir de tels déplacements. Beaucoup de prisons ne disposent pas, par exemple, d'un appareil de radiographie. Dans ce contexte, un dépistage de tuberculose devient rapidement une affaire complexe où la rumeur concernant le status du patient sème l'inquiétude parmi le personnel avant que tout indice pathologique ne soit réellement mis en évidence.
De plus, constamment, le soignant doit être clairvoyant sur les informations qui lui sont fournies et rester attentif à apprécier correctement la situation de son patient. Il n'est pas rare qu'une apparente évidence cache une réalité plus complexe : rien ne laissait supposer chez le patient B l'existence d'une pathologie psychiatrique, tant sa conviction et sa détermination en imposaient pour un jeûne de protestation entamé en pleine lucidité et dans le contexte d'un véritable affrontement avec le magistrat qui l'avait incarcéré.
Il n'est pas rare qu'un délai ne retarde l'évaluation médicale d'un problème de santé. Ceci est le résultat de plusieurs facteurs.
Le mode de présentation du problème
Toute personne maintenue en détention peut demander une consultation médicale. Les recommandations en la matière stipulent que «les détenus devraient avoir accès, si leur état de santé le nécessite, à tout moment et sans retard, à un médecin ou à un(e) infirmier(ère) diplômé(e), quel que soit leur régime de détention. Tous les détenus devraient bénéficier d'une visite médicale d'admission» (recommandation R(98)7).2
Dans la plupart des cas, les consultations sont programmées en fonction de la disponibilité du médecin et de l'appréciation du personnel infirmier quand la prison dispose d'un tel service de santé. Un délai trop long pour une prise en charge optimale peut survenir comme pour toute consultation ambulatoire ordinaire.
Souvent, en l'absence du personnel infirmier il revient au personnel pénitentiaire, chargé de la surveillance d'apprécier la situation ou la plainte formulée par le détenu. Une telle appréciation n'est pas toujours aisée, surtout dans son degré d'urgence, si l'on pense, en particulier au patient A. La situation devient encore plus difficile lorsque le détenu ne formule ni plainte, ni demande concernant sa santé (patient B). C'est alors aux personnes chargées de sa surveillance qu'incombe la difficile tâche de percevoir l'existence d'un problème de santé et de le signaler à l'équipe soignante. Il n'est pas rare, non plus, que des détenus toxicomanes refusent de se présenter comme tels à la consultation de peur de voir cette information communiquée au juge.
Trop souvent, le surveillant ne dispose que de son intuition pour faire la part des choses et s'orienter face à une plainte. Nous pointons ici la nécessaire formation du personnel pénitentiaire en matière de santé qui ne doit pas le conduire à se substituer au personnel médical mais mieux en comprendre la démarche et les contraintes.5
Le temps écoulé jusqu'à l'intervention du médecin répondant
Dans nombre de prisons, le médecin pénitentiaire assure une consultation hebdomadaire et en cas d'urgence intervient sur appel, ce qui implique que contrairement au premier cas décrit, l'intervention d'un médecin dans les minutes qui suivent un incident aigu n'est pas toujours la règle. De nombreux établissements pénitentiaires de petite taille ne bénéficiant pas d'un service médical permanent, il peut en découler flottement et retards.
En Suisse, seuls deux hôpitaux sont organisés de manière à recevoir de manière sécurisée des détenus pour une longue période : l'Inselspital à Berne et l'Hôpital cantonal universitaire de Genève. Dans les autres hôpitaux, l'accueil des détenus est source de tension en raison de l'inquiétude et des perturbations que ces patients suscitent, de la nécessité de prévoir un accompagnement sécurisé qui mobilise policiers ou agents de sécurité et du coût élevé que cet accueil implique.
Lorsque l'hospitalisation doit se prolonger comme dans la première situation, le transfert dans une des deux structures est inévitable. Le transport en ambulance est la règle en situation aiguë.
Par contre, lorsqu'un transport médicalisé n'est pas impératif, celui-ci est assuré par un train cellulaire qui parcours la Suisse chaque jour suivant un tracé immuable et imposé qui transforme une admission en milieu hospitalier en parcours du combattant. Celle-ci ne pouvant pas être effectuée le jour même, en raison de l'arrivée trop tardive du train cellulaire. Ainsi, un détenu d'Orbe, devant bénéficier d'une consultation de quelques minutes à Genève en vue d'une intervention devra être déplacé pendant trois jours, aller en fourgon à Lausanne, prendre le train, être conduit jusqu'au poste de police de Genève d'où il est amené à la prison pour bénéficier de sa consultation le lendemain à l'hôpital et repartir le surlendemain après avoir attendu de longues heures dans des conditions parfois difficiles (menottes). On peut facilement comprendre que les règles de certains hôpitaux qui ne se satisfont pas des bilans pratiqués par les praticiens des prisons et exigent une première consultation pour confirmer une indication opératoire sont souvent mal acceptées par les détenus concernés qui supportent difficilement de tels parcours et par les autorités pénitentiaires qui doivent organiser le déplacement.
Dans un tel contexte, la prise de rendez-vous en dehors de la prison relève d'un parcours d'équilibriste qui doit tenir compte des disponibilités du consultant, mais aussi de celles des forces de police, du niveau de sécurité requis, des horaires pénitentiaires, de la nécessité de garder confidentielle la date du rendez-vous, etc. Le personnel médical des prisons, se trouve souvent tiraillé entre les exigences des uns ou des autres, obligé de composer avec tous pour réussir à organiser le soin dont son patient a besoin.
Dans les trois cas décrits, une difficulté récurrente a été vécue : celle de la circulation des informations nécessaires à la prise en charge du détenu malade concernant son parcours dans les milieux carcéraux et hospitaliers, ses antécédents médicaux, les investigations pratiquées et leurs résultats ainsi que les traitements prescrits.
On conçoit facilement qu'avec les parcours décrits plus haut les documents médicaux aient du mal à suivre le patient et s'égarent facilement. Les professionnels impliqués dans ces déplacements sont nombreux et obéissent à des logiques différentes et ne peuvent pour des raisons compréhensibles avoir la même attention pour la transmission d'informations pourtant essentielles. A l'inverse les personnels médicaux hospitaliers sont souvent peu au fait des réalités pénitentiaires et se montrent parfois peu attentifs aux contraintes de sécurité, ce qui ne peut que conduire à un surcroît de tension.
Dans le même ordre d'idée, il va être souvent difficile, dans certaines prisons pour un médecin isolé, qui n'intervient que quelques heures dans un emploi du temps surchargé, d'organiser une communication satisfaisante au milieu de toutes ces contraintes.
La trajectoire même du détenu, parfois sa propre négligence par rapport à sa santé, comme dans la troisième situation, va aussi conduire à un déficit d'information qui nuit à la bonne continuité des soins.
Une personne privée de liberté a droit à la même qualité de soins que la population générale. Il revient donc au médecin chargé de sa prise en charge de pratiquer les investigations et les traitements nécessaires à son état comme il le ferait pour tout autre patient.
Durant la démarche diagnostique
Pour le médecin exerçant en milieu pénitentiaire, le respect du principe d'équivalence des soins présente des enjeux d'importance. Les contraintes liées au milieu pénitentiaire (difficulté à planifier des investigations, complexité de l'organisation du transport des détenus dans des lieux extérieurs au lieu de détention, lenteurs liées à la rigidité inhérente au milieu carcéral, concurrence entre les rendez-vous nécessités par la santé du détenu et ceux liés aux questions judiciaires, rencontres avec les avocats, les séances de tribunal, etc.), rendent difficiles à certains moments l'organisation d'une démarche rigoureuse. Le médecin doit aussi composer avec l'incertitude liée à la durée de la détention en cas de détention préventive, ou avec la perspective d'une expulsion à l'issue de la détention qui empêchera la poursuite d'une investigation pourtant indispensable.
L'ensemble de ces paramètres peut conduire, volontairement ou non le médecin pénitentiaire, surtout devant un tableau atypique, comme pour la patiente C, à se montrer moins entreprenant dans sa démarche diagnostique, voire à différer des investigations qui en dehors du milieu pénitentiaire se feraient en priorité. Plus délicat encore, le contexte pénitentiaire pourra l'amener à se poser la question d'un soin qui n'apparaît pas prioritaire et pourrait donc être prodigué à la sortie de prison, au moment où le détenu ne sera plus à la charge de la collectivité.
Offrir à la personne détenue une qualité de soins équivalente à celle offerte à la population générale est un challenge d'importance rendu parfois difficile par les nombreuses plaintes, demandes et requêtes exprimées par le détenu. En effet, pour le patient maintenu en détention, la consultation médicale est souvent l'endroit où le patient peut consulter pour une plainte organique et/ou psychique, le lieu où il a la possibilité d'exprimer son mal-être personnel, l'opportunité de présenter une requête pour lui-même, sa famille, son entourage à l'institution pénitentiaire, voire au système judiciaire.
Le soignant devra aussi faire la part des choses entre les usages utilitaires des services de soin (ceux qui vont permettre une amélioration du quotidien carcéral, lui permettre d'accéder à un régime alimentaire, à un surcroît de liberté de mouvement ou de sport) et les usages identitaires, ceux qui vont «s'inscrire dans une quête de la préservation de soi comme sujet».6 Il devra naviguer entre ces deux aspects pour conserver une relation thérapeutique de bonne qualité sans avoir le sentiment de sacrifier à la demande insistante du détenu.
Toutes ces fonctions attribuées par le détenu à la consultation médicale rendent le travail du médecin malaisé. Ce dernier doit faire preuve d'excellentes compétences cliniques pour les problèmes somatiques et psychiques, d'une intelligence des problèmes empreinte d'une grande humanité, de beaucoup de bon sens, d'une facilité à saisir les enjeux en présence dans les relations humaines et d'une habileté à favoriser des interactions positives entre les différentes personnes qui se côtoient dans une prison. Souvent les soins relèvent «davantage de la pédagogie, de l'éducation, de la psychologie, du travail social, de l'aide spirituelle», etc.7
Une personne privée de liberté vit un problème dans sa santé avec plus d'acuité que lorsqu'il est libre, ce qui génère anxiété, angoisses et souvent même révolte contre les personnes rencontrées au quotidien et contre les structures dont elle dépend. Ce phénomène est d'autant plus marqué que l'atteinte et/ou le diagnostic sont sévères. Peut-être plus qu'ailleurs le soignant prendra le temps nécessaire pour renseigner le patient sur sa maladie, ses conséquences et les possibilités de traitement. Pendant longtemps, certains médecins pénitentiaires se sont interrogés sur la pertinence de l'annonce d'une séropositivité à VIH dans le contexte d'une incarcération et du bouleversement émotionnel qui l'accompagne. Une telle attitude avant tout bienveillante a cependant contribué à différer (voire à y renoncer pour ne pas se trouver dans une telle situation) certains efforts de prévention et de dépistage dont on mesure maintenant toute l'importance. On le voit, la prise en compte de la vulnérabilité du patient détenu peut conduire à des attitudes paradoxales, parfois déresponsabilisantes, là où, au contraire, un travail sur la responsabilité individuelle apparaît primordial.
Le principe d'équivalence des soins impose qu'une personne privée de liberté doit bénéficier d'un traitement similaire à celui prescrit à une personne vivant en liberté. Ceci implique que l'organisation sanitaire au sein de la prison le permette. Le plus souvent, les dispositions nécessaires ont été prises pour que ce principe puisse être respecté, chaque établissement disposant d'une structure médicalisée. Néanmoins le taux d'encadrement médical et infirmier peut varier encore considérablement d'un établissement à l'autre ce qui amène inévitablement à restreindre l'offre thérapeutique et à négliger les dimensions préventives. En Suisse romande seuls les cantons de Vaud et de Genève possèdent une structure de soin rattachée au milieu hospitalier et permettant de garantir un suivi médical continu.
Le coût ne doit pas être un obstacle au traitement. En Suisse, en principe, à la différence d'autres pays tous les traitements conformes à l'état actuel de la science sont accessibles en prison et les coûts pris en charge, soit par les autorités pénitentiaires, soit par les caisses-maladie lorsqu'une affiliation est possible et qu'elle est organisée par les autorités responsables. Une telle démarche ne va pas de soi, aucune caisse n'acceptant de gaieté de cur ce type d'adhérents !
Pour certaines pathologies, la mise en route d'un traitement suscite de nombreuses interrogations quant la justification et à l'utilité du traitement. Citons pour exemple l'infection au virus de l'hépatite C. La complexité de l'évolution de cette infection, le coût exorbitant du traitement et ses indications limitées, les points de vue parfois divergents parmi les spécialistes sont autant d'aspects qui rendent difficile la prise en charge médicale de personnes maintenues en détention pour une période limitée et qui, une fois libérées ne pourront pas bénéficier du même accès de soin (mode de vie des personnes concernées, extraditions, etc.). Le risque est qu'insidieusement, des indications se définissent à partir de critères qui n'ont plus rien de médicaux mais qui sont fonction du devenir du patient. Peut-on, par exemple, entamer un traitement par interféron pour un patient dont on sait qu'il va être expulsé dans un pays où il est impossible de disposer d'un tel traitement ?
Le médecin est aussi en désarroi devant des traitements réclamés avec insistance par des patients, pour lesquels l'indication est discutable ou varie d'un patient à l'autre. On sait qu'un trouble psychiatrique peut constituer une contre-indication formelle pour un tel traitement par interféron. La confrontation est parfois rude, d'autant plus que le médecin de prison travaille constamment sous le regard attentif des avocats des patients prompts à s'enquérir des soins prodigués ou à s'indigner devant un retard thérapeutique, voire à remettre en cause l'appréciation du médecin ou sa compétence pour essayer d'influer sur la poursuite de la décision d'incarcération.
Beaucoup de situations relèveraient d'une véritable politique de soin qui tient compte des recommandations en usage mais aussi des possibilités de l'institution, et de l'attitude de chacun vis-à-vis de soins que l'on peut juger de confort. De telles politiques sont inexistantes, du moins au-delà de l'échelle d'un établissement voire exceptionnellement d'un canton.
La question de l'accès des toxicomanes à des thérapies de maintenance est à cet égard particulièrement douloureuse. Certaines directions pénitentiaires, rares heureusement, refusent que de tels traitements soient dispensés, beaucoup l'acceptent pour une durée limitée. Ainsi peu de services médicaux carcéraux peuvent s'inscrire dans une véritable dimension de continuité avec les prises en charges proposées à l'extérieur dans ce domaine. Dans tous les cas, le soin proposé est fonction de la philosophie du médecin en la matière.
La question de la prévention des maladies infectieuses est aussi une question cruciale qui n'a pas été réglée par le développement de l'accès à du matériel d'injection stérile dans certains établissements (canton de Berne, Genève). Là encore des disparités considérables existent.
En milieu carcéral, lors de la prescription d'un traitement, le médecin doit tenir compte des frayeurs, inquiétudes, déstabilisation et incompréhension qu'il peut engendrer chez l'un ou l'autre des partenaires de la prison. Trouver une solution convenable en tenant compte des nécessités thérapeutiques du patient et des réactions des divers partenaires devient alors une tâche supplémentaire du médecin. La désinfection d'une cellule, la recommandation du nettoyage des draps, la restriction d'une activité pour raison médicale, toute mesure médicale est susceptible d'être interprétée, commentée et considérée comme suspecte et porteuse d'un danger potentiel pour la collectivité carcérale.
Comme nous l'avons rappelé en introduction, les règles de base éthiques et juridiques qui régissent l'activité médicale notamment en matière de consentement et de confidentialité s'appliquent également lorsque la personne est privée de liberté.3,8 Cette problématique fait partie intégrante du travail quotidien du médecin pénitentiaire.9 La question de la grève de la faim est une des questions cruciales.10 Dans le cas du patient B, seul le transfert en milieu hospitalier a permis de faire apparaître la dimension pathologique du refus alimentaire. Les cas de conscience ne sont pas rares. Le principe cardinal du respect de la volonté d'un patient doué de discernement n'est pas toujours aisé à prendre en considération tant les pressions peuvent être fortes et contradictoires, surtout lorsqu'il s'agit de situations médiatisées ou de patients présentant une structure de personnalité qui vont introduire de multiples clivages au sein de l'institution.
Prescrire un traitement psychotrope contre son gré à un patient agité est une démarche qui, en soi n'est pas facile et qui doit obéir à des règles strictes (danger imminent, perte du discernement). En prison, une telle décision doit s'accompagner d'une rigueur particulière pour éviter qu'elle puisse être vécue, voire utilisée, comme une mesure à caractère disciplinaire et coercitif.
Il est fréquent que le médecin soit obligé de prendre en compte des exigences d'ordre et de sécurité et de veiller à préserver le bien-être et le maintien de la dignité de son patient. Dans ce cas, les obligations du praticien aussi bien à l'égard de ses patients privés de liberté qu'aux autorités engendre une réelle difficulté dans l'exercice de sa profession. La concomitance de ces intérêts et de ces objectifs parfois divergents constitue une spécificité de la médecine pénitentiaire. Les directives médico-éthiques de l'ASSM relèvent cet aspect particulier en admettant que la situation «peut imposer un échange d'informations sanitaires entre le personnel de santé et le personnel de sécurité».3 Mais là encore le médecin pénitentiaire ne peut s'éloigner du droit commun en la matière et doit solliciter l'accord de son patient ou, à défaut, en cas de danger, être délié de son secret par l'autorité compétente. Le secret médical est mal vécu en prison, considéré comme une prise de pouvoir indue sur le reste du personnel pénitentiaire, mais en prison comme ailleurs il reste une des valeurs fondamentales de l'exercice médical.
En milieu carcéral, les surveillants ont pour fonction d'exercer la surveillance des détenus, d'être vigilants à ce que la détention de ces derniers se déroule dans des conditions décentes et d'assurer la sécurité de la prison. En raison de leurs tâches, ils sont à proximité des personnes détenues de manière quasiment constante. Ils occupent donc une position de choix pour observer la survenue de tout problème, notamment de santé. Toutefois ce groupe de professionnels n'a souvent reçu qu'une formation de premier secours. Par conséquent, il n'a ni la formation, ni les compétences pour accomplir le travail d'une équipe de soignants et plus particulièrement pour déceler des problèmes liés à la santé. Ce n'est pas son rôle principal non plus. Pour le médecin, s'impose donc la nécessité de répondre à des interrogations ou des préoccupations légitimes des surveillants et de les sensibiliser à une observation attentive du détenu.
Un des rôles de l'équipe soignante consiste à prendre en charge les problèmes de santé tant somatiques que psychiques des détenus. L'équipe soignante peut être informée de l'existence d'un problème de santé chez une personne maintenue en détention : lors de l'examen médical pratiqué au moment de l'entrée en prison, si le détenu souffrant s'annonce à la consultation médicale ou si le personnel de surveillance signale l'existence d'une situation qui nécessite l'intervention du service médical. Toute difficulté dans la circulation de l'information aura des conséquences redoutables sur la prise en charge et la santé du détenu.
Les contraintes carcérales, la juxtaposition et parfois la contradiction des règles qui régissent l'activité professionnelle des divers partenaires en présence rendent parfois difficiles l'appréhension de la problématique de la santé et la clarification des paramètres en jeu. La politique de réduction des risques en milieu pénitentiaire et la remise de matériel d'injection stérile mentionnée plus haut dans certains établissements est une illustration du conflit entre respect du principe d'équivalence et respect des politiques pénitentiaires et pénales.
Il est donc nécessaire qu'une bonne collaboration s'installe entre les différents professionnels. La reconnaissance de l'importance de cette problématique par les responsables du système pénitentiaire et la volonté des responsables pénitentiaires et médicaux de s'engager dans une réflexion devraient permettre le développement de stratégies de santé qui devront faciliter le travail des uns et des autres. Dans un tel travail de réflexion et de formation, il est important d'aborder non seulement les aspects thérapeutiques mais aussi préventifs, de proposer une réflexion sur les conduites à tenir dans les situations d'urgence et de rendre attentifs les personnels impliqués dans les ateliers aux aspects de la santé au travail.11
Il est maintenant établi que l'état de santé des détenus tant sur le plan physique que psychique est nettement moins bon que celui de la population libre. Ce constat est corroboré par l'enquête suisse sur la santé menée auprès des détenus en 1993.12 La mortalité par overdoses et suicides est huit fois supérieure à la mortalité de la population générale. La population carcérale est, de plus, fortement exposée à une surconsommation de substances provoquant des dépendances (tabac, alcool, médicaments).13 La toujours forte proportion de toxicomanes incarcérés (oscillant entre 25% à 70% suivant les établissements) renforce le constat d'une santé précaire14 et d'une exposition au risque infectieux.15
De plus, la détention est en elle-même un facteur de risque aggravant si l'on considère que les principaux vecteurs du risque infectieux, la sexualité et les toxicomanies, constituent une réalité du vécu de la prison qui peut difficilement être reconnue car frappée d'interdit, passible de sanctions et exposée à la violence de l'institution.16
Les conditions de vie (détention provisoire, exécution de peine, etc.), la durée de détention, les origines culturelles et le niveau éducationnel des détenus, leur violence parfois explosive ou insupportable dans sa négation de l'autre sont des facteurs supplémentaires qui vont rendre encore plus difficiles les choix et les orientations thérapeutiques du médecin pénitentiaire. Les personnes concernées auront, par exemple, souvent du mal à admettre qu'une abstention thérapeutique ne se décide que sur des seuls critères médicaux et psychologiques reconnus.
L'exercice de la médecine en milieu pénitentiaire exige du médecin qu'il propose à la personne privée de liberté une médecine de qualité, équivalente à celle qu'il offre à la population générale, qu'il ne se laisse pas décourager par des règles et une complexité qui rendent difficile son travail quotidien et peuvent lui sembler tracassières. Promouvoir une attitude favorisant dialogue et ouverture entre les différents partenaires d'un lieu de détention, les surveillants, les soignants et les détenus, nous apparaît une des missions essentielles d'une telle médecine.
Exercer la médecine en milieu pénitentiaire est parfois difficile, mais jamais impossible. Un tel exercice apprend au médecin à sortir de ses citadelles de savoir et de certitude et l'amène à composer avec un monde particulier, parfois hostile et inquiétant mais où sa présence est nécessaire, ne serait-ce que pour permettre la transparence et faire reculer la tentation totalitaire qui guette toute institution clôturée.