Résumé
«Profiler» les médecins, les coter, leur attribuer des points, les passer à la moulinette d'un rating, les soumettre à des classements : c'est la mode. Est-ce un progrès ? Non. Pour cela, il faudrait, expliquent les auteurs d'un récent article du BMJ, que le profiling s'intègre dans une procédure de feed-back, qu'il soit développé avec les médecins eux-mêmes, non contre eux, et qu'il vise à améliorer la qualité des soins.1 De cet idéal, on est loin. Ce qui se passe, aux Etats-Unis surtout, c'est que les assureurs utilisent le profiling comme outil de contrôle économique des médecins, sans référence à la notion de qualité. En Suisse, une caisse-maladie vient de faire un premier pas dans cette direction en organisant un rating de médecins de premier recours, hors tout fondement scientifique, uniquement pensé comme système de régulation et de punition.Que le profiling ne soit pour le moment pas organisé pour le seul intérêt qu'il présente améliorer les soins constitue déjà un petit problème. Mais il y a plus embêtant : même lorsqu'il est organisé avec cette bonne volonté, rien ne permet d'affirmer qu'il soit capable de participer à cette amélioration. Quelques études observationnelles semblent l'indiquer, mais aucune ne prouve que les résultats obtenus sont dus au profiling plutôt qu'à d'autres mesures. La difficulté est que, si le profiling vise en théorie à encourager la bonne pratique, il pousse aussi les soignants à éviter les patients atteints de maladies graves ou compliquées. Et que l'on a toutes les peines du monde à débusquer ce genre de biais....Enfin, il existe un autre type de profiling, s'inscrivant dans la démarche consumériste : des organisations de patients ou des médias l'utilisent pour classer les médecins, en jonglant avec l'ensemble des données les concernant études, années de pratique et accusations de fautes professionnelles mâtinées de résultats d'enquêtes sur la satisfaction des patients.La demande dans ce sens est pressante. Mais il faut reconnaître, expliquent les auteurs de l'article, que simplement relâcher dans le public des données concernant les médecins ne sert pas à grand chose, sinon à entraîner des injustices, à braquer (et démoraliser un peu plus) les médecins et à pousser les plus cyniques à «jouer le système». Pour améliorer la qualité du choix du médecin, le profiling s'avère de peu d'utilité, et il n'est pas sûr qu'il exerce réellement une pression dans le sens d'une amélioration de la pratique....Face à cette mode du profiling-rating où se mélangent fausse science et volonté de pouvoir travestie en attitude futuriste, que doivent faire les médecins ? S'opposer ? Bien sûr. Par tous les moyens. Il ne s'agit pas, pour eux, de s'engager dans une culture passéiste du refus. Il s'agit au contraire de montrer qu'ils ont compris les enjeux de la modernité. Et que, parmi ces enjeux, il y a ceux du pouvoir et de la justice.Vous en connaissez d'autres, vous, des professions dont on s'apprête à mesurer la performance par d'immenses systèmes d'évaluation ? Non : aucune autre n'accepterait. On ne voit pas les avocats accepter une telle mainmise sur eux-mêmes. Mais bon : eux restent pour le moment une profession libérale. Prenons une profession à certains points comparable : les enseignants. Vous imaginez l'histoire qu'ils feraient si on menaçait de les soumettre à un rating (et de les choisir ou les expulser de l'enseignement selon les résultats) ? Eux aussi, pourtant, exercent un rôle fondamental dans la société. Mais eux descendraient dans la rue en brandissant des calicots, feraient grève et mettraient les politiciens à genoux par leur détermination.Et les politiciens qui décident du futur du système de santé, et les assureurs, les directeurs d'hôpitaux, les employés administratifs ? Le nombre d'incompétents n'y est certainement pas moindre que dans la profession médicale. Les débusquer et mettre une pression vers l'amélioration ne serait pas un mal non plus. Alors, quand ? Pourquoi est-on si pressé en ce qui concerne les médecins de passer à une post-modernité d'évaluation, et là, reste-t-on au Moyen Âge ? Pourquoi saurait-on tout du passé et du présent des médecins et n'arriverait-on même pas à obtenir la liste des parlementaires qui reçoivent de l'argent des caisses-maladie ? Parce que les médecins ont la vie de patients dans leurs mains ? Mais les politiciens ont notre avenir collectif dans les leurs.Bref, les médecins veulent bien se faire évaluer, mais alors il faut que tout le monde se soumette en même temps aux mêmes procédures. Sinon apparaît une asymétrie insupportable qui, en plus de donner un pouvoir indu aux contrôleurs, humilie les contrôlés. Se mettre à nu est peut-être une évolution voulue par la modernité, mais alors il faut se plier aux règles des camps de nudistes : tout le monde à nu. Se soumettre soi-même à ce genre de procédure est par ailleurs le seul moyen d'en comprendre les limites et de saisir concrètement comment elles flirtent très vite avec la déshumanisation et la vexation....Dans le même numéro du BMJ, article tout aussi important de remise en question du business de la qualité.2 La qualité, tout le monde s'en gargarise. Mais que son évaluation reste difficile ! Et que, sur elle, la réflexion de fond se fait rare !De nombreux pays, rappelle cet article, s'embarquent dans des programmes de qualité sans preuve qu'ils représentent la meilleure utilisation des immenses ressources qui leur sont consacrées. Sans preuve non plus concernant l'efficience des différentes manières de les mettre en uvre. Pour être francs, nous ne savons même pas si ces programmes sont utiles et dans quelle mesure ils ont des effets pervers. Alors que la recherche sur la qualité devient pléthorique, celle sur la qualité des programmes de qualité reste d'une grande pauvreté. Plus ennuyeux encore : les critères que les programmes de qualité appliquent aux systèmes qu'ils contrôlent les disqualifient eux-mêmes, si on les leur applique. Peut-on se satisfaire de cette faiblesse des fondements ?...En panne d'idées nouvelles, les responsables de la gestion de la santé font de la mesure de la performance un ersatz de vision capable d'obtenir le consensus. Mais en réalité, s'appuyant sur des discours peu empressés à discuter leurs présupposés, l'idéologie de la mesure qui se développe sous nos yeux ne vise qu'à légitimer le pouvoir de ceux qui gèrent les chiffres. L'opinion semi-scientifique élevée au statut d'unique rationalité et la violence du pouvoir dissimulée en démarche de progrès sont les pires des choses qui attendent le monde de demain : vigilance, donc.Nous construisons une nouvelle médecine, une médecine fonctionnant davantage en réseaux et en partage d'informations. Mais il faut, en elle, assurer que la liberté reste présente. Sans liberté, c'en est fini de ce que nous appelons médecine. 1 Goldfield N, Gnami S. Profiling performance in primary care in the United States. BMJ 2003 ; 326 : 744-7.2 Ovretveit J, Gustafson D. Improving the quality of health care. Using research to inform quality programmes. BMJ 2003 ; 326 : 759-61.