En évoluant, les sociétés modifient leurs valeurs et le poids qu'elles accordent à telle ou telle notion. Ainsi en est-il à propos de différentes formes de secret. Alors que dans le passé on admettait que des professions, des notables, l'administration, travaillent dans la confidentialité, on porte un regard nouveau sur le droit d'accès aux informations par ceux qui ont un intérêt légitime à les connaître. S'agissant des services publics et après d'autres, Vaud s'est doté en 2002 d'une loi sur l'information qui passe, grosso modo, du principe que, dans l'action de l'Etat, «tout est confidentiel sauf exception» à «tout peut être rendu accessible sauf exception». Autre exemple : de plus en plus, on insiste pour que les élus, les juges ou d'autres responsables signalent spontanément les conflits d'intérêts qui pourraient indûment influencer leurs décisions.Des demandes de transparence se sont marquées dans le domaine de la médecine et des soins, et plus largement social. Qu'on pense aux évolutions actuellement bien implantées en ce qui concerne le devoir de fournir aux malades une information correcte, complète et compréhensible, et plus largement ce qu'on appelle les droits des patients.Parmi les situations qui auparavant étaient caractérisées par le secret, sur la base (pour le moins en principe) d'une intention de bienfaisance, il y a l'attitude qui a longtemps prévalu, spécialement dans les pays latins, à propos de la révélation du diagnostic et d'éléments de pronostic dans le cas de maladies d'évolution généralement funeste (cancers, maladies neurologiques dégénératives, récemment sida) et d'affections mentales. Or, on a dû se rendre compte que les patients étaient capables de gérer tout à fait adéquatement ce qui peut être décrit comme de mauvaises nouvelles. La question a aussi été posée en rapport avec le droit de connaître ses origines dans les pratiques discutées ci-dessous ; et, ces dernières années, ce droit a été ancré dans plusieurs législations.Accouchement sous XaL'accouchement sous X remonte au XVIe siècle : dans un édit de 1556, Henri II rendit obligatoire la déclaration de grossesse et d'accouchement pour mettre fin aux innombrables infanticides. Des asiles reçurent alors les femmes pour qu'elles puissent garder leur grossesse et leur accouchement clandestins. Cet accueil secret s'est poursuivi à l'Hôtel-Dieu pendant les siècles suivants et seule la mention «secret» figurait en marge du registre des admissions. Le Pape Clément XIV reconnut, en 1774, le droit de la femme à la maternité secrète. Ensuite, le droit au secret, à la gratuité des soins et à l'assistance pour les grossesses fut proclamé par la loi de 1793. La Convention nationale posa la règle suivante : «Il sera pourvu par la Nation aux frais de gésine de la mère
Le secret le plus inviolable sera conservé sur tout ce qui la concerne».La tradition du droit à l'anonymat lors de l'accouchement a perduré, y compris sous le régime de Vichy. L'accouchement sous X fut d'ailleurs très répandu durant la Seconde Guerre mondiale, où bien des femmes purent ainsi dissimuler une grossesse à un mari au combat. Le décret du 29 novembre 1953 confirmera ce droit au secret, dont la consécration législative résulte de la loi n° 86-17 du 6 janvier 1986. L'article 47 du code de la famille et de l'aide sociale (CFAS) prévoit : «Les frais d'hébergement et d'accouchement des femmes qui ont demandé, lors de leur admission en vue d'un accouchement dans un établissement public ou privé conventionné, à ce que le secret de leur identité soit préservé, sont pris en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance du département du siège de l'établissement. Pour l'application de l'alinéa précédent, aucune pièce d'identité n'est exigée et il n'est procédé à aucune enquête».Dans les années 1990, une tendance se fait jour en faveur d'une modification radicale de la législation pour la suppression de l'accouchement sous X. L'argument juridique essentiel est la Convention internationale des Droits de l'Enfant, adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989 et ratifiée par la France le 2 juillet 1990. L'article 7, alinéa 1 dispose : «L'enfant est enregistré aussitôt après sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux».La question de la compatibilité de l'article 47 du CFAS avec cette disposition est posée devant le Parlement en 1992. A l'issue des discussions où l'on voit s'opposer deux tendances celle du Sénat privilégiant le droit au secret de la maternité pour une femme le plus souvent en situation de détresse ; celle de l'Assemblée nationale sensible à la quête par l'enfant de la vérité sur ses origines familiales, l'article 341-1 est introduit dans le Code civil par la loi n° 93-22 du 8 janvier 1993 : «Lors de l'accouchement, la mère peut demander que le secret de son admission et de son identité soit préservé».La ratification par la France de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale (voir aussi plus loin) amène un nouveau débat. Selon son article 30 : «Les autorités compétentes de l'Etat contractant veillent à conserver les informations qu'elles détiennent sur les origines de l'enfant, notamment celles relatives à l'identité de sa mère et de son père, ainsi que les données sur le passé médical de l'enfant et de sa famille. Elles assurent l'accès de l'enfant ou de son représentant à ces informations, avec les conseils appropriés, dans la mesure permise par la loi de leur Etat».Le Parlement français adopte, le 22 janvier 2002, une loi relative à l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'Etat (loi n° 2002-93, Journal officiel du 23 janvier 2002, p. 1519, consultable sur le site Légifrance : www.legifrance. gouv.fr). Le principe de l'accouchement sous X est maintenu mais la mère de naissance sera invitée à laisser, sous pli fermé et conservé, son identité tout en permettant à l'enfant d'y accéder un jour s'il le souhaite et sous réserve du consentement de sa mère de naissance.Une détermination de la Cour des droits de l'hommeRécemment, la presse a fait état d'un arrêt de la Cour de Strasbourg, interpellée par une femme de 38 ans qui cherchait à connaître l'identité de sa mère et à rencontrer ses frères dont elle sait l'existence. Par 10 voix contre 7 (donc à une majorité modeste), la Cour a toutefois estimé que la législation française sur l'accouchement sous X n'est pas contraire aux droits de l'homme. Les juges se sont divisés, les uns mettant en avant le droit de l'enfant à la connaissance de ses origines, les autres l'intérêt d'une femme à conserver l'anonymat pour sauvegarder sa santé en accouchant dans des conditions médicales appropriées. Les juges majoritaires ont aussi craint que la levée non consensuelle du secret de sa naissance comporte «des risques non négligeables non seulement pour sa mère elle-même, mais aussi pour sa famille adoptive qui l'a élevée, pour son père et pour sa fratrie biologiques, qui tous ont également droit au respect de leur vie privée et familiale».Quant aux juges minoritaires, ils estiment que l'accouchement sous X constitue une violation des droits de l'homme : «Le refus de la mère s'impose à l'enfant qui ne dispose d'aucun moyen juridique de combattre la volonté unilatérale de celle-ci. La mère dispose ainsi d'un droit purement discrétionnaire de mettre au monde un enfant en souffrance et de le condamner, pour toute sa vie, à l'ignorance (...). Nous sommes fermement convaincus que le droit à l'identité, comme condition essentielle du droit à l'autonomie et à l'épanouissement, fait partie du noyau dur du droit au respect de la vie privée» (24 Heures, Lausanne, 14 février 2003).Chacun comprend les arguments ci-dessus et pourquoi ils divergent. Il nous paraît que, à cet égard, les rapports de force sont en train de changer. A une époque où la transparence est mise en valeur et de mieux en mieux acceptée, notre expérience nous fait penser que ceux qui restent attachés aux secrets en sous-estiment les conséquences délétères et que leurs craintes quant aux effets indésirables d'une révélation sont exagérées ; les personnes concernées montrent en effet, le plus souvent, une remarquable résilience et capacité à assimiler des informations qui pourraient en soi être perturbantes.En matière d'adoptionbLa Convention de la Haye susmentionnée, ainsi que la loi fédérale relative à la Convention de la Haye, sont entrées en vigueur le ler janvier 2003. Conjointement à cette ratification, les Chambres fédérales ont introduit l'article 268c du Code civil, qui règle le droit d'accès des personnes adoptées aux données relatives à l'identité de leurs parents biologiques. Ce droit concerne aussi bien les adoptions internationales que suisses. Cette nouvelle disposition légale prévoit qu'«à partir de 18 ans, l'enfant peut obtenir les données relatives à l'identité de ses parents biologiques ; il a le droit d'obtenir ces données avant ses 18 ans lorsqu'il peut faire valoir un intérêt légitime.c Avant de communiquer à l'enfant les données demandées, l'autorité ou l'office qui les détient en informe les parents biologiques dans la mesure du possible. Si ces derniers refusent de rencontrer l'enfant, celui-ci doit en être avisé et doit être informé des droits de la personnalité des parents biologiques».Par ailleurs, la Convention des Nations Unies (ratifiée en mars 1997 par la Suisse) consacre à son article 7 le droit de l'enfant de connaître ses parents. De plus, la nouvelle Constitution fédérale (entrée en vigueur en 2000) institue également le droit de chaque personne d'avoir accès aux données relatives à son ascendance (art. 119 al. 2), en relation avec la réglementation de la technologie de la procréation.Ainsi, le droit pour un enfant à avoir accès à l'identité de ses parents biologiques est ancré dans différents textes légaux. L'article 268c du Code civil cité ci-dessus concrétise des principes déjà en vigueur et une jurisprudence du Tribunal fédéral.Procréation médicalement assistée (PMA)Dans ce domaine, la loi fédérale du 18 décembre 1998 (LPMA), en vigueur depuis 2001, prescrit que le don de sperme en vue d'insémination artificielle est possible comme par le passé mais, selon son article 27, «L'enfant âgé de 18 ans révolus peut obtenir de l'Office fédéral de l'état civil les données concernant l'identité du donneur et son aspect physique. Lorsqu'il peut faire valoir un intérêt légitime, l'enfant, quel que soit son âge, a le droit d'obtenir toutes les données relatives au donneur. Avant que l'office ne communique à l'enfant les données relatives à l'identité du donneur, il en informe ce dernier, dans la mesure du possible. Si le donneur refuse de rencontrer l'enfant, celui-ci doit en être avisé et doit être informé des droits de la personnalité du donneur et des droits de la famille de celui-ci. Si l'enfant maintient la demande déposée en vertu de l'alinéa 1, les données lui seront communiquées».On renverse ainsi la pratique antérieure de l'anonymat. D'autres pays comme la Suède avaient déjà introduit un tel droit ; on a craint que cela fasse tomber ces dons à zéro mais l'effet a été limité. En France, le don de sperme reste anonyme mais il y a en ce moment de vifs débats, comme au sujet de l'accouchement sous X.On voit que la modification légale entrée en vigueur tout récemment pour les enfants adoptés (cf. supra) a repris pour ces derniers les dispositions mêmes que la LPMA fixait. Dispositions qui, au moment de la large consultation faite en 1995 sur l'avant-projet de cette loi, avaient suscité passablement de discussions et de réserves. Pour notre part, nous devons à la vérité d'indiquer que notre position vis-à-vis de la levée de l'anonymat des donneurs de sperme avait été à l'époque tout à fait réservée.1,2«Boîte à bébé»La mise en place, il y a deux ans, à Einsiedeln d'une «boîte à bébé» permettant à une femme en détresse d'y déposer son enfant correspond pratiquement à un accouchement sous X. L'intention est compréhensible : donner une chance à des enfants non désirés d'avoir un couple de parents qui s'en occupent avec amour. A relever toutefois que l'allégation que, ce faisant, on sauve la vie de l'enfant est fort sujette à caution : l'institution de l'adoption est bien établie chez nous et il y a beaucoup plus de couples demandeurs que d'enfants adoptables.Dans le contexte décrit ci-dessus, la mise en place de «boîtes à bébé», si elle devait être envisagée ailleurs qu'à Einsiedeln (où un seul enfant a été déposé en deux ans), représenterait un vrai retour en arrière, par une pratique qui nie, ultérieurement, à la jeune personne la possibilité de savoir de qui elle est issue. Et on sait combien les secrets de famille suscitent de questions, voire de perturbations. De plus, au plan juridique, on rendrait pratiquement impossible la recherche en paternité que l'autorité tutélaire (justice de paix dans le canton de Vaud) doit mettre en uvre chaque fois qu'un enfant naît sans père connu.Commentaire conclusifUne préoccupation légitime est de savoir s'il n'y a pas des effets négatifs du fait que l'enfant apprenne, à l'adolescence par exemple, l'identité de ses géniteurs. Cela ne peut être exclu. A cet égard, il faut affirmer que les parents de l'enfant adopté sont les parents sociaux, légaux, le couple qui a vécu avec lui et l'a élevé. Ce qui ne devrait pas empêcher de lui donner connaissance, s'il le souhaite, des circonstances de son arrivée dans sa famille. C'est dire que, en ces matières, le dicton «le silence est d'or, la parole est d'argent» n'est pas (ou plus) approprié. Il importe de parler avec tact, au moment opportun, le cas échéant avec l'aide d'un professionnel et progressivement. Mais pour l'essentiel, les évolutions actuelles vers la transparence sont judicieuses et dénouent des problèmes plutôt qu'elles ne les créent.a Nous devons la teneur de cette section à Mme Sylvie Breton, Conseiller juridique de la Section éthique et déontologie du Conseil national de l'Ordre des médecins français, que nous remercions vivement de son amabilité.b Ce passage a bénéficié des informations de Mme Patricia De Meyer, juriste au Service de la protection de la jeunesse du Canton de Vaud.c Intérêt qui peut être de nature médicale (facteurs de risque par exemple).Bibliographie :1 Martin J. Le bien de l'enfant et sa connaissance des données relatives à son ascendance (A propos de l'avant-projet de loi fédérale sur la médecine humaine). Bulletin des médecins suisses 1995 ; 76 : 1929-33.2 Martin J. (traduction allemande). Das Wohl des Kindes und seine Kenntnis der Daten über seine Abstammung. Schweiz Aerztezeitung 1996 ; 77 : 188-92.