Notre ami Jean-Pierre Quélin, qui fut grand journaliste au Monde et qui nous a quitté il y a deux ans, parlait à leur endroit de «vins de lune.» Nous étions alors en juin 1986. Dix-sept ans et bien des lunes plus tard, nous pourrions presque dire que ces vins entrent progressivement dans le cosmos. Nous parlons ici de ce qui constitue à nos yeux l'un des plus profonds changements de notre époque : l'émergence d'un nouveau rapport à la vigne et au vin au travers de ce qu'il est convenu d'appeler la «biodynamie», un bien joli terme qui renvoie à de bien complexes choses.«La biodynamie, bien que ne représentant pas une idée nouvelle, au-delà de son côté scientifique, revêt un caractère philosophique» fait valoir Nicolas Joly, le désormais célèbre propriétaire de la célébrissime Coulée de Serrant, ce vignoble dont le cépage chenin puise sa sève d'un éperon d'ardoise du Maine-et-Loire ; Nicolas Joly qui fut l'un des premiers en France à entreprendre une étonnante démarche et qui a aujourd'hui pris la figure du prophète. Nous avions rencontré pour la première fois cet homme alors qu'il venait de prendre les rênes de la propriété familiale angevine, quelques hectares d'un vin dont le grand Curnonsky avait affirmé qu'il faisait partie des cinq plus grands vins blancs du monde, avec Château-d'Yquem, Montrachet, Château- grillet et Château-chalon.Comment le dire au mieux ? Disons qu'il s'agit d'un taffetas ardoisé aux fragrances d'amenthe. Une demande planétaire, un petit cercle de riches initiés, la certitude de vendre à bon prix, des vignes antiques et éternelles ; pour tout autre il y avait là le bonheur assuré. Pas pour ce jeune homme qui, dans une première vie, avait uvré comme banquier à Wall Street comme à la City. Ce fut sinon l'illumination, du moins la conversion raisonnée à la biodynamie. Pour la première fois dans l'histoire de la vigne et du vin, un noyau viticole historique basculait dans ce monde que certains percevaient comme une absolue régression quand d'autres le vivent comme une indispensable résurrection.Biodynamie ? Elle est née avec le siècle qui nous précède dans les berceaux du romantisme allemand et helvète. Bien au-delà de la condamnation de toute forme des engrais chimiques, des désherbants, des insecticides, des levures exogènes et du monstrueux clonage de Vitis vinifera, la biodynamie est, pour le dire simplement, la prise en compte théorisée de la géologie, des vents, de la luminosité, de la lune et de notre ciel. Le discours autour d'une telle pratique ne peut pas ne pas heurter. On imagine ce que purent susciter comme commentaires les prêches de ce philosophe en herbe envahissant le monde de la vigne avec tisanes d'orties, poudre de quartz et cornues emplies d'escargots calcinés répandus par matin de bruine.L'homme, pourtant, a procédé avec méthode. En 1986, nous le rencontrions pour Le Monde. Il nous expliquait avoir commencé cinq ans auparavant sur un demi-hectare avant d'augmenter la surface pour, cette année-là, cultiver toutes ses vignes «en liaison avec leur entourage céleste et planétaire.»«Les labours, nous expliquait alors M. Joly, ne doivent se faire que quand la lune est dans une constellation de chaleur (Sagittaire, Bélier, Lion) qui est propice à une bonne élaboration du fruit. Ainsi la terre, fraîchement remuée, peut se charger des forces de ces constellations. La biodynamie comprend trois traitements pour vivifier les forces du sol ; trois traitements pour véhiculer ces forces dans les ceps et trois traitements pour faire descendre les forces solaires dans la plante et le fruit. Ces neuf traitements sont de type homéopathique puisqu'ils ne se font que sur la base de quelques grammes par hectare dynamisés dans vingt-cinq ou trente litres d'eau par hectare et ce à des moments appropriés.»La Coulée de Serrant vivait alors le retour des charrues tirées par des chevaux et l'enrichissement de la terre au fumier. Les archives papier du Monde plus que nos papilles se souviennent d'une dégustation d'un millésime d'avant la révolution (1976) et un autre de la restauration quasi achevée (1985). Ce fut, dans les deux cas «la même grandeur, la même exceptionnelle longueur en bouche et la même aventure gustative mi-végétale, mi-minérale, entre miel, coing et pierre à fusil.» Le hasard voulut, il y a quelques jours, que nous retrouvions un flacon de ce 1985. Abyme. A dix-huit ans d'intervalle, ce fut la même sensation à la puissance dix-huit ; un vin d'une rigueur et d'une richesse telles qu'il vous laisserait un instant croire que la lévitation n'est pas chose impossible.Effet placebo ? Démonstration à partir d'un cas de la vérité révélée ? Plasticité d'un terroir d'exception et qui, à ce titre, autorise toutes les expériences ? L'affaire serait, d'un certain point de vue, anecdotique si de nombreux vignerons français, des célèbres et d'autres qui le sont moins, n'avaient suivi la démarche de M. Joly et, s'aventurant sur cette terra incognita de la pratique de la biodynamie, n'avaient, à leur tour, observé ses vertus. C'est dire le désarroi grandissant des détracteurs. Les rieurs, petit à petit, se sont tus. On regarde les rangs de ces vignes cultivées d'une autre manière sinon «respectées dans leur élan vital.» Sauf à entrer en religion, on cherche à comprendre sans véritablement y parvenir. Certains pratiquent sans y croire et le miracle se produit. Pourquoi ?(A suivre)Clos de la coulée de Serrant, Château de la Roche aux moines, 49170 Savennières, France, Tél. 0033 2 41 72 22 32.Seul le millésime 2001 est disponible au domaine (38 euros TTC la bouteille).En Suisse, plusieurs importateurs disposent de millésimes plus anciens.