Poursuivons notre cheminement sur ce que le biologiste Hervé Chneiweiss (INSERM, Collège de France) dénomme, dans le très sérieux mensuel Médecine/Sciences, «les sentiers escarpés des montagnes de la bioéthique». Dans le numéro daté de février 2003 de ce mensuel, le généticien Bertrand Jordan l'un des rares, à notre connaissance, à oser penser aux possibles errements de sa discipline aborde la question du diagnostic préimplantatoire (DPI) que nous soulevons avec une insistance (Médecine et Hygiène des 16 et 23 avril 2003) que certains trouveront curieuse, gênante et, pourquoi pas, déplacée.
Au sujet de cette technique, Bertrand Jordan évoque «les éléments en place d'une démarche d'amélioration génétique de l'homme». «Ce procédé, écrit-il, se prête tout naturellement au choix du «meilleur» embryon, parmi la douzaine qui résulte d'une fécondation in vitro ; c'est bien pour cela que son introduction a fait l'objet de tant de réserves (en France). Le DPI reste exceptionnel (guère plus d'un millier de diagnostics à ce jour dans le monde entier), mais sa difficulté technique diminue avec l'optimisation de l'amplification par PCR, et la gamme des gènes accessibles à l'analyse ne fait qu'augmenter. On voit bien la tentation pour les couples de sélectionner ainsi leur descendance...» Arrêtons-nous un instant sur cette formule. Qui est ce «on» ? Est-ce l'auteur et avec lui la communauté des généticiens ? Est-ce l'honnête homme, le citoyen éclairé qui pressent la suite en cascade des événements issus des cornues modernes ? Sont-ce les auteurs du texte de loi de 1994 qui, en France, encadre strictement cette pratique, la réservant à des «affections d'une particulière gravité et incurables au moment du diagnostic» ? Et allons plus loin : quelle «tentation» ? D'où viendrait-elle, cette mauvaise pensée, sinon de l'offre que des généticiens et des spécialistes d'assistance médicale à une procréation améliorée pourraient faire à des couples en partance pour leur reproduction ? En d'autres termes qui, dans cette évolution hautement prévisible, est aujourd'hui le moteur sinon ceux qui élargissent la gamme des gènes accessibles, aident à la diffusion du DPI, organisent ainsi avec, répétons-le, les meilleures raisons du monde l'organisation du tri embryonnaire.
Bertrand Jordan : «Il est même imaginable qu'à terme cette possibilité motive le recours à la fécondation in vitro pour des parents parfaitement capables de procréer sans assistance médicale. Contrairement au clonage, ces intentions sont très largement partagées : qui ne souhaite donner les meilleurs chances à ses enfants ? L'évolution de ces pratiques, du moins dans les sociétés prospères, pourrait donc devenir massive.» «Pourrait» ou «va» ? Sans doute des verrous sont-ils, ici ou là, présents qui freineront cette évolution, à commencer par les dispositions qui réservent les techniques de procréation médicalement assistée aux couples en âge de procréer et souffrant de stérilité. C'est le cas, notamment, en France. Mais comment justifier une telle disposition sinon parce que la collectivité nationale prend intégralement en charge ce traitement ? A quel titre pourra-t-on, demain, interdire à un couple fécond et doté d'une solide carte de crédit l'accès à une technique dont les promoteurs affirmeront qu'elle offre la garantie d'améliorer les chances d'avoir un enfant «de qualité» ? Pourquoi prendre le risque de s'en remettre au hasard, pourquoi laisser un spermatozoïde parmi des milliards d'autres féconder un ovocyte et permettre le développement d'un embryon dont on ne pourra juger de la normalité que via des clichés échographiques et, le cas échéant par une amniocentèse et le diagnostic prénatal conduisant à un avortement ? Par quel miracle (nous ne trouvons pas d'autres termes) cette merveilleuse entreprise qui consiste à faire un enfant échapperait-elle à la politique de réduction des risques, à la prise de garanties maximales, au développement du marché et de la technostructure généti-
co-médicale ? Dissociation totale et irréversible de la sexualité et de la procréation, dissolution de l'angoisse de la femme enceinte quant à la normalité de l'enfant qu'elle porte, réduction constante du nombre des handicaps et des pathologies dorénavant dépistables dans les heures et les jours qui suivent la fécondation in vitro. Les bénéfices individuels et collectifs sont tels que l'on voit difficilement, en ce printemps 2003 qui parviendra, et au nom de quels principes, à s'opposer à l'installation de cette fabrique humaine ; une fabrique qui se nourrira rapidement d'une nouvelle option puisqu'au simple «choix» de l'embryon succèdera bien vite, n'en doutons pas, son «amélioration». De tels propos effraient ? Sans doute, mais pour combien de temps ? A quel titre pourra-t-on, comme certains le font aujourd'hui, qualifier de telles entreprises comme constituant un «crime contre l'humanité» ? Où est le «crime» et «l'humanité» suppose-t-elle de respecter le hasard de la rencontre entre un spermatozoïde et un ovocyte ?