Les médecins de premier recours ont souvent besoin d'aide à la décision en présence de patients fébriles au retour de pays tropicaux ou subtropicaux. Après une revue systématique de la littérature, nous avons développé des recommandations de pratique clinique pour l'évaluation initiale de ces patients sous la forme d'un arbre décisionnel où sont mentionnés les diagnostics différentiels à considérer, les examens de laboratoire spécifiques à pratiquer et les traitements (présomptifs ou non) à administrer. Le niveau de preuve, le degré de recommandation et la littérature correspondante sont toujours précisés. Un site spécifique www.fevertravel.ch a été construit pour permettre la dissémination large de ces recommandations et leur disponibilité en tout temps et en tout lieu.
Il est minuit dans un hôpital régional. Arrive un patient de 27 ans, hautement fébrile, trois jours après son retour d'un voyage d'aventure de deux semaines au Kenya. Le médecin de garde est appelé. Il tente de puiser dans sa mémoire quelques souvenirs glanés sur les bancs d'étude. Malaria et Kenya ? une option. Le virus Ebola est-il présent en Afrique de l'Est ? Pourquoi ne serait-ce pas une simple grippe ? Quel diagnostic envisager ? Quels examens pratiquer ?
Ces questions, tout médecin de premier recours se les est posées en présence d'un voyageur fébrile de retour d'une zone tropicale ou en présence d'un migrant récemment débarqué en Suisse. C'est en pensant aux préoccupations de nos collègues qui n'ont pas le temps d'aller se plonger dans les livres de référence, par ailleurs peu utiles en face d'un cas singulier, que nous avons décidé de développer des recommandations pour la pratique clinique concernant la fièvre chez les voyageurs et migrants. De nombreuses listes de diagnostics à considérer en présence d'un symptôme ou signe circulent mais sont d'un usage difficile car elles impliquent une connaissance déjà approfondie de la part de l'utilisateur, notamment au niveau de la distribution géographique des maladies et de leurs temps d'incubation,1 et des procédures diagnostiques pour parvenir à une confirmation. Nous avons sciemment choisi une approche nouvelle destinée surtout à aider les médecins de premier recours. La stratégie a été de se concentrer sur le diagnostic des maladies tropicales, en excluant délibérément les maladies autochtones que les médecins doivent de toute façon considérer et avec lesquelles ils sont familiers. Ces recommandations ont pour objectifs de les aider à la prise de décision et en même temps d'améliorer le niveau de connaissance des personnes en charge de malades fébriles revenant des contrées lointaines en utilisant une approche basée sur la preuve. Pour s'assurer d'une dissémination large et de la disponibilité des recommandations en tout temps et en tout lieu, nous avons construit un site internet dans lequel le médecin de premier recours peut naviguer après avoir récolté les informations nécessaires chez son patient.
Les recommandations devraient aider le médecin en fournissant des suggestions basées sur les preuves concernant :
I Les questions à poser sur les conditions de voyage et les problèmes de santé.
I La recherche de signes spécifiques.
I Le choix des tests diagnostiques spécifiques à pratiquer.
I La décision d'administrer un traitement (présomptif ou après documentation).
I La décision d'hospitaliser.
Ces recommandations devraient aider les patients en réduisant :
I La morbidité (durée et sévérité des symptômes) et potentiellement la mortalité.
I L'exposition à des procédures diagnostiques invasives ou à des médicaments inutiles.
I Une hospitalisation inappropriée ou un transfert inutile dans un centre spécialisé.
L'ensemble de ces mesures devrait permettre une approche plus rationnelle visant également à réduire les coûts.
Médecins de premier recours (ambulatoires et hospitaliers, spécialistes en médecine interne, en médecine d'urgence, en maladies infectieuses et débutants en médecine des voyages).
Voyageurs pendant ou au retour de voyage dans une zone tropicale ou subtropicale (où l'épidémiologie des maladies transmissibles est clairement différente de celle des pays tempérés) se plaignant de fièvre au sens large du terme (par exemple une température supérieure à 37,5°, une impression de fièvre, un sentiment d'alternance chaud-froid, des frissons ou des maux de tête). L'inclusion des migrants a été largement débattue et repose sur le fait que la plupart des études sur la fièvre au retour de voyage ne distinguent pas la population des voyageurs de celle des migrants. En plus, le périple de ces derniers est souvent inconnu du médecin de premier recours et peut passer par des zones endémiques pour différentes maladies, dont la malaria.
Une revue systématique de la littérature jusqu'à 2001 a été pratiquée en utilisant les mots clés «fever + guidelines (ou synonymes)» et «travel (ou dérivés) + guidelines (ou synonymes)» et «fever + travel (ou dérivés)» et «fever + migrant (ou dérivés)». En plus, pour une série de maladies mentionnées dans l'arbre décisionnel, nous avons recherché «travel + nom de la maladie». Mille sept cent neuf titres ont été retrouvés et deux cent cinquante articles sélectionnés pour lecture du résumé. Deux recommandations de pratique clinique ont été trouvées.3,4 Quatre articles rapportaient les résultats d'études randomisées contrôlées et quinze des études prospectives. Le reste des documents n'était que des séries de cas avec commentaires au sujet d'une expérience personnelle ou opinion d'experts.2
Nous avons construit un arbre décisionnel en se basant sur les documents listés ci-dessus et sur notre expérience personnelle à la Policlinique médicale universitaire.5 Pour chaque étape de l'arbre décisionnel, nous avons relevé les éléments clés de la littérature, le niveau de preuve correspondant, le degré de recommandation et les points principaux de débat. Cette première mouture des recommandations a été soumise à un panel d'experts européens (panel de développement incluant six spécialistes en médecine tropicale et des voyages travaillant en milieu universitaire, quatre médecins travaillant en pratique privée (deux spécialistes en médecine tropicale et deux internistes) et un spécialiste en maladies infectieuses universitaire). Grâce à leurs commentaires et apport, tant sur la forme que sur le contenu, une nouvelle version a été développée et soumise à un panel de quinze autres experts internationaux en médecine des voyages et/ou médecine tropicale (panel d'évaluation). Un meeting spécial a été organisé pour discuter de tous les détails de l'arbre décisionnel. Une version finale a été soumise aux mêmes experts pour appréciation quantitative en utilisant une échelle de 1 (extrêmement inapproprié) à 9 (extrêmement approprié).2
La stratégie adoptée correspond à celle pratiquée pour la prise en charge des enfants dans les pays en développement (Integrated Management of Childhood Illness6). Le médecin en charge va d'abord entrer les données chronologiques pour que l'ordinateur puisse calculer les délais entre première exposition premiers symptômes, dernière exposition premiers symptômes, premiers symptômes date de consultation, élément cruciaux pour inclure ou exclure certains diagnostics.1 Dans un proche avenir, le(s) pays visité(s) sera(ont) également entré(s) avec un lien direct sur une base de données qui contient la distribution géographique pays par pays de toutes les maladies tropicales et subtropicales.7 La page suivante s'ouvre sur un avertissement concernant la nécessité de pratiquer un test de malaria chez toute personne fébrile au retour d'un voyage en zone d'endémie et un avertissement quant à la restriction de l'algorithme aux maladies tropicales et subtropicales (non autochtones). S'ensuit une série de dix-huit étapes qui constituent la colonne vertébrale de ces recommandations.
Une première «START page» (fig. 1) concerne l'appréciation de la présence d'un «signe de danger», d'un «signe hémorragique» ou d'un «contact avec des fluides corporels potentiellement infectés par des virus causant des fièvres hémorragiques» nécessitant une hospitalisation immédiate avec mesures d'isolation potentielles. Suit une question sur le passage dans une «zone endémique pour la malaria» et la proposition de pratiquer une recherche de Plasmodium et, en fonction des possibilités diagnostiques et de la constellation clinique, de donner un traitement anti-paludéen présomptif. Après ces quatre items de départ, le médecin passe à une nouvelle page (fig. 2) où il doit répondre à quatre questions spécifiques de l'anamnèse, neuf questions concernant les symptômes et signes et une question sur un examen de laboratoire. Une (ou des) réponse(s) positive(s) ouvre(nt) alors une série de tables (arbre décisionnel) (fig. 3) où sont mentionnés les diagnostics à considérer, les tests diagnostiques spécifiques à pratiquer, les traitements à envisager. Le médecin peut ainsi choisir une attitude appropriée en se référant à ses connaissances préalables, son appréciation du patient et les propositions faites par l'ordinateur.
I Seuls les paramètres cliniques et de laboratoire cruciaux ont été considérés pour la prise en charge d'un cas déterminé. En dehors d'un test de malaria et d'une formule sanguine complète, les investigations non spécifiques à faire chez un patient se présentant avec de la fièvre, sont laissés à la discrétion du médecin.
I Il n'y a aucune information sur le suivi des patients après le premier contact.
I Pour être utiles, les résultats de laboratoire doivent être obtenus dans les 24 à 48 heures après la visite initiale (excepté pour le test de malaria qui doit être disponible dans les trois heures).
I Lorsque la mention «ad hosp» est indiquée dans une table, le patient ne devrait pas être suivi ambulatoirement. Pour toutes les autres attitudes, la décision d'hospitaliser est laissée à la discrétion du médecin en charge.
I Lorsque l'arbre décisionnel aboutit à deux ou plusieurs diagnostics, les décisions y relatives doivent toutes être considérées en parallèle.
I La liste des diagnostics proposés n'est pas exhaustive ; elle inclut les maladies les plus fréquentes ou celles qui peuvent être rapidement fatales.
I Les maladies autochtones doivent toujours être considérées dans le diagnostic différentiel et ne sont pas mentionnées dans l'arbre décisionnel.
Des débats nourris au sein des différents panels d'experts ont eu lieu concernant la complexité désirable de l'arborescence, c'est-à-dire le niveau de détails à fournir aux médecins de premier recours. Paradoxalement, les médecins praticiens non spécialistes étaient favorables à une arborescence relativement fournie. Les experts par contre étaient partisans d'un recours plus rapide au spécialiste. Pour accommoder ces tendances divergentes, nous avons décidé de teinter de façon différentielle les éléments de l'arbre décisionnel en conseillant à l'utilisateur de recourir à un spécialiste en fonction de son niveau de connaissance préalable dans le domaine (fig. 3). Nous, en tant qu'auteurs, étions également favorables à une arborescence plus détaillée afin que les recommandations servent à la fois à la prise en charge individuelle des patients fébriles et à l'apprentissage des connaissances dans le domaine.
La principale limitation de ces recommandations de pratique clinique est la pauvreté de la documentation basée sur les preuves, et donc le degré relativement bas de recommandation. Ce problème provient principalement du fait que le nombre de patients avec une fièvre au retour de voyage est bas dans une pratique de médecin privé. La réalisation d'études prospectives est donc difficile. D'un autre côté, les centres spécialisés ont un échantillonnage plus important mais qui correspond à une sélection de l'ensemble des patients. Des études faites dans les hôpitaux universitaires ne reflètent donc pas forcément la réalité de la médecine de premier recours.
Enfin, le principe du diagnostic médical assisté par ordinateur est largement débattu. Nous avons résumé ses avantages et désavantages dans le tableau 1.
Validation de ces recommandations
Compte tenu du faible niveau de preuve, et donc de certitude quant à la validité des recommandations, nous avons décidé d'évaluer la faisabilité et la sécurité de l'utilisation de ces recommandations dans la pratique clinique en vue d'améliorer l'algorithme actuel. L'objectif primaire est d'évaluer l'adhérence des médecins vis-à-vis des recommandations et d'investiguer les causes de déviation par rapport aux propositions de l'arbre décisionnel. L'objectif secondaire est d'évaluer la praticabilité concernant l'utilisation des recommandations disponibles par le biais d'internet. Une étude prospective, multicentrique et internationale a été initialisée en espérant recruter dans les centres de premier recours, dans les policliniques et dans les cabinets médicaux privés environ 1500 patients présentant une fièvre au retour de pays tropicaux ou subtropicaux (voyageurs et migrants). Nous comptons sur la participation de médecins intéressés, en Suisse et ailleurs ; ceux-ci peuvent nous contacter à l'adresse mentionnée pour correspondance.
Le développement des recommandations et la construction du site a été réalisé dans l'espoir d'améliorer la prise en charge des patients avec fièvre au retour de voyage et celle des migrants arrivés récemment en Suisse. Notre approche privilégie l'observation clinique plutôt que le recours à des tests diagnostiques spécifiques ou sophistiqués. Même si ce site est destiné à aider le médecin lors du premier contact avec un patient fébrile au retour de voyage, il suggère également quelques pistes pour la prise en charge ultérieure sur une «END box» (fig. 4) s'il n'y a pas de diagnostic clair à ce stade ; le patient peut d'ailleurs être reconduit à plusieurs reprises au travers de l'arbre décisionnel, et plus particulièrement lors de l'apparition d'un nouveau symptôme ou signe.