Jusqu'où ? Jusqu'à quelles mises en abyme ? Vers quelles frontières, la biologie de ce début de siècle est-elle en train de s'aventurer ? Parviendra-t-on à une extension infinie de la création et de la maîtrise de la vie ? Chaque jour ou presque, les informations surgissent qui, via les cellules souches notamment, surprennent, émerveillent, inquiètent. Aujourd'hui, une nouvelle limite semble franchie avec l'annonce faite sur le site web de la revue américaine Science par une équipe de chercheurs français et américains qui indique avoir, chez la souris, réussi à produire des ovocytes à partir de cellules souches embryonnaires ; ovocytes qui se sont développés jusqu'aux premiers stades du développement embryonnaire laissant par là-même imaginer que des cellules souches pourraient, après méiose, donner naissance à d'autres cellules souches. Il faut en effet savoir ici que tous les travaux menés ces dernières années sur les cellules souches butaient sur un paradoxe : on avait pu démontrer in vitro que ces cellules sont capables, sous certaines conditions, de se différencier et de donner naissance à l'ensemble des catégories de cellules somatiques ; pour autant, il ne semblait pas possible d'obtenir leur différenciation en cellules de la lignée germinale, ovocytes et spermatozoïdes.
«La plupart des chercheurs pensaient qu'il était impossible de produire des gamètes à partir de cellules souches en dehors de l'organisme, a ainsi expliqué Hans Schoeler (Ecole vétérinaire de l'Université de Pennsylvanie) qui a dirigé ces travaux. Nous avons découvert que les cellules souches embryonnaires de souris peuvent non seulement produire des ovocytes, mais que ces ovocytes peuvent connaître la méiose, recruter des cellules adjacentes pour former des structures similaires aux follicules qui entourent et nourrissent les ovules naturelles de souris, et se développer jusqu'à l'embryon.» Pour M. Schoeler, l'obtention d'ovocytes in vitro pourrait fournir une nouvelle méthode de production de cellules souches embryonnaires qui contournerait les problèmes éthiques attachés au prélèvement de ces cellules souches sur des embryons. Toujours selon lui, l'implantation du noyau de n'importe quelle cellule d'un patient dans un tel ovocyte pourrait alors permettre la production de cellules souches embryonnaires totipotentes, ouvrant la voie à des traitements cellulaires sur mesure pour traiter un patient. «Nous aimerions utiliser ces ovocytes comme une base de clonage thérapeutique, et nous espérons que des résultats identiques puissent être obtenus avec des cellules souches embryonnaires humaines» a encore déclaré M. Schoeler.
Les résultats obtenus par cette équipe ouvrent, de fait, de nouvelles perspectives dans des domaines aussi différents que ceux de la lutte contre la stérilité, de la manipulation des caractéristiques des cellules sexuelles ou de la recherche fondamentale sur les mécanismes de la biologie et de la physiologie de la reproduction. Ils pourraient aussi rapidement bouleverser les données relatives à la technique dite du transfert nucléaire (clonage thérapeutique) en permettant aux biologistes de disposer, via les cellules souches, d'un nombre quasi illimité d'ovocytes.
Comment l'obstacle a-t-il été franchi ? Schématiquement grâce à la mise au point d'un système original permettant, pour la première fois, de «visualiser» la transformation in vitro en ovocytes de cellules souches prélevées sur des embryons de souris âgés de 3 à 5 jours.
«Nous avons basé nos travaux sur un gène particulier, dénommé Oct4, qui s'exprime très tôt dans l'embryon de souris et qui, plus tard, ne s'exprime que dans les cellules germinales. En suivant son expression par fluorescence nous avons pu sélectionner dans l'ensemble des cellules souches embryonnaires celles qui auraient la capacité de se transformer en cellules sexuelles, a précisé au Monde Guy Fuhrmann (laboratoire de neurobiologie du développement et de la régénération, centre de neurochimie du CNRS). Par la suite, nous avons pu voir l'expression de marqueurs biologiques spécifiques du développement des ovocytes. Les ovocytes que nous obtenons poursuivent in vitro leur développement et, plus tardivement, nous obtenons des embryons. En d'autres termes, la cellule souche divise par deux son patrimoine génétique pour devenir une cellule sexuelle avant de recruter des cellules voisines dont elle s'entoure. Il y a alors production importante de certaines hormones sexuelles féminines, l'ovocyte multipliant son patrimoine génétique par deux pour former un embryon. Il n'y a évidemment pas eu de fécondation par une cellule sexuelle mâle mais, selon toute vraisemblance, un phénomène de parthénogenèse. Il faut toutefois préciser que nous avons tenté d'implanter ces embryons pour voir s'ils allaient se développer ; or, ces embryons ne sont pas viables. Mais nous sommes dans un domaine hautement compétitif et nous n'avons pas encore pu mener l'ensemble des travaux de recherche qui découlent de ces résultats.»
On imagine la suite : tentative de fécondation in vitro des ovocytes obtenus à partir des cellules souches, implantation in utero des embryons ainsi conçus, développement des nouvelles et diverses possibilités de production de cellules souches embryonnaires, etc.
«S'ils ne peuvent, en l'état actuel de nos connaissances génétiques, être directement extrapolés à l'homme et aux primates, ces résultats obtenus chez la souris sont du plus grand intérêt, nous a pour sa part déclaré Hervé Chneiweiss (Unité 114 de l'INSERM, Collège de France). Ils démontrent que nous sommes désormais clairement dans l'ère de la post-génomique, que l'importance ne réside pas tant dans le patrimoine génétique lui-même que dans la manière dont il s'exprime en fonction de multiples paramètres, dont les conditions de culture, sur lesquels nous pouvons jouer. Ces résultats montrent aussi la vanité des discours s'opposant a priori à la technique du transfert nucléaire au motif qu'il impose le recours à un grand nombre d'ovocytes et que ces derniers sont en nombre limité.»
Vanité ? Pour le professeur américain de religion et d'éthique Thomas Shannon, «l'utilisation de cellules souches embryonnaires pour produire des embryons dans le but de générer d'autres cellules souches embryonnaires dans un but thérapeutique ne présente pas de problème éthique substantiel.» «L'organisme dérivé de cette méthode n'est pas, à mon avis, une personne humaine» a ajouté cet expert de la religion catholique et du statut théologique de l'embryon au Worcester Polytechnic Institute, dans un texte publié lui aussi sur le site de la revue Science.
Quant à Ted Peters, professeur de théologie au Pacific Lutherian Theological Seminary de Berkeley, il juge que «cette recherche scientifique est comme un boulet de canon tiré dans l'étrave de la bioéthique du christianisme». Combien de temps le bateau flottera-t-il ?