Résumé
Depuis une dizaine d'années, les médecins sont comme hébétés. Leur vertigineuse glissade dans la pyramide du pouvoir sanitaire, leur perte du contrôle des flux de l'argent et de l'autorité, leur tutellisation par les administrateurs et les assureurs ont profondément troublé leur conception d'eux-mêmes et de leur futur. Leurs ambitions sont devenues minimales : ils ne visent plus qu'à conserver un peu du faste passé, à pouvoir tirer le plus possible en longueur quelques avantages résiduels. Mais les médecins, s'ils veulent survivre, ne pourront plus longtemps se soustraire à toute vision politique. Il leur faut, pour reprendre un mot de Sloterdijk, «réapprendre le texte de leur rôle dans l'Histoire». Et avant cela recomposer leur texte....La question n'est pas : comment retrouver le pouvoir passé, réorganiser les modes de financement pour rejouer l'ancienne pièce avec les mêmes rôles. Elle est : quelles sont les idées de fond qui animent les médecins, les valeurs qui les mobilisent ? Où se trouve l'essentiel de leur existence, de leur rôle ? Sur quoi, concrètement, la médecine actuelle est-elle en train d'échouer, peut-être de s'éteindre ? ...Double originalité, dans ce contexte, des «neuf pistes» pour améliorer le système de santé présentées la semaine dernière par les présidents des sociétés médicales de la Suisse romande.1 D'abord, c'est la première fois que des idées sont affirmées si clairement, sans langue de bois, sans périphrases, par un groupe de responsables élus de médecins. Là où la FMH n'a jamais osé s'avancer, circonvenue par mille menaces, corsetée par toutes sortes de promesses, obligée donc à une respectueuse omerta, eh bien ces présidents romands ont, eux, décidé de bouger, d'exprimer ce qui leur semble relever simplement de l'intelligence de praticiens. Ensuite, l'originalité de ces «neuf pistes» vient de leur façon de découper, dans le vaste monde du système de santé, les champs importants pour le futur. Avec précision, elles décrivent des actions presque banales qui, appliquées, révolutionneraient la qualité et l'économicité du système. Ce faisant, elles portent un message de fond : l'organisation de la médecine est déjà la médecine. Sauf à accepter d'entrer dans un système pour lequel ils deviennent des étrangers, les médecins ne peuvent pas s'en désintéresser....Il y a d'abord de petits rappels, presque anodins, mais qui sembleront du poil à gratter à tous ceux qui voudraient entraîner la médecine sur une voie rectiligne, vers une rentabilisation machinique. Par exemple : «l'introduction d'une concurrence de type commercial entre médecins serait potentiellement délétère pour le système de santé». Ou : «la relation médecin-patient doit rester au centre de toute réflexion», relation à juger non seulement avec des critères «économiques, techniques et statistiques», mais aussi selon sa «qualité humaine». Et cette prise de position : «trois principes avant de débattre du système de santé : la prise en compte de tous les acteurs, la prise en compte des aspects qualitatifs et la nécessité de mettre en place une politique de long terme». Bref, même si certains voudraient les réduire à un rôle de hot line rémunérée par tranches de cinq minutes, les médecins ont, politiquement, quelque chose à affirmer....Parmi les bonnes idées exprimées, celle de séparer l'assurance de base du business de l'assurance complémentaire. Cela, en fait, tombe sous le sens. La chasse aux bons risques, qui n'a jamais cessé et qui à elle seule fait le pouvoir et la fortune de quelques directeurs de caisses qui ont une mentalité non pas plus intelligente, mais plus «bushienne» que les autres, n'a pas sa place en assurance maladie de base.Deux mesures hypersimples, mais surtout excellemment ciblées, sont proposées : un, interdire à une même compagnie de pratiquer les deux types d'assurance ; deux, attacher les réserves non aux assureurs mais aux assurés, comme dans le deuxième pilier. ...Autre piste défendue : distinguer, chez les personnes âgées en EMS, les coûts liés à la perte d'autonomie de ceux qui relèvent de la maladie proprement dite. Et confier les premiers à une assurance séparée, qui pourrait par exemple être financée par la TVA. Le modèle n'a rien à voir avec celui présenté il y a six mois par santésuisse : la prime, estiment les présidents romands, doit être la même quel que soit l'âge. La solidarité entre générations n'est pas négociable, expliquait J.-F. de Montmollin lors de la conférence de presse présentant le manifeste.Ou encore, autre proposition : améliorer la régulation du nombre de médecins formés, ce qui passe par davantage de réflexion, de coordination, de partage de décisions. Voilà une des plaies du système actuel. Regardez le scandale de la clause du besoin : personne ne contrôle la formation, on connaît à peine les chiffres, et la politique actuelle se résume à enfermer les jeunes dans un statut de sous-médecins : est-ce tolérable, pareil comportement ?Et la carte de santé : bien sûr qu'il faut s'en occuper. Les médecins feraient bien de mettre leur nez dans ce difficile domaine, s'ils veulent en cadrer le développement. De même qu'ils doivent, les médecins, faire pression pour que la Suisse sorte de sa culture de l'opacité, pour qu'elle commence enfin à produire des statistiques sanitaires utilisables, rappelait R. Nyffeler. Pour le moment, non seulement son système statistique est «opaque, démodé et peu sûr», mais en plus «il livre son verdict avec trois ans de délai, alors que l'industrie pharmaceutique suit ses chiffres semaine par semaine». Dans un environnement aussi flou, le système de santé manque de motivation pour améliorer la qualité et l'économicité.Et l'information aux patients ? Là également, il est temps d'agir, rappelait C.-A. Favrod-Coune. Alors que le savoir général augmente, celui sur la santé reste d'une navrante pauvreté, aussi bien celui que reçoivent les patients que celui qui touche la population. Il faudrait un concept global, impliquant l'école et les médias, remboursant mieux les médecins pour leur activité de conseil et d'information....Elle peut donner toutes les bonnes raisons qu'elle veut pour ne pas le faire, la FMH devrait pourtant lancer des réflexions comme celle des présidents des sociétés romandes. Ce devrait même constituer l'essentiel de son activité. Mais cela supposerait une révolution copernicienne. Pour le moment, les propositions constituées inquiètent. Trop subversives. Trop dangereuses pour les intérêts particuliers. Seule la critique apparaît positive. Critiquez : on vous portera aux nues dans votre association médicale. Les médecins ne sont pas pris dans le tissu idéologique qu'ils croient. Leur véritable problème est d'accepter d'être réduits à un rôle de fonctionnaires subalternes, celui où l'on ne pense pas, où l'on existe sans vision du monde.1 Neuf pistes pour améliorer l'économicité et la qualité du système suisse de santé. Société médicale de la suisse romande, mai 2003 (disponible sur le site de la SMSR : www.smsr.ch et dans le numéro du mois de mai de la Revue médicale de la Suisse romande).