Poursuivons l'abord de cette question devenue depuis peu omniprésente, celle de la «dépendance», ce terme encore difficilement acceptable dans l'espace francophone qui, à son endroit, goûterait plutôt celui d'«addiction» (Médecine et Hygiène du 28 mai 2003). Dans son dernier ouvrage consacré à la toxicomanie tabagique, le Pr Robert Molimard1 souligne à quel point il est essentiel, pour le thérapeute, de se situer par rapport à ses propres dépendances et, en l'espèce, par rapport à la consommation de tabac. Le temps n'est certes plus où l'on pouvait rencontrer, dans les grands établissements hospitaliers parisiens, des spécialistes de différentes disciplines de cardiologie notamment qui fumaient ostensiblement sinon durant les visites du moins pendant leurs consultations.Le médecin doit-il ou non donner l'exemple ? Vaste question que nous ne pouvons raisonnablement traiter ici. Mais en toute hypothèse, concernant le tabac, la donne a totalement changé : l'hôpital est devenu un espace non fumeur et le praticien qui fumerait devant son patient reconnaîtrait implicitement soit qu'il est dépendant de cette substance et incapable de vaincre cette dépendance, soit qu'il considère que fumer n'est nullement dangereux pour la santé, soit enfin qu'il prend consciemment le risque d'une consommation pathogène. Dans tous les cas, il est en situation difficile, les volutes brouillant ici quelque peu sans même parler du tabagisme passif la qualité de la relation thérapeutique.Savoir, pour améliorer la relation thérapeutique, où on en est avec la dépendance ? Deux témoignages récents peuvent nous éclairer. Le premier est, précisément du Pr Molimard qui intitule «J'ai fumé» le premier chapitre de son dernier ouvrage. En douze pages, le fondateur de la société de tabacologie raconte comment il a découvert le tabac. Il avait alors 9 ans et sa famille travaillait à
«L'Entrepôt des Tabacs de Clermont-Ferrand». L'été 1944 fut pour lui celui du baccalauréat, du maquis et d'une pipe «de Saint-Claude». Avec l'arrivée des soldats américains, ce fut la découverte des Raleigh, des Pall Mall, des Camel et des Chesterfield. Amélioration de la dépendance grâce aux Balto, Naja, High Life (sic) et Week-End (re-sic). A 20 ans, l'étudiant en médecine en était à un paquet de Gauloises par jour. Quelques années passent ; l'envie d'arrêter mais la crainte de passer pour une «poule mouillée» ; on commence à parler de la possible relation de causalité entre tabac et cancer bronchopulmonaire. Voilà une raison logique, avouable de quitter le monde du tabac.«Alors j'ai essayé d'arrêter. Je ne compte plus les tentatives désespérées et stériles, les décisions solennelles à chaque occasion favorable, nouvel an, anniversaire, premier du mois, début de vacances, écrit-il. Je tenais parfois quinze jours, mais le plus souvent ne résistais pas à quelques heures d'abstinence. Je me sentais désespérément prisonnier, incapable de "concevoir la vie sans tabac", et horriblement coupable de mon impuissance à m'en délivrer.» Puis son père parvint, lui, à arrêter et après bien des souffrances vint la délivrance et, avec elle, une existence professionnelle entièrement consacrée à «l'étude du tabac».Comment parler de sa dépendance ? Autre témoignage, celui de l'acteur américain Kirk Douglas qui signe, dans l'International Herald Tribune du 21 mai, un texte intitulé «Ma première cigarette, et ma dernière». Douglas : «Mon père, un paysan russe, est arrivé aux Etats-Unis en 1910. Comme tous ses potes, il fumait. Il m'est difficile de me représenter mon père sans une cigarette à la bouche. Après des années de tabagisme, le médecin de mon père lui dit qu'il mourrait d'un cancer s'il n'arrêtait pas la cigarette. Il adopta donc la méthode draconienne. Voilà comment il y arriva : il avait toujours une cigarette dans la poche de sa chemise. Quand il ressentait le besoin de fumer, il sortait la cigarette et la regardait férocement. Avec un grognement, il disait, avec son accent russe, "qui est le plus fort ? Toi ? Moi ?" Il fixait la cigarette et disait : "Je suis le plus fort." Et il remettait la cigarette dans sa poche. Il fit cela pendant quelques années, mais c'était trop tard. Il est mort d'un cancer à l'âge de 72 ans.»Pendant ses années de faculté, son service dans la Navy durant la Seconde Guerre mondiale, et ses années de spectacle à Broadway, Kirk Douglas ne fuma jamais. Puis vint Hollywood et «The Strange Love of Martha Ivers» comportant une scène où il devait fumer. «Je ne fume pas, répondit-il, timidement. «Ca s'apprend vite» lui répondit le réalisateur.«Il avait raison. On apprend vite, écrit Douglas. Peu après, je fumais de deux à trois paquets par jour. A l'époque tout le monde fumait, et la cigarette était l'accessoire favori du cinéma. Beaucoup d'acteurs ne savaient pas quoi faire de leurs mains. Devaient-il les mettre dans leurs poches ? Devaient-ils les laisser pendre à leurs côtés ? La cigarette répondait à ces questions. En sortir une du paquet, la tapoter, l'allumer et inhaler profondément. Puis exhaler.»En étant malin, on pouvait apprendre à faire des ronds de fumée. Pointer de la cigarette. Tapoter les cendres dans un cendrier, et l'écraser gentiment dans le cendrier, ou férocement suivant les besoins de la scène. En 1942, Paul Henreid connut un succès mondial en allumant deux cigarettes à la fois dans «Now, Voyager» (
). «Une fois devenu célèbre, les compagnies de tabac me fournirent des cartons de cigarettes chaque mois. Un jour de 1950, dans mon refuge, je fumais comme d'habitude. J'ai exhalé et j'ai vu un portrait de mon père sur mon bureau, à travers la fumée. Je l'ai vu sur son lit de mort. J'ai écrasé la cigarette dans le cendrier. J'ai retiré une cigarette du paquet et j'ai jeté le reste dans la poubelle (
) comme mon père, je suis plus fort qu'une cigarette.»(A suivre)Bibliographie :1 La Fume ; Smoking. Sides éditions. ISBN : 2-8681-121-4.