Si la transplantation d'organes a connu un succès très important auprès du personnel médical et du grand public durant les années 80, le nombre de donneurs d'organes et de transplantations effectuées a progressivement diminué durant les années 90. Parallèlement à ce recul, le nombre de patients décédant en liste d'attente pour une transplantation n'a fait que croître. Parmi les alternatives à l'utilisation d'organes humains, la xénotransplantation, c'est-à-dire l'utilisation d'organes animaux pour la transplantation chez l'homme, est une solution expérimentale offrant de nombreux avantages. Grâce à la xénotransplantation, il serait possible de greffer la grande majorité des patients candidats à une transplantation à un stade précoce de leur maladie et de manière élective. Les barrières qui s'opposent à une application clinique sont principalement d'ordre immunologique. En effet, le système immunologique de l'homme développe des réponses extrêmement vigoureuses contre les antigènes d'animaux. Afin de surmonter ces barrières, des porcs génétiquement modifiés et nés par clonage pourraient dans un avenir proche permettre l'initiation de nouveaux essais cliniques.
La transplantation d'organes est certainement l'un des progrès majeurs de la médecine du dernier quart de siècle. En effet, jusque dans les années 70, des patients présentant une hépatite fulminante ou une insuffisance cardiaque terminale décédaient sans possibilité de traitement curatif. Dès l'introduction du nouveau médicament immunosuppresseur, la ciclosporine, les programmes de transplantation se sont développés à travers le monde occidental durant les années 80 de manière exponentielle. Après avoir connu initialement un grand succès et un soutien par le personnel médical et le grand public, la médecine de transplantation a par la suite subi des critiques liées à son coût, à des rumeurs de trafic d'organes, ainsi qu'à une difficulté de comprendre la notion de mort cérébrale. Durant les années 90, le nombre de dons d'organes s'est stabilisé dans presque tous les pays pour ensuite progressivement diminuer. En Suisse, le nombre de donneurs d'organes n'a fait que reculer durant les cinq dernières années. Durant l'année 2002, seulement 388 patients ont pu bénéficier d'une greffe d'organe, alors que 1137 étaient inscrits sur une liste d'attente (fig. 1). Dû à ce manque de greffons disponibles, le nombre de patients décédant en liste d'attente, faute d'avoir reçu un cur ou un foie à temps, a atteint environ 15%. L'utilisation de donneurs vivants a progressivement augmenté et si ce concept est connu de longue date pour la transplantation rénale, le don vivant pour la transplantation du foie n'a été pratiqué en Suisse que depuis 1999. Si cette technique est actuellement répandue dans le monde occidental, elle comporte un risque de morbidité et de mortalité pour le donneur et n'est pas encore reconnue ou remboursée par les assurances suisses.
Parmi les alternatives qui existent à l'utilisation d'organes humains, la xénotransplantation, c'est-à-dire l'utilisation d'organes animaux pour la transplantation chez l'homme, est une solution expérimentale développée depuis une dizaine d'années. Les avantages qu'offrirait l'application de la xénotransplantation en médecine sont nombreux. Grâce à la xénotransplantation, il serait possible de greffer tous les candidats à une transplantation, à un stade moins avancé de leur maladie et de manière élective. La dialyse chronique pour des patients en insuffisance rénale disparaîtrait sans doute. Les patients diabétiques, représentant plus d'un pour cent de la population des pays occidentaux, pourraient recevoir des îlots de Langerhans d'origine animale et de nombreuses maladies neurologiques, telles que la maladie de Parkinson, pourraient bénéficier de cette technique.
Quelles sont les barrières biologiques à l'application de cette thérapeutique et quelles stratégies sont développées afin de les surmonter ?
Chaque espèce vivante possédant un système immunologique a développé durant son évolution des lymphocytes produisant des anticorps «naturels». Ces anticorps naturels sont dirigés contre toute une variété d'antigènes présents dans la nature. La raison d'être de ces anticorps est probablement une défense de base contre des organismes pathogènes, mais leur fonction exacte n'est pas connue à ce jour. Parmi les exemples bien connus d'anticorps naturels, il faut citer les anticorps des groupes sanguins anti-ABO.
En ce qui concerne la xénotransplantation, l'humain a perdu durant son évolution phylogénétique l'expression à la surface de ses cellules du sucre galactose a1-3 galactose (Gal) et a parallèlement développé des anticorps naturels anti-Gal. Tous les autres mammifères à l'exception des primates expriment toujours ce sucre. Les anticorps anti-Gal sont responsables du rejet hyperaigu qui survient lorsque des organes d'animaux porteurs du sucre Gal sont transplantés dans des espèces produisant l'anticorps anti-Gal.1,2 Dès que le sang d'un primate circule dans un organe de porc, les anticorps anti-Gal du receveur se déposent à la surface de l'endothélium du donneur et en activant le système du complément induisent une thrombose et une nécrose de l'organe en quelques minutes (fig. 2). En cas de transplantation entre deux personnes (allotransplantation), le problème du rejet est essentiellement cellulaire, c'est-à-dire lié aux lymphocytes T. Ce rejet est maîtrisé avec succès grâce aux médicaments tels que la ciclosporine. En allotransplantation, il n'existe pas d'anticorps contre le donneur, à moins que le receveur n'ait été sensibilisé contre des antigènes humains par une greffe antérieure ou par des transfusions sanguines.
Etant donné que les primates sont relativement proches immunologiquement de l'homme, il pourrait être préférable de les utiliser comme donneurs pour la xénotransplantation plutôt que d'autres mammifères. Toutefois, en raison de la différence de taille, de la rareté de certaines espèces et du risque de transmission de maladies virales que véhiculent les singes, le choix de l'animal donneur pour la xénotransplantation s'est focalisé durant les dernières années sur le porc. En effet, cet animal présente une taille de ses organes semblable à l'homme et son élevage est facilité par une reproduction rapide et élevée. Toutefois, la présence du sucre Gal à la surface de toutes les cellules porcines, sucre contre lequel l'homme a développé des anticorps naturels, crée la première barrière pour la xénotransplantation.
Afin de prévenir le rejet hyperaigu de xénogreffes d'organes de porc sur des primates, plusieurs techniques sont possibles. Une première possibilité est d'enlever par plasmaphérèse les anticorps naturels anti-Gal. Toutefois, la production est telle que les anticorps reviennent à leur taux normal en quelques jours. On peut également dépléter ou bloquer pharmacologiquement le système du complément. Ces méthodes toutefois ne préviennent pas les réponses immunes secondaires qui sont la production de nouveaux anticorps dirigés contre des protéines qui se trouvent à la surface des cellules porcines, ainsi que la réponse cellulaire qui ressemble à un rejet en cas d'allogreffe. Pour bloquer ces réponses secondaires, les médicaments disponibles actuellement pour le contrôle du rejet en allogreffes se sont montrés impuissants.
Une première étape a été le développement d'animaux transgéniques portant à leur surface cellulaire des molécules humaines capables de bloquer le système du complément humain. Au début des années 90, le groupe de David White à Cambridge a développé une colonie de porcs transgéniques porteurs du gène humain DAF (Decay Accelerating Factor) qui neutralise le système du complément de primate, même lorsque des anticorps anti-Gal se déposent à la surface des organes de porc (fig. 3). Ce groupe a réalisé de nombreuses greffes d'organes de porcs transgéniques sur des singes. Toutefois, malgré l'utilisation de régimes immunosuppresseurs très lourds, les organes de porc survécurent moins de trois mois après transplantation.3 Tous les organes furent perdus par des phénomènes de rejet combinant rejets humoral et cellulaire.
Très récemment, deux groupes de recherche aux Etats-Unis ont réussi à produire par clonage des porcs qui n'expriment pas de sucre Gal.4 Ceci élimine tout simplement le problème de rejet hyperaigu. Des expériences de transplantations d'organes de porc sans sucre Gal sur des primates sont actuellement en cours. Toutefois, il est probable que cette étape ne soit pas suffisante pour résoudre complètement le problème de rejet à long terme et qu'il faudra combiner par la suite plusieurs modifications génétiques, en introduisant dans le génome du porc sans sucre Gal les gènes des molécules humaines capables de bloquer le système humain du complément ou de la coagulation.
Il est probable que malgré la modification génétique profonde des donneurs porcins, le système immunologique de l'homme parviendra malgré tout à reconnaître des molécules étrangères à la surface des cellules porcines et tentera encore de détruire les organes xénotransplantés. Afin de prévenir définitivement le rejet, il faut trouver un moyen de rendre le receveur tolérant aux antigènes du porc donneur.
Afin d'induire une tolérance immunologique, le groupe de David Sachs à Boston a développé le concept de chimérisme hématopoïétique par l'injection de cellules de moelle osseuse du donneur au receveur. Les cellules de la moelle du donneur se mélangent à la moelle du receveur et les deux populations peuvent arriver à un état d'équilibre, aboutissant à un état de tolérance réciproque. Cette approche a récemment été utilisée avec succès en allogreffe clinique.5
Afin d'induire une tolérance aux antigènes porcins chez le primate, ce groupe a transplanté des cellules hématopoïétiques de porc à des babouins avec un protocole immunosuppresseur complexe, combinant une irradiation corporelle, des anticorps antilymphocytaires, une plasmaphérèse ainsi que différents agents pharmacologiques. Dans un premier groupe expérimental, les primates ont rejeté les cellules porcines malgré la forte immunosuppression. Grâce à l'utilisation d'un nouvel anticorps monoclonal dirigé contre une molécule présente sur les lymphocytes T (CD40L ou CD154) et nécessaire à leur activation, il a été possible de significativement prolonger la présence des cellules de porc chez les babouins et de bloquer les réponses immunes secondaires aux antigènes porcins.6 En combinant ces différentes stratégies, ce groupe a réussi à faire vivre des organes de porc implantés chez des babouins durant de nombreuses semaines.
Ces résultats, ainsi que ceux d'autres centres, démontrent que la xénogreffe s'approche de la réalité clinique. Si des survies de plusieurs mois sont actuellement possibles, ce n'est qu'une question de temps pour que ces durées soient démultipliées, grâce au développement continuel de nouvelles technologies.
Le risque de transmission de maladies virales est toujours incertain. Il a en effet été possible d'infecter des cellules humaines avec des rétrovirus porcins in vitro.7 Toutefois, plusieurs travaux publiés récemment ont rapporté l'étude de patients exposés ou transplantés avec des tissus porcins, avec un suivi allant jusqu'à douze ans. Dans aucun cas, une infection par rétrovirus porcin n'a pu être mise en évidence.8
Il faut mentionner que des essais cliniques de xénogreffes ont déjà eu lieu aux Etats-Unis, mais également en Europe et même en Suisse. Si les xénogreffes d'organes n'ont pas encore donné de résultats cliniques satisfaisants à ce jour, les xénogreffes cellulaires, telles que îlots de Langerhans ou cellules neuro-endocrines, semblent plus prometteuses. En effet, les greffes cellulaires ne sont pas immédiatement vascularisées et échappent ainsi à la destruction médiée par les anticorps et le complément. Il est d'autre part possible d'encapsuler les cellules avec des matériaux biocompatibles les protégeant du rejet, technique qu'a développée et appliquée cliniquement le Pr P. Aebischer à Lausanne.9
Il semble donc probable que des essais cliniques de xénotransplantation réalisés de manière extrêmement rigoureuse puissent à nouveau être initiés dans un avenir proche, c'est-à-dire dans les quelques années à venir. La décision du gouvernement helvétique de limiter très strictement tout essai clinique, mais de ne pas l'interdire correspond aux principes proposés par l'Académie suisse des sciences médicales.10
En conclusion, le manque d'organes pour la transplantation n'a fait que s'accentuer durant les dernières années et il est justifié de chercher des alternatives au don d'organe humain.