Parlons clair. Nous traitions il y a peu, dans ces colonnes, des sales et pervers effets de ces sordides entreprises, réunies sous l'appellation aussi récente et débile que non contrôlée de «téléréalité» ; des entreprises toujours aussi florissantes mises en abyme par le film allemand «Das experiment» (Médecine et Hygiène du 18 juin 2003). Désespérant, temporairement, de la raison humaine nous en appelions à une bouteille salvatrice un jour lancée dans les pestilences méthanées de l'audiovisuel de notre temps. Comment tenter de faire face à cette déferlante qui conduit des dizaines de millions de personnes à regarder pendant des jours et des jours quelques dizaines de leurs contemporains vivre dans une cage expérimentale sous l'il constamment ouvert des caméras de télévision ? Comment trouver une parade à cette régression collective et aux immanquables surenchères que font naître la quête de l'audience maximale et les profits financiers qui en résultent via cet autre asservissement collectif qu'est la publicité télévisuelle ?Car rien ne sert de se voiler la face. La machine à régresser est bien en place. Les premières entreprises de «téléréalité» apparaîtront demain comme de simples bleuettes qui prenaient soin d'entourer les «candidats» de psychologues et psychiatres pour prévenir tout accident. Ce sont, précisément, ces accidents qui sont recherchés, souhaités et, déjà, provoqués. La gamme ici est immense qui va de la «crise de nerf» au «chagrin d'amour», du «pétage de plombs» à la «dépression réactionnelle», de la «prise de tête» individuelle à la «baston» collective. Déjà, sous d'autres cieux, des spectacles plus violents encore sont en gestation, sinon déjà diffusés, dans lesquels il ne s'agit plus de compétitions mêlant sexualité et argent mais violence physique et torture mentale, pornographie et sévices en tout genre.S'indigner ? On vous répondra que les candidats sont «volontaires» pour une compétition à laquelle ils ont, en pleine connaissance de cause , accepté de participer «à leurs risques et périls». S'émouvoir ? On vous dira que le spectacle ainsi offert n'est en rien obligatoire, que nul n'est censé condamner une entreprise qui ne contrevient en rien à la loi, et que chacun peut trouver son plaisir comme il l'entend dès lors que les règles du jeu démocratique sont pleinement respectées.Or, c'est bien là que le bât blesse, du moins en France, comme l'avait, précocement et très élégamment démontré, dans les colonnes du Monde daté du 12 mai 2001, le Pr Claude Huriet, alors sénateur et auteur d'une loi qui porte son nom consacrée à l'expérimentation sur l'homme. C'était alors l'époque de «Loft Story», premier exemple français de «téléréalité» diffusé sur la chaîne M6.«Parmi les nombreux commentaires dont les médias n'ont pas été avares ces derniers jours, qu'ils approuvent ou qu'ils condamnent, revient le terme d'expérimentation, plus souvent encore celui de "cobayes", de "cobayes d'un savant fou". Selon un psychiatre, ce ne sont plus des personnes, mais des "rats dans une cage". Le directeur des programmes de M6 reconnaît lui-même qu'il ne s'agit pas d'un simple jeu télévisé (...), écrivait le Pr Huriet. Je l'affirme tout net : il s'agit en fait d'une expérimentation humaine qui ne dit pas son nom, d'une expérimentation au sens de la loi du 20 décembre 1988, "relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales" et cette loi, adoptée à la quasi-unanimité du Parlement, est aujourd'hui bafouée. "Loft Story" est bien une expérimentation organisée et pratiquée sur l'être humain (article L 1121-1 du nouveau code de la santé publique).»Or, cet article ne laisse aucun doute : les actes «pratiqués sur l'être humain» sont des actes «pouvant porter atteinte à une personne». Il mentionne d'ailleurs explicitement les sciences du comportement humain comme s'inscrivant dans le champ de la loi. «Eh bien nous y sommes !» expliquait le Pr Huriet. Le «promoteur» qui, selon la loi, prend l'initiative de la recherche, c'est le producteur de l'émission. Les médecins sont les «investigateurs» qui «dirigent et surveillent la réalisation de la recherche». Or, ni l'un ni les autres n'ont respecté la loi, qui se veut «protectrice de la personne». Des trois conditions impératives qui rendent licite une expérimentation sur l'homme, aucune n'est remplie : ni l'exigence de prérequis scientifiques, ni l'appréciation du bénéfice attendu (quel bénéfice ?) par rapport aux risques encourus par les sujets de l'expérience. Enfin, qui peut croire que «Loft Story» vise à «étendre la connaissance scientifique de l'être humain et les moyens susceptibles d'améliorer sa condition» ?En pratique, l'une des dispositions essentielles de la loi concerne l'obligation faite à l'investigateur de saisir préalablement à toute recherche une instance consultative pluraliste dont la composition doit assurer «l'indépendance et la diversité des compétences dans le domaine biomédical et à l'égard des questions éthiques, sociales, psychologiques et juridiques» (article L 1123-1). Ceci n'avait pas été respecté pas plus que cela ne l'a été pour les entreprises qui ont suivi qui, toujours selon la loi, ne doivent comporter aucun risque prévisible sérieux pour la santé des participants. Quant à l'argent, omniprésent dans les expériences de «téléréalité», la loi française prévoit «une indemnisation en compensation des contraintes subies». Mais le montant est «limité à un maximum fixé par le ministre chargé de la santé» (article L 1124-2). Le titre V, enfin, fixe les sanctions pénales peines d'emprisonnement et amendes dont sont passibles ceux qui ne respectent pas la loi. Le Pr Huriet estimait, en conclusion, que le législateur avait ici fait son travail et qu'il appartenait à la puissance publique et à la justice de faire le leur. Deux ans ont passé. Est-il définitivement trop tard ?