14 juillet 2003. Il y a deux décennies, on commençait, de part et d'autre de l'Atlantique, à cerner la possible transmission par voie sanguine de l'agent étiologique d'une nouvelle affection que l'on n'avait pas encore baptisée d'un sigle de quatre lettres ; un sigle dont beaucoup de ceux qui l'emploient aujourd'hui ne connaissent pas la signification. Au moment où nous écrivons ces lignes, sur la rive européenne de l'Atlantique face à l'anse de Goulphar, commune de Bangor, Belle-Ile-en-mer se tient à Paris la «deuxième conférence sur la pathogenèse et les traitements du sida», manifestation co-organisée par l'International Aids Society et par l'Agence nationale française de recherche sur le sida. Cinq mille participants, un savant dosage d'interventions accordées à des scientifiques, des politiques et des représentants d'associations de malades : c'est la dernière messe en date de toutes celles qui, depuis bientôt vingt ans, rythment autant la progression de la pandémie que la lutte contre cette maladie virale dont la physiopathologie conserve bien des mystères.Et cette nouvelle messe n'échappe pas à la liturgie conventionnelle. En chaire, on s'émeut, on tance, on prend la plus belle des postures tragiques tandis que dans la nef et dans les coulisses on se retrouve, on se congratule, on échange des politesses convenues et l'on prépare le prochain spectacle.Qui ne voit que cette affection hors norme (de nature virologique et transmise par voie sexuelle) a d'ores et déjà rejoint les deux autres grands fléaux infectieux planétaires (transmis par voie aérienne) : le paludisme pour les parasites et la tuberculose pour les bactéries ? Pour autant, la communauté formée par ceux qui, venus des horizons les plus divers, mènent la lutte n'a pas, sur le fond, su inventer d'autres modèles d'action. On ne mésestime pas, ici, les bouleversements induits pour l'essentiel dans les pays industrialisés par la prise de conscience de l'existence de cette maladie émergente et de ses voies de transmission. La montée en puissance du milieu dit «associatif», les nouveaux rapports de force établis avec les multinationales pharmaceutiques (dont les investissements en matière de recherche et de développement permirent la mise au point de cette révolution que sont les associations antirétrovirales), le développement contagieux de politiques sanitaires dites de «réduction du risque», vis-à-vis des toxicomanes notamment, constituent autant de chapitres majeurs de la jeune histoire de la lutte contre le sida.Qui ne voit, pour autant, à quel point il convient de relativiser des évolutions que nombre de médias occidentaux bien- pensants ont choisi d'accompagner au risque d'en grossir l'importance et, peut-être, d'en réduire la portée ? Aujourd'hui, 14 juillet 2003, 14 000 personnes vont à travers le monde être infectées par le virus du sida. Depuis plus de quinze ans, on tente de mobiliser l'opinion contre l'évolution de la situation épidémiologique internationale. Il y a près de quinze ans que les plus clairvoyants expliquent, alertent, clament l'essentiel ; si rien n'est fait, le sida tuera bientôt autant que le paludisme et la tuberculose ; si rien n'est fait, le sida ne sera pris en charge et prévenu que dans les pays occidentaux où il a vu le jour ; si rien n'est fait, le mal, après avoir pris pied sur le sol africain, gagnera l'Asie et notamment l'Inde et la Chine. Tout cela fut, en temps et en heure, dit et imprimé.14 juillet 2003, on continue à parler, à écrire, à mettre en scène. Sur l'estrade parisienne de nouveaux acteurs viennent dire à la cantonade leur indignation. Ils rappellent que neuf personnes infectées sur dix dans le monde n'ont pas accès aux traitements dont bénéficient les malades des pays riches ; ils dénoncent les politiques des multinationales dont ils expérimentent par ailleurs les dernières découvertes ; ils tentent de prouver que la diffusion des trithérapies dans le tiers monde constituerait, tout bien pesé, une entreprise rentable. C'est ainsi : la lutte contre le sida est toujours empreinte de cette candeur qui fut l'une de ses caractéristiques premières. Il y a toujours, dans le paysage, les forces du bien luttant contre celles du mal. Sans doute une maladie transmissible par les voies du sang et du sexe ne peut-elle être perçue comme celles qui, parce qu'elles empruntent d'autres chemins, sont plus communément rangées sur le vaste rayon de la fatalité. Sortirons-nous un jour, avec le sida, de cette néo-bondieuserie, de cette sacralisation persistante de quelques chercheurs à la mode, de ce refus collectif des responsabilités comportementales individuelles, de la recherche récurrente et obsessionnelle des fautes de l'organisation politique et sociale ?La tâche sera ici d'autant plus ardue que la lutte contre le sida n'a jamais craint, ces vingt dernières années, de puiser dans la société du spectacle l'essentiel de l'énergie qu'elle déployait. Le spectacle devant, comme on le sait, coûte que coûte continuer, nous pouvons lire, vingt ans après, dans les colonnes du quotidien Libération à propos de la conférence parisienne, que dorénavant «les patients se plaignent des effets secondaires des traitements.»