Il a été estimé qu'en Europe plus d'un million de personnes par année sont victimes soit d'un traumatisme cranio-cérébral (TCC), soit d'un traumatisme cervical (TC), voire des deux. Les cas bénins forment la majorité de ce collectif et évoluent favorablement. Quelques cas plus rares vont présenter des complications immédiates et dramatiques. Ces cas doivent être identifiés par des règles strictes de prise en charge, afin d'éviter un recours trop fréquent aux examens les plus sophistiqués. Une recherche clinique systématique menée depuis plus de vingt ans a permis d'élaborer des directives cliniques avec une spécificité et une valeur prédictive négative proche de 95%. En effectuant une anamnèse et un examen clinique selon les directives cliniques TCC et TC, le médecin va pouvoir décider d'une stratégie efficiente pour choisir la nécessité d'examen complémentaire radiologique ou non. Correctement appliquées, ces directives permettent de diminuer d'environ 50% les examens de radiologie.
La prise de décision en situation d'incertitude est une réalité quotidienne qui touche principalement les jeunes médecins qui travaillent dans les services d'urgence. Actuellement, leur formation n'est pas adaptée à l'urgence et la spécialité de médecin urgentiste n'existe pas encore en Suisse. Enfin, l'encadrement par les chefs de clinique est très variable selon les hôpitaux. Face à ce problème, le médecin des urgences a souvent besoin de temps avant de prendre une décision. Il peut certes solliciter les spécialistes d'organe, mais ceux-ci ne sont pas toujours disponibles et ne viennent qu'après un certain délai.
Dans la pratique clinique quotidienne, l'enjeu consiste à définir une frontière entre les compétences des «urgentistes» et celles des spécialistes : qui fait quoi, quand et comment ? Quand faut-il débuter la collaboration avec le spécialiste pour assurer des soins de qualité aux patients ?
La rédaction de protocoles ou de recommandations pour la pratique clinique (guidelines) par une équipe pluridisciplinaire permet de clarifier le rôle et la place de chacun et de diminuer les conflits potentiels, ce qui est fondamental en situation d'urgence. G. von Below, responsable du domaine Assurance qualité de la FMH, rappelle que les objectifs d'une «recommandation pour la pratique clinique» sont :
I Etablir des outils spécifiquement conçus pour permettre la prise de décisions.
I Définir la marge de manuvre et les possibilités décisionnelles qu'il convient de suivre ou auxquelles il convient de déroger si le cas l'exige.
I Assurer une qualité optimale des soins de santé.
A partir de deux motifs fréquents de consultation dans le centre d'accueil et d'urgences des Hôpitaux universitaires de Genève, les traumatismes crâniens et les traumatismes cervicaux, les médecins des urgences et les médecins du service de neurochirurgie ont développé et mis en application des directives de pratiques cliniques pour ces pathologies.
Le processus d'élaboration et les résultats sont présentés.
Environ un million de patients sont vus chaque année dans les services d'urgence nord-américains pour un traumatisme crânien, et il est vraisemblable que ce chiffre soit identique en Europe.1 La grande majorité de ces traumatismes sont de faible gravité, mais encore faut-il définir le terme gravité. Depuis plus de vingt ans, l'évolution de l'imagerie médicale a obligé les cliniciens à revoir leur processus diagnostique pour cette pathologie fréquente. Il a fallu définir le «degré de gravité clinique» afin de codifier le recours à des examens d'imagerie coûteux, non pas pour un individu mais dans une logique d'épidémiologie clinique et de coûts de la santé.
Dans les années 1980, tous les patients victimes d'un traumatisme crânien subissaient d'office trois radiographies (face, profil, et incidence fronto-sous-occipitale dite de Worms). Masters en 19802 a montré que les radiographies du crâne n'apportaient aucune information pertinente sur la présence d'éventuelles lésions intracérébrales et n'étaient pas utiles dans la décision de poursuivre les investigations cliniques ou thérapeutiques. En 19843 dans une nouvelle analyse, ce même auteur montre que chez 19 patients avec un TCC mineur et un trait de fracture linéaire fin (sur un collectif total de 1184 patients), l'évolution clinique est tout à fait favorable. Sur cette base, Master publie en 19874 une conférence de consensus dans laquelle il recommande de ne plus faire de radiographie du crâne dans les TCC mineurs. Pour les TCC de gravité moyenne, les radiographies du crâne peuvent être utiles mais il y a un manque de preuve et les arguments recouvrent ceux utilisés pour les traumatismes mineurs. Enfin pour les TCC graves, le CT-scan est devenu indispensable pour la prise de décision.
Depuis les années 1990 qui correspondent à l'apparition des CT-scan dans les services d'urgence, leur place dans le processus diagnostique est largement étudiée. L'accent est mis sur la nécessité d'une démarche clinique bien structurée avec une évaluation clinique par le score de Glasgow et un examen neurologique complet. Comment faire la différence entre un TCC minime, mineur, moyen ? A quoi cela correspond-il sur l'échelle de Glasgow ? Quelle est la corrélation entre la clinique et les lésions objectivées au CT-scan cérébral ? Faut-il surveiller les patients avec un TCC minime aux urgences même si le scanner est normal ? Il faut se rappeler, entre autres, la haute évolutivité qui peut transformer un traumatisme mineur en une situation éminemment dangereuse pour le système nerveux central.
Dès les années 90, on trouve des études qui permettent de répondre à ces questions. En 1992, dans une étude prospective où il compare le CT-scan cérébral et l'observation clinique, Mikhail5 montre chez les patients avec un score de Glasgow entre 13 et 15, qu'il peut exister des lésions cérébrales. Il identifie également deux facteurs prédictifs de gravité : un âge de plus de 40 ans et des céphalées.
La généralisation des CT-scan dans les services d'urgence aboutit aussi à une utilisation abusive de ceux-ci, comme les radiographies du crâne dans les années 1980. Plusieurs études tentent de mettre de l'ordre. Miller6 en 1996 sur un collectif de 1382 CT-scan cérébraux chez des patients avec un score de Glasgow à 15, identifie 84 lésions (6,1%) dont seulement 3 (0,2%) vont subir une intervention chirurgicale mais jamais en urgence. Dans un sous-groupe de 789 patients présentant une amnésie circonstancielle mais sans embarrure, 3%, (n = 24) avaient un CT-scan anormal. Aucun de ces patients n'a dû être opéré. Toutefois dans ce collectif, presque tous les patients se plaignaient de nausées et de vomissements. L'auteur conclut que tout patient avec un TCC mineur et une symptomatologie clinique devrait avoir un CT-scan cérébral, malgré un pourcentage faible de complications. Borczuk7 fait la même étude mais tient compte de la typologie de l'accident (voiture, moto, piéton). Il confirme les résultats de Miller en signalant qu'avec un Glasgow à 15, seuls 0,76% des patients devront subir une intervention chirurgicale.
Ces résultats laissent planer le doute dans la pratique quotidienne. Ainsi, en 1992, 270 000 CT-scan cérébraux sont effectués dans les services d'urgence américains pour un coût total évalué à 216 millions de dollars. Les médecins des urgences ont alors le même sentiment que dans les années 1980 où il s'agissait de faire des radios du crâne chez tout le monde pour se protéger contre des procédures judiciaires. Plusieurs nouvelles études essaient alors de stratifier le risque en fonction de l'évaluation clinique initiale afin de déterminer les indications cliniques et de rationaliser l'utilisation du CT-scan cérébral.8 Haydel9 en 2000 identifie qu'il faut tenir compte de l'âge (> 60 ans), de la présence de céphalées, de nausées, de vomissements, de la consommation ou non d'alcool, d'une amnésie circonstancielle, de tous signes de contusions sus-claviculaires et de la survenue d'une crise d'épilepsie après le traumatisme pour décider de pratiquer un CT-scan. Enfin, la prise d'anticoagulant ou non doit être identifiée. Chez les patients avec un TCC, un Glasgow à 15 et sans aucun des facteurs de risque mentionnés ci-dessus, le médecin urgentiste peut s'abstenir d'effectuer un CT-scan.
Parmi les urgentistes qui font une recherche clinique ciblée sur les motifs de recours et les procédures cliniques, Stiell et coll. à Ottawa10 ont développé une démarche originale qui comprend successivement l'identification d'un motif de consultation fréquent pour lequel il n'existe pas de consensus clair et l'élaboration d'un questionnaire/enquête soumis à un large collectif de médecins pour identifier leur pratique clinique.11,12 Les résultats de ces enquêtes permettent de définir un algorithme que les médecins de l'enquête vont appliquer scrupuleusement dans leur pratique quotidienne.13 L'analyse des résultats permet d'élaborer un nouvel algorithme évalué par une nouvelle étude clinique prospective. Cette approche originale a permis de donner des directives de pratiques cliniques extrêmement pertinentes pour les entorses de chevilles14 et de genoux15 vues aux urgences.
La même démarche va être utilisée pour proposer des recommandations sur la prise en charge des TCC. La première enquête a porté sur un collectif de 228 médecins urgentistes12 du Canada dont 85% étaient contre la pratique systématique d'un CT-scan en cas de TCC mineur, et 3,5% préconisaient un CT-scan chez tous les patients. Nonante-sept pour cent de ces médecins souhaitaient des directives cliniques plus précises. En 2001 sous le titre «the Canadian CT rule for patients with minor head injury»,11 Stiell publie les résultats de son étude prospective et propose des directives cliniques pour la pratique quotidienne (tableau 1). En mai 2003, cette équipe présente les résultats d'une étude multicentrique16 portant sur l'impact économique de ces directives sur les coûts de la santé au Canada : 3,5 millions de dollars ont été économisés.17
Au Centre d'accueil et d'urgences (CAU) des Hôpitaux universitaires de Genève, les médecins internes en rotation sont initiés à la médecine d'urgence pendant trois mois. Durant ce laps de temps, ils doivent acquérir énormément de connaissances pour identifier les situations potentiellement à risque et qui nécessitent une prise en charge urgente. Des directives ont été développées en ce qui concerne les TCC. Un groupe multidisciplinaire (neurochirurgien, radiologue, urgentiste) a adapté les directives canadiennes aux réalités de fonctionnement de notre service d'urgence, puis en a largement favorisé la diffusion dans le service (tableau 2). Il conviendrait maintenant d'évaluer l'impact de ces directives sur la pratique clinique.
La colonne cervicale représente une structure très vulnérable en raison de sa grande mobilité (flexion/extension et rotation), et de son centre de gravité situé au devant de l'axe vertébral thoracique, rigide et solide. En conséquence, tout mouvement brutal et violent imposé à la boîte crânienne va rapidement dépasser la capacité stabilisatrice de la musculature de la colonne cervicale et entraîner des lésions ostéo-tendineuses graves. Ce phénomène explique aussi l'association fréquente de lésions cérébrales et cervicales. Cette réalité biomécanique a été bien comprise par les constructeurs de véhicules qui ont équipé les voitures d'appuie-tête de plus en plus sophistiqués protégeant la colonne de mouvements d'une trop grande amplitude. En dépit de ces mesures de protection, les services de secours et de sauvetage pré-hospitalier et les médecins des urgences doivent, chez tout patient traumatisé, avec ou sans TCC suspecter une lésion de la colonne cervicale.
A nouveau, l'urgentiste est confronté à une série de questions : Que faire ? Qui sont les patients à risque ? Faut-il faire des radiographies de la colonne cervicale ? Si oui, quelles incidences ? Quelle est la place du CT-scan cervical ? Peut-on enlever la minerve sur la base de la seule clinique ? Schwartz en 198618 tente d'identifier s'il existe une corrélation entre la cinétique de l'accident et la clinique. Il montre dans une série de 233 patients traumatisés, que 24 d'entre eux (10,4%) ont une lésion confirmée à la radiographie. De prime abord, ces résultats sont inquiétants, laissant suspecter, comme dans l'étude de Jonsson,19 que les lésions cervicales sont plus fréquentes que l'examen clinique ou radiologique ne le laisse suspecter, cette étude autopsique faisant état de 198 lésions cervicales manquées par les cliniciens et retrouvées en pathologie chez 22 patients. Toutefois, l'étude de Schwartz ne tient pas compte de la cinétique de l'événement, de l'état du patient à l'arrivée aux urgences et de l'anamnèse portant sur les caractéristiques des douleurs et leur localisation. En 1996, Velmahos20 met en évidence que les examens radiologiques (RX classique ou CT-scan) sont inutiles chez les patients conscients et bien orientés, sans signe d'intoxication, avec un examen clinique normal. Dans son collectif de 549 patients, une moyenne de 2,27 clichés par patient ont été effectués ainsi qu'un total de 78 CT-scan, dans un délai d'une heure à 72 heures après l'arrivée du patient et pour un coût total US$ 242 000..
Deux groupes vont mener une étude pour proposer des directives cliniques chez les patients avec un traumatisme cervical a priori mineur. Hoffman d'une part,21 et le groupe NEXUS surtout (National Emergency X-Radiography Utilization Study) dans une étude multicentrique portant sur 34 069 patients vont affiner les constatations de Velmahos et confirmer une bonne sensibilité des critères cliniques (99%, IC à 95% : 98,0-99,6%) et de la valeur prédictive négative (99,8%, IC à 95% : 99,6-100%) mais une faible spécificité, 12,9% et une valeur prédictive positive de 2,7%. En 2001, ce groupe rend les utilisateurs attentifs au fait que les cinq critères NEXUS doivent tous être présents pour que la sensibilité soit de 99%.22 Stiell en appliquant sa démarche de recherche clinique qui lui est propre13,16 arrive aux mêmes résultats que Hoffman en demandant en plus au patient d'effectuer une rotation de la nuque de 45° à droite et à gauche. La sensibilité est de 95% (IC à 95% : 98-100%) et la spécificité de 42,5% (IC à 95% : 40-44%), soit des valeurs supérieures à celles d'Hoffman. Avec l'application de ces critères, seuls 58,2% des patients suspects d'un traumatisme cervical auront un examen radiologique.
Forts de la littérature et après une discussion multidisciplinaire des partenaires du Centre d'accueil et d'urgences des Hôpitaux universitaires de Genève, nous avons adopté les règles NEXUS pour en faire des directives pour le service (tableau 3).
Le traumatisme cranio-cérébral et le traumatisme cervical sont des pathologies fréquentes. Ils sont soit isolés, soit associés, et la plupart du temps bénins. A partir d'études prospectives multicentriques, nous avons établi des directives cliniques locales devant permettre aux médecins assistants de passage dans un service d'urgence de limiter le recours à des examens radiologiques inutiles, coûteux et non justifiés par la clinique.