Traitant, dans les colonnes de La Revue du Praticien (datée du 15 juin), de la question des conduites addictives à l'adolescence, MM. Jean Vignau et Laurent Karila (service d'addictologie, CHRU-Clinique de la charité, Lille) écrivent : «La seule véritable nouveauté est la prise de conscience, dans le grand public, que la dangerosité médicale, psychologique et sociale des drogues dépasse largement les clivages juridiques opposant drogues autorisées et drogues interdites.» Ils ajoutent : «Au cours du demi-siècle, les courbes des consommations, toutes substances confondues, continuent d'être ascendantes chez les jeunes, alors qu'elles décroissent globalement dans la population adulte. Consommer des substances psychoactives s'impose comme une caractéristique de la période de l'adolescence.» Une analyse qu'il faut rapprocher de celle, légèrement divergente, de Michel Le Moal (Unité 588, «psychobiologie des comportements adaptatifs» de l'INSERM) : «La nosologie psychiatrique a subi ces dernières décennies des transformations profondes : certaines entités sont devenues rares, d'autres se modifient, d'autres apparaissent progressivement sous une forme improprement appelée "épidémies" pour lesquelles les Etats-Unis précèdent l'Europe d'une décennie : accroissement considérable de l'usage des drogues d'abus (y inclure l'alcool et la nicotine), des troubles de la consommation alimentaire (obésité et diabète), des états de violence et troubles de la personnalité (personnalités pathologiques), de l'hyperactivité et des troubles attentionnels (désormais traités comme tels en France), des états affectifs pathologiques et des dépressions, des états compulsifs-obsessionnels, etc.»Pour Michel le Moal, la question est désormais posée de savoir si les addictions, au sens classique du terme, font partie d'un groupe de désordres caractérisés par une atteinte très fondamentale. S'agit-il en d'autres termes d'une faillite parmi d'autres des capacités de contrôle et d'autorégulation ? Les neurosciences et leurs cortèges expérimentaux répondront-ils un jour à cette question à laquelle se sont coltinés bien des écrivains ?Robin Cook dans «Il est mort les yeux ouverts» (Folio Policier) : «Staniland écrivait : La plupart des gens vivent les yeux fermés, mais moi, j'entends mourir les yeux ouverts. Nous essayons tous instinctivement de nous rendre la mort moins difficile, je crois. Personnellement, j'ai deux moyens. Premièrement, je bois. Je bois pour atteindre une sorte d'état d'inconscience, et faire alors une chute d'une façon ou d'une autre ou recevoir un coup, dès que je ne suis plus capable de penser et de sentir. Voilà comment je pourrais mourir les yeux fermés. L'autre moyen, c'est d'expliquer par la logique ce que je vis.»Georges Simenon dans l'étonnant, le formidable «Lettre à mon juge» (Le Livre de Poche, 14276). Ecoutez bien, c'est un Simenon millésimé 1947 :«Mon père s'est suicidé. Et puis après ?Mon père buvait.Et moi, j'ai bien envie de vous dire quelque chose. Mais voyez-vous, mon juge, tout intelligent que vous soyez, j'ai peur que vous ne compreniez pas.Je ne vous dirai pas que ce sont les meilleurs qui boivent, mais que ce sont ceux, à tout le moins, qui ont entrevu quelque chose, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas atteindre, quelque chose dont le désir leur faisait mal jusqu'au ventre, quelque chose, peut-être, que nous fixions, mon père et moi, ce soir où nous étions assis tous les deux au pied de la meule, les prunelles reflétant le ciel sans couleur.»Et encore, en écho : «Une génération vous sépare de la terre et vous n'avez sans doute pas connu l'implacable monotonie des saisons, le poids du ciel, dès quatre heures du matin, sur vos épaules, le cheminement des heures avec leur compte toujours plus chargé de soucis quotidiens.Il y en a qui ne s'en aperçoivent pas et on dit qu'ils sont heureux. D'autres boivent, font la foire et courent les filles. C'était le cas de mon père.»Simenon buvait-il, lui qui fait si aisément boire Maigret ? Avait-il entrevu ce «quelque chose» inaccessible ? Ressentait-il cette cautérisation que l'alcool fournit aux âmes en peine ? Et comment la psychiatrie et les neurosciences mêlées liraient-elles ces textes ? Autojustifications parmi tant d'autres d'une conduite addictive ? Faut-il en d'autres termes toujours percevoir dans l'addiction une faillite des capacités personnelles d'autorégulation conduisant de facto à une forme d'esclavage, l'esclave disant ici qu'il a choisi son maître ? Peut-on, à l'inverse, y déceler une forme, parmi tant d'autres, de libre arbitre ? On mesure bien que répondre oui à l'une ou à l'autre de ces deux questions n'est pas une affaire sans conséquences, notamment thérapeutiques. Pour autant, la question de l'addiction est rarement présentée sous cet angle. Il est vrai que la révolution que vit depuis peu l'addictologie ne peut être dissociée de celle que fut, dans les années 1980, la prise en charge médicale, dans les pays industrialisés, des toxicomanes touchés de plein fouet par l'épidémie de sida ; toxicomanes qui représentaient de ce fait une menace sanitaire collective.(A suivre)