L'endobrachysophage (EBO) est trouvé chez plus de 11% des patients ayant une symptomatologie de reflux. Cette prévalence est plus importante si l'on recherche systématiquement des segments courts d'EBO ou si le dépistage est étendu à des sujets asymptomatiques. L'EBO est plus fréquent chez les sujets mâles caucasiens de plus de 40 ans.Les facteurs physiopathologiques essentiels de l'EBO sont les périodes prolongées de reflux gastro-sophagien et la présence de bile dans le liquide de reflux. D'autres facteurs génétiques, immunologiques ou environnementaux encore mal connus participent à la survenue de l'EBO. L'évolution des lésions dysplasiques sur EBO est liée à des anomalies de renouvellement de l'épithélium qui sont favorisées par l'acide et les sels biliaires. L'agression de l'épithélium de l'EBO par l'acide et la bile provoque des mutations génétiques qui favorisent l'apparition des cellules dysplasiques.
L'endobrachysophage (EBO) ou muqueuse de Barrett est défini par une métaplasie glandulaire du bas sophage, quelle que soit sa hauteur.1 La prévalence de l'EBO n'est pas bien connue. Une métaplasie étendue sur plus de 3 cm est trouvée chez 5% des patients ayant un pyrosis, voire 6-12% si on inclut les patients ayant de courts segments de muqueuse glandulaire.2 En réalité, la prévalence des courts segments d'EBO serait bien plus élevée. Le dépistage systématique par la coloration du bas sophage au bleu alcian permettrait de diagnostiquer des courts segments d'EBO chez 36% des sujets ayant une endoscopie quel qu'en soit le motif.3 Cependant, la distinction histologique entre un court segment d'EBO et une muqueuse gastrique jonctionnelle est parfois difficile, et la présence d'une métaplasie intestinale est requise pour confirmer l'EBO. L'utilisation de marquage de cytokératines, plus spécifiques de la muqueuse d'EBO, pourrait être utile.
Outre les courts segments, certaines études trouvent un pourcentage non négligeable d'EBO chez des sujets asymptomatiques. La fréquence de l'EBO a été évaluée à 376 cas pour 100 000 dans une série d'autopsies systématiques.4 Une série endoscopique réalisée chez 110 patients asymptomatiques, de sexe masculin, de plus de 50 ans et de race blanche a même décrit une prévalence de 25%.5 Même si ce chiffre n'est pas trouvé dans d'autres populations, il est probable que le dépistage de l'EBO chez des patients ayant des symptômes de reflux sous-estime sa prévalence. Les données expérimentales sont en faveur de l'existence d'une cohorte de patients ayant un EBO en l'absence de symptômes de reflux puisque la présence de cette muqueuse s'accompagne d'une diminution de la sensibilité à l'acide dans le bas sophage.
L'EBO apparaît après 40 ans et sa prévalence s'accroît avec l'âge pour atteindre un plateau à 70 ans.6
L'incidence de l'EBO est stable depuis les années 60 si l'on considère l'augmentation de la fréquence des actes endoscopiques depuis cette période.7
La pathogénie de l'EBO n'est pas complètement connue. Les mécanismes incriminés n'expliquent pas tout, notamment le fait que l'EBO se constitue rapidement avec une extension en hauteur qui ne varie ensuite que très peu.6 Globalement, il est admis que l'EBO apparaît à la suite d'une lésion (ou de lésions répétées) de l'épithélium du bas sophage se réparant dans un environnement particulier. Quelles sont les causes connues de ces lésions et les conditions de réparation ?
La pathogénie de l'EBO est liée au reflux gastro-sophagien. Le temps d'exposition à l'acide est significativement augmenté chez les patients ayant un EBO par rapport à ceux ayant une sophagite sans EBO. Cette augmentation est essentiellement constituée d'épisodes de reflux prolongés qui exposent la muqueuse du bas sophage à l'acide pendant plusieurs minutes.8 Ces épisodes témoignent d'une baisse de la clairance sophagienne qui est fréquemment associée à une hypotonie du sphincter inférieur de l'sophage et à une diminution du péristaltisme du bas sophage par rapport à des patients ayant une sophagite sans EBO (tableau 1). Ces anomalies semblent correspondre à une diminution de la sensibilité de la muqueuse glandulaire à l'acide par rapport à la muqueuse malpighienne. Le temps d'exposition à l'acide par reflux nocturne ou diurne est également corrélé à la longueur de la muqueuse métaplasique.
La sévérité des lésions liées au reflux n'est pas en relation avec une hypersécrétion acide comme en témoigne la mesure de la concentration acide stimulée par la pentagastrine ou des données de pH-métrie intragastrique chez les patients ayant un EBO. En revanche, les lésions du bas sophage pourraient être liées à une concentration de pepsine, enzyme protéolytique, dans le liquide de reflux qui serait plus importante chez les sujets ayant un EBO ou une sophagite sévère que chez ceux ayant une sophagite modérée ou aucune lésion.9
Avec le développement d'une technique de spectrophotométrie permettant de mesurer la concentration en bilirubine du liquide de reflux, il a été possible d'évaluer l'importance du reflux biliaire dans la survenue de l'EBO. La toxicité des sels biliaires en milieu acide est bien plus importante que celle de l'acide seul sur l'épithélium du bas sophage. Dans un modèle expérimental animal, le reflux biliaire provoque plus fréquemment l'apparition d'une muqueuse métaplasique d'EBO que le reflux acide. Le reflux biliaire sans acide ne paraît pas suffisant pour induire un EBO chez l'homme, comme le suggère une étude cas-témoin chez plus de 1000 patients ayant un EBO. Les antécédents de gastrectomie associés à une vagotomie pour ulcère n'étaient pas plus fréquents que dans la population témoin de 3047 patients indemnes de symptômes de RGO ou de lésions du bas sophage.10
Chez l'homme, le reflux biliaire est trouvé dans 89% des cas d'EBO alors qu'il n'est trouvé que dans 79% des cas d'sophagite.11 Il est également tenu responsable des complications de l'EBO : sténose, ulcère du bas sophage et évolution de la métaplasie glandulaire vers une métaplasie intestinale. Le contenu du liquide de reflux en bilirubine est plus élevé chez des patients ayant une métaplasie intestinale que chez ceux ayant une métaplasie glandulaire (tableau 2). Enfin, les lésions histologiques évocatrices d'une agression de l'épithélium antral par les sels biliaires semblent plus fréquentes chez les malades ayant un EBO que chez ceux ayant un RGO non compliqué.12
L'exposition de la muqueuse du bas sophage à l'acide et aux sels biliaires n'explique pas seule l'apparition de l'EBO. Des facteurs génétiques, immunitaires et environnementaux doivent intervenir.
Le rôle des facteurs génétiques est suggéré par l'influence du sexe et de la race ; la grande majorité des EBO surviennent chez des hommes avec une forte prépondérance dans la race caucasienne.6 Certains cas d'EBO seraient favorisés par des facteurs génétiques familiaux. Une étude cas-témoins réalisée chez 76 patients atteints d'EBO, d'adénocarcinome du bas sophage ou du cardia a décrit une augmentation de l'incidence des manifestations de reflux chez les apparentés du premier ou du deuxième degré (odds ratio 6,43) par rapport à une population témoin de 106 sujets ayant des manifestations de RGO.13
L'apparition de l'EBO pourrait être liée à des phénomènes inflammatoires. Une infiltration de lymphocytes T et de polynucléaires a été trouvée chez 40% des patients ayant un EBO. Dans ce cas, la réponse cytokinique était de type Th2 avec une augmentation de l'IL-4, et elle était différente de la réponse observée chez des patients témoins ayant une sophagite sans EBO.14 Une autre étude chez des patients ayant un EBO a montré que la réponse Th2 n'était pas présente dans la muqueuse de la jonction glandulo-malpighienne qui contenait un infiltrat inflammatoire plus sévère avec une expression majoritaire de cytokines pro-inflammatoires (IL-1, IL-8) par rapport à la muqueuse d'EBO proche du cardia.15
Le facteur environnemental le plus étudié a été l'infection de la muqueuse gastrique par H. pylori. Globalement, la prévalence de H. pylori chez les patients ayant un EBO est identique à celle des patients ayant un RGO non compliqué, et plus faible que celle de sujets témoins. Cependant, les souches les plus virulentes pourraient protéger les patients de la survenue de l'EBO ou de l'évolution vers la métaplasie intestinale. Ainsi, les souches de H. pylori comportant la protéine CagA, qui est impliquée dans les gastrites sévères, sont moins fréquemment observées chez les patients ayant un EBO que chez des patients ayant une sophagite érosive (tableau 3).16 Cette protection concerne également le risque de lésions dysplasiques sur EBO. La présence d'une métaplasie intestinale sur la muqueuse glandulaire est indépendante de l'infection par H. pylori. Il a été évoqué que les bactéries virulentes induisent une gastrite fundique sévère qui s'accompagne d'une altération du fonctionnement des cellules pariétales fundiques. En revanche, la métaplasie intestinale qui peut être observée sur la jonction so-cardiale est d'une physiopathologie différente de celle de l'EBO car elle est fréquemment associée à la présence de H. pylori.
L'origine de l'épithélium de la muqueuse glandulaire métaplasique du bas sophage reste débattue. L'étude des cytokératines des cellules de l'épithélium montre une origine sophagienne, dérivée de cellules souches multipotentes de l'épithélium malpighien.17 Une origine à partir des glandes sous-muqueuses du bas sophage a été évoquée, comme le suggère le profil d'expression des mucines, des cytokératines (CK 13, 19, 7, 8/18, 19, 20), des facteurs de prolifération (Ki 67) et de différenciation (TGF-alpha, EGFR, pS2, villine), des cellules épithéliales de l'EBO qui est similaire à celui des cellules de l'épithélium des glandes.18
L'évolution de l'EBO vers le cancer est favorisée par le reflux acide qui provoque une augmentation de la prolifération épithéliale. Il a été montré sur des cellules en culture issues de biopsies endoscopiques que l'exposition transitoire à l'acide induisait plus volontiers un phénotype indifférencié et une prolifération excessive de l'épithélium du bas sophage, alors que l'exposition continue modifiait le phénotype des cellules sans altérer la vitesse du renouvellement cellulaire.19 La conséquence pratique de cette étude est que la régression (ou la prévention ?) de l'EBO nécessite une profonde inhibition de la sécrétion acide, difficile à obtenir en pratique. En effet, seule une discrète réduction de la longueur et de la superficie de l'EBO a pu être observée après 24 mois de traitement par une posologie élevée d'oméprazole (80 mg par jour).20 Ce traitement s'accompagnait d'une diminution de la prolifération épithéliale.
L'homéostasie de l'épithélium métaplasique serait également déséquilibrée vers une prolifération excessive, par une diminution de la mort des cellules de l'épithélium par apoptose. Les études réalisées à partir de la conservation pendant quelques heures de cellules malpighiennes du bas sophage ou d'une lignée issue d'un adénocarcinome sur EBO ont montré que l'exposition séquentielle à l'acide induisait une augmentation de la prolifération cellulaire à travers l'expression de facteurs nucléolaires pro-mitotiques (PCNA, MAP kinases) (tableau 4).21 Cette expression paraît induire la cyclo-oxygénase de type 2, qui intervient dans l'augmentation de la prolifération.22
Prolifération et vieillissement cellulaire excessifs favoriseraient des mutations chromosomiques qui semblent apparaître de façon aléatoire dans la muqueuse métaplasique, puisque les pertes alléliques (9p, 17p, 5q) sont différentes en fonction de la topographie des biopsies de l'EBO chez un même patient.23 La survie de cellules comportant ces pertes est permise par l'altération précoce des gènes codant pour des protéines de réparation de l'ADN tels que p53 ou p16.
La survenue des altérations génomiques pourrait être provoquée par des radicaux libres issus de l'agression de la muqueuse du bas sophage par l'acide et les sels biliaires. La muqueuse glandulaire du bas sophage serait moins adaptée à l'élimination de ces radicaux que la muqueuse malpighienne comme en témoigne la diminution marquée de l'expression d'une protéine de protection telle que Hsp27.
Enfin, la survenue de l'EBO et du cancer pourrait être associée à des facteurs génétiques prédisposant au reflux. Des manifestations de reflux étaient de 1,7 à 3,4 fois plus fréquentes chez les apparentés directs de patients ayant un EBO ou un cancer que dans une population témoin.24
Les courts segments d'EBO n'ont pas de caractéristiques physiopathologiques différentes des longs segments. Comme dans l'EBO long, la durée d'exposition du bas sophage à l'acide et à la bile est augmentée en cas d'EBO court par rapport à des témoins atteints d'sophagite peptique.25 Le reflux biliaire serait également plus fréquent chez les patients ayant une métaplasie intestinale que chez ceux n'en ayant pas. Selon les résultats d'une étude prospective avec surveillance endoscopique de 309 patients ayant un EBO pendant 3,8 ans, le risque de dégénérescence des courts segments n'est pas significativement différent de celui des longs segments.26 Les pertes d'allèles sur les chromosomes 3, 5, 9, 17 qui accompagnent la survenue de la dysplasie sont identiques en cas d'EBO court ou long.
Les facteurs pathogéniques de l'EBO les mieux connus sont le reflux acide prolongé et le reflux duodéno-gastro-sophagien. Ces facteurs ne sont pas suffisants pour expliquer la prévalence de l'EBO qui paraît plus importante que le suggérait le dépistage chez des patients ayant des symptômes de reflux. D'autres facteurs génétiques, immunologiques ou environnementaux encore mal connus participent à l'apparition de l'EBO. L'évolution vers la dysplasie est secondaire à l'agression de la muqueuse de l'EBO par l'acide et les sels biliaires. Elle est probablement favorisée par des facteurs génétiques et éventuellement le status H. pylori.