Edito : Cannabis et troubles psychiques : faut-il s'inquiéter ? Point de vue d'un psychiatre d'adolescents
Bernard Gallay
Rev Med Suisse
2003; volume -1.
22987
Résumé
Trois changements majeurs dans la consommation de cannabis sont intervenus ces dernières années. Le premier est la multiplication par dix de la concentration de THC dans les substances actuellement sur le marché, ce qui oblige à réviser les notions anciennes concernant la relative innocuité du «joint». Le deuxième changement, plus spécifiquement préoccupant pour le psychiatre d'adolescents, est la précocité des premiers contacts avec le cannabis. La consommation débute pour certains avec l'entrée dans l'enseignement secondaire, et il n'est pas rare d'observer des adolescents de 13 ans fumer leur premier joint avant le début des cours du matin : leur soudain empressement à rejoindre l'école dès l'aube devrait d'ailleurs parfois mettre la puce à l'oreille des parents
Le troisième changement enfin concerne le mode de consommation. Certes, c'est l'usage récréatif occasionnel qui s'est répandu et qui prévaut dans la population adulte. Mais la très large disponibilité des produits permet un autre type de consommation, régulier, voire continu. Cette pratique souvent solitaire peut dépasser les trente ou quarante joints dans une même journée, chez des adolescents de 14 ou 15 ans. Nous sommes là très loin du joint unique partagé entre plusieurs personnes comme au temps de la génération peace and love (mais dont le souvenir semble encore habiter certains responsables actuels).A l'adolescence, une période d'instabilité et de réorganisation aussi bien psychologique que familiale et sociale, les relations entre consommation de cannabis et troubles psychiques sont complexes. Pour simplifier, examinons-les brièvement selon leurs rapports temporels. Le trouble psychique précède la consommationAu-delà de la fragilisation psychique normale liée au processus d'adolescence, un nombre considérable d'adolescents présente les critères diagnostiques suffisants pour évoquer des troubles psychiatriques, au premier rang desquels viennent les troubles anxieux, suivis des états dépressifs, puis seulement des troubles des conduites. La consommation de cannabis peut s'inscrire dans ces contextes, comme une automédication destinée à diminuer l'angoisse ou à réduire le poids de la confrontation aux exigences de la réalité. Le recours au cannabis n'est ici pas plus spécifique que celui à l'alcool notamment, mais peut à l'instar de toutes les conduites répétitives devenir un véritable pivot autour duquel un fragile équilibre se construit. Nous y reviendrons plus loin. Le trouble psychique est contemporain à la consommationUn trouble psychotique aigu ou subaigu associé à la prise de cannabis pose le délicat problème de distinguer un trouble transitoire de l'entrée dans la schizophrénie, précipitée par le toxique chez une personnalité vulnérable. Moins flagrante que l'expérience délirante après la prise d'hallucinogènes de type LSD, la décompensation psychotique sur cannabis n'est pas exceptionnelle. Elle comporte un risque élevé de raptus suicidaire qui est d'autant plus alarmant qu'il est déterminé bien davantage par la prise du toxique que par l'état psychique préalable. Parfois, un il exercé a pu mettre en évidence des signes avant-coureurs, mais la vulnérabilité souvent invoquée reste le plus souvent un qualificatif rétrospectif. L'adolescent a pu chercher un réconfort transitoire en attribuant la distorsion de son rapport à la réalité au seul cannabis : si l'arrêt de la consommation fait disparaître les symptômes, on partagera son soulagement, sans pour autant renoncer à une évaluation spécialisée et un suivi attentif. Le trouble psychique suit la consommationMoins spectaculaire que l'épisode délirant aigu, le tableau réalisé par la consommation continue évoquée plus haut n'en est pas moins des plus inquiétants. Réunis sous le vocable de «syndrome amotivationnel» décrit ailleurs dans cette même revue, les symptômes que sont l'asthénie, l'indifférence affective, l'altération du fonctionnement intellectuel, de la concentration et de la mémoire, le désintérêt général et le retrait social, se rapprochent de ceux de la schizophrénie, sur son versant à symptomatologie dite négative.Alors, faut-il s'inquiéter ? La réponse est clairement : oui. Sur le plan de l'organisation neurobiologique et celui de la construction de l'appareil psychique, l'apport régulier d'une substance psychoactive constitue une interférence préoccupante avec le processus développemental adolescent. Que la consommation régulière résulte d'un simple désir d'intégration sociale ou de difficultés psychologiques ou relationnelles, l'installation d'un syndrome amotivationnel aboutit rapidement à un tableau clinique autonome qui non seulement ne disparaîtra pas avec la disparition des difficultés initiales, mais encore s'opposera à la participation active du jeune à son propre avenir. L'orientation scolaire, cruciale à l'adolescence, est la première à en souffrir, souvent définitivement, même si le fonctionnement psychique semble pouvoir être restauré à l'arrêt de la consommation, au prix d'une période d'irritabilité et de labilité émotionnelle transitoires. Il ne s'agit pas ici d'opposer aux tenants de la douceur de vivre cannabique les seules performances et réussites scolaires. Mais loin d'élargir les horizons, la consommation régulière et continue du cannabis par les adolescents restreint incontestablement les capacités psychiques, créatrices, innovatrices, le plaisir de penser et de se construire. C'est dommage.Enfin, l'imprégnation cannabique et la démotivation qui s'ensuit peuvent être de sérieux obstacles à l'élaboration psychothérapeutique et il s'agira parfois de réaliser de véritables programmes de sevrage avant de pouvoir déterminer la nécessité d'une approche de cette nature. Il ne faut pas confondre des moments de blues d'adolescent avec l'absence globale de motivation, le désinvestissement et le retrait qui sont ici le fait d'une modification exogène de la personnalité. Gageons que beaucoup ne demanderaient pas mieux que de retrouver le feu qui couve sous la fumée !
Contact auteur(s)
Dr Claus Pawlak
Spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie d'enfants et adolescents
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