De nouveaux neurones naissent et meurent quotidiennement dans le gyrus dentate de l'hippocampe adulte de tous les mammifères étudiés à ce jour, y compris chez l'homme. L'existence d'une neurogenèse adulte modifie le concept d'une plasticité cérébrale qui serait uniquement d'ordre synaptique. Cette forme de plasticité neuronale est régulée par de nombreux facteurs physiologiques dont certains sont impliqués dans les troubles de l'humeur. Le stress chronique via une augmentation du cortisol plasmatique réduit le nombre de nouveaux neurones générés dans l'hippocampe alors que l'exercice physique, les antidépresseurs et le lithium l'augmentent. Même si de nombreuses régions cérébrales sont impliquées dans la dépression, l'imagerie cérébrale a mis en évidence une perte de volume hippocampal chez des patients dépressifs. Il est donc possible qu'une perturbation prolongée dans le processus de neurogenèse induite par un état d'hypercortisolémie puisse contribuer à cette hypotrophie hippocampale ainsi qu'aux déficits cognitifs survenant lors d'un épisode dépressif.
On a longtemps cru que chez les mammifères les neurones étaient conçus exclusivement lors de la période prénatale. Le dogme affirmait qu'aucun nouveau neurone ne pouvait être produit à l'âge adulte et qu'en conséquence toute perte neuronale survenant lors de cette période était irréversible. De plus, il était admis que la plasticité cérébrale, soit la capacité du cerveau à être modifié au gré de ses interactions avec l'environnement, reposait essentiellement sur la capacité que possèdent les réseaux neuronaux à moduler leurs connexions synaptiques. Or, depuis maintenant une dizaine d'années, un nombre croissant de travaux scientifiques a permis d'établir que le cerveau de mammifère adulte peut générer de nouveaux neurones.1 L'un des pionniers de la neurogenèse adulte, Joseph Altman, publia ses travaux dans les années 60.2 Mais à l'époque, ses découvertes furent soit ignorées, soit discréditées. Il fallut attendre 1999 pour que l'existence de la neurogenèse soit démontrée chez l'homme adulte de façon convaincante.3
A ce jour, la neurogenèse adulte s'observe dans deux régions cérébrales : le bulbe olfactif et le gyrus dentate de l'hippocampe. La possibilité d'une neurogenèse corticale chez les mammifères adultes demeure controversée. Le gyrus dentate de l'hippocampe fait l'objet d'une attention particulière en raison de son rôle essentiel dans la mémoire explicite (la capacité à se souvenir de faits passés et d'un savoir sémantique par opposition à la mémoire implicite impliquée dans l'apprentissage d'un savoir-faire). Depuis longtemps, on sait que chez l'homme des lésions bilatérales de l'hippocampe sont responsables d'une amnésie sévère. L'existence d'une neurogenèse dans une région aussi plastique que l'hippocampe modifie la conception selon laquelle la plasticité cérébrale est uniquement de nature synaptique. Elle suggère que la production de nouveaux neurones pourrait représenter une forme de plasticité supplémentaire.
La technique employée pour détecter la production de nouveaux neurones dans le cerveau est relativement simple. La plupart des études réalisées utilisent un analogue de la thymidine, le bromodéoxyuridine (BrdU). Lorsque cette molécule est administrée à un animal, elle s'incorpore dans le nouveau brin d'ADN qu'une cellule synthétise peu avant la mitose. Il est alors possible, a posteriori, de retrouver la trace des cellules qui ont incorporé le marqueur de synthèse grâce à des anticorps spécifiques contre le BrdU. En combinant des marqueurs neuronaux spécifiques au BrdU, on parvient à prouver que les cellules nouvellement générées sont effectivement des neurones et non des cellules gliales.
Une objection méthodologique a été faite concernant la technique du marquage au BrdU. Il est en effet possible qu'en réparant leur ADN, certaines cellules incorporent du BrdU et soient considérées à tort comme nouvellement générées. Toutefois, trois arguments permettent d'écarter cette éventualité. Premièrement, l'irradiation aux rayons gamma de cultures de fibroblastes, une situation qui conduit à une réparation importante de l'ADN, ne provoque pas une augmentation détectable du nombre de cellules ayant incorporé le BrdU. Deuxièmement, le nombre de cellules marquées au BrdU double entre 2 et 24 heures après une injection de BrdU, indiquant que les cellules ayant incorporé le BrdU en phase de synthèse d'ADN (soit 2 heures après l'injection du marqueur) se sont effectivement divisées 22 heures après. Troisièmement, l'utilisation de rétrovirus capables de marquer spécifiquement des cellules en division a confirmé l'existence d'une neurogenèse hippocampale et olfactive.
A la différence des marqueurs viraux, la technique au BrdU permet d'obtenir des résultats quantitatifs. Ainsi, on estime qu'environ 9000 nouvelles cellules naissent quotidiennement dans le gyrus dentate du rat adulte au sein d'une population neuronale qui en compte environ 2,4 millions.4 Entre cinq et douze jours après une injection de BrdU, environ 50% des cellules nouvellement générées expriment des marqueurs neuronaux. Ces nouveaux neurones projettent leurs axones pour contacter une région cible de l'hippocampe (CA3) et sont capables de générer des potentiels d'action. Toutefois, on ne sait pas encore à quel stade de différenciation ces nouveaux neurones deviennent fonctionnels.
Chez le rat de laboratoire maintenu en cage, soit dans un environnement appauvri où les opportunités d'apprentissage sont très réduites, environ 50% des nouveaux neurones meurent au cours de leur premier mois de vie.5 Par contre, la grande majorité des neurones nouvellement générés qui parviennent à passer le cap du premier mois survivent pendant les six prochains mois.5
La raison pour laquelle certains neurones meurent précocement est encore matière à spéculation. Elle pourrait être liée au fait que seuls les neurones intégrant le réseau neuronal pour encoder de nouvelles informations survivent alors que les autres meurent «d'inactivité». Des travaux menés sur le bulbe olfactif, où le nombre de neurones meurent en quantité similaire, suggèrent que l'activité synaptique régule la survie des nouveaux neurones. En effet, le degré de mort neuronale dans le bulbe olfactif est significativement plus élevé chez les souris anosmiques que chez les souris à l'odorat normal. Dans le gyrus dentate, certaines tâches de mémorisation dépendant de l'hippocampe sauvent de la mort un nombre significatif de nouveaux neurones, un phénomène qui ne s'observe pas lorsque la mémorisation ne dépend pas de l'hippocampe.6 De plus, chez des rongeurs élevés dans des conditions dites «enrichies», c'est-à-dire dans un environnement où les animaux sont plus nombreux et dans des cages plus grandes contenant de multiples objets, la survie des nouveaux neurones s'en trouve considérablement augmentée.7
Les bases biologiques de la dépression restent aujourd'hui mal comprises malgré une meilleure connaissance des mécanismes d'action des antidépresseurs. L'une des difficultés majeures que pose l'étude biologique de la dépression réside dans le fait qu'il s'agit d'une maladie complexe, hétérogène et dont les critères diagnostiques ne sont pas validés par des examens de laboratoire. De plus, certains aspects cliniques du trouble dépressif sont propres à l'espèce humaine, ce qui rend difficile l'élaboration de modèles animaux satisfaisants. Malgré ces obstacles techniques et théoriques, il existe de nombreuses hypothèses biologiques sur la dépression. Parmi elles, il en est une qui tente de dresser un lien entre dysrégulation de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS), hypotrophie hippocampale et déficit en neurogenèse.
L'organisme répond au stress en activant notamment un axe neuro-endocrinien aboutissant à une sécrétion surrénalienne de cortisol. L'hippocampe exerce un feedback négatif sur cet axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS) et contribue à atténuer les effets du stress. De nombreux travaux ont montré que certains patients dépressifs ont un axe HHS dysfonctionnel.8 Cette perturbation de l'axe du stress peut conduire à des épisodes d'hypercortisolémie qui peuvent endommager l'hippocampe et contribuer à aggraver le dysfonctionnement de l'axe HHS. Dans ce contexte, il est intéressant que le stress chronique, via une élévation du cortisol plasmatique, inhibe la prolifération des cellules souches hippocampales et, du coup, réduise la production de nouveaux neurones.9 De plus, le déficit en neurogenèse peut être prévenu par un traitement d'antidépresseur.10 Il est donc possible que les patients dépressifs présentant une hypercortisolémie et un axe HHS perturbé souffrent d'une réduction dans la production de nouveaux neurones hippocampaux.
L'imagerie cérébrale à haute résolution a mis en évidence une réduction de la taille de l'hippocampe chez des patients souffrant d'épisodes dépressifs récurrents sévères en rémission depuis plus de six mois.11,12 De plus, une corrélation inverse existe entre la durée totale des épisodes dépressifs et le volume hippocampal. De façon intéressante, une hypotrophie hippocampale se produit également chez des sujets âgés présentant des taux élevés de cortisol ainsi que dans la maladie de Cushing.13 Dans des modèles animaux de dépression, une perte de volume hippocampal a été retrouvée chez des musaraignes soumises à un stress psychosocial chronique causé par un conflit de subordination. De plus, un traitement chronique par tricyclique a permis de prévenir cette diminution de volume.10 Toutefois, la résolution de l'imagerie cérébrale étant encore limitée, il est pour l'instant difficile de savoir si une région particulière de l'hippocampe est plus hypotrophique que les autres. D'autre part, il n'y a pas d'étude post-mortem chez l'homme décrivant la neuropathologie potentiellement liée à cette perte volumétrique.
Une perturbation dans la neurogenèse hippocampale pourrait-elle expliquer cette perte de volume ? A première vue, il semble que dans les modèles animaux de stress chronique une réduction de la neurogenèse n'est pas suffisante pour causer une diminution détectable de la taille globale du gyrus dentate mesurée en post-mortem.10 Par contre, le stress chronique diminue le volume de la région hippocampale CA3 en atrophiant les dendrites apicales des neurones pyramidaux.14 Puisque les neurones nouvellement générés dans le gyrus dentate contactent spécifiquement l'arbre dendritique de CA3, il est possible qu'un déficit de la neurogenèse puisse favoriser l'atrophie dendritique de CA3 et, par là même, contribuer à l'hypotrophie hippocampale détectée à l'imagerie cérébrale.
Chez l'animal, la stimulation électroconvulsive, le lithium et différentes classes d'antidépresseurs augmentent la neurogenèse hippocampale.15,16 Cet effet est obtenu par une stimulation de la prolifération des cellules souches du gyrus dentate menant à une augmentation du nombre de nouveaux neurones. Il est intéressant de noter que l'effet positif des antidépresseurs sur la neurogenèse hippocampale n'est pas immédiat. Il faut attendre plusieurs semaines pour que les neurones nouvellement générés se différencient et deviennent fonctionnels. Ce délai temporel coïncide avec l'effet clinique des antidépresseurs, dont l'efficacité apparaît en moyenne deux à trois semaines après le début du traitement.
Selon une étude épidémiologique récente, une activité physique régulière pourrait protéger de la dépression.17 Dans ce contexte, il est intriguant que des souris ayant l'occasion de courir dans des roues installées dans leurs cages ont un niveau de neurogenèse bien plus élevé que des souris sédentaires.18
Une perturbation dans la neurogenèse hippocampale ne représenterait qu'un des processus biologiques altérés lors d'une dépression. Reste à savoir, parmi les nombreux symptômes dépressifs, lesquels pourraient être attribués à un déficit en neurogenèse. Des troubles cognitifs tels que des problèmes de concentration et des troubles de mémoire sont souvent rapportés par des patients dépressifs et peuvent persister après résolution de l'épisode affectif.19 De plus, les déficits cognitifs sont positivement corrélés à un nombre élevé d'épisodes dépressifs.19 Dans d'autres situations cliniques caractérisées par un excès de corticoïdes, comme la maladie de Cushing ou lors d'un traitement chronique de corticoïdes exogènes, des déficits mnésiques réversibles sont également rapportés. En conclusion, une perturbation dans la neurogenèse hippocampale due à une hypercortisolémie pourrait être à l'origine de certains symptômes cognitifs présents lors d'un épisode dépressif. De plus, une altération prolongée de la neurogenèse pourrait expliquer pourquoi certains patients dépressifs à nouveau euthymiques se plaignent de déficits cognitifs résiduels.
La découverte d'une neurogenèse adulte a rapidement été suivie par une exploration des nombreux facteurs physiologiques la régulant. Malgré une quantité importante de travaux dans ce domaine, la fonction des neurones nouvellement générés est encore une énigme difficile à résoudre. L'utilisation future de souris transgéniques chez lesquelles il serait possible de bloquer spécifiquement et de façon réversible la neurogenèse hippocampale devrait apporter d'importants éléments de réponse. De plus, une meilleure caractérisation moléculaire et électrophysiologique des nouveaux neurones nous aiderait à mieux comprendre leur fonction. En effet, il est envisageable que les nouveaux neurones dits «immatures» présentent des propriétés électrophysiologiques différentes des neurones plus âgés et considérés comme matures. Grâce à ces propriétés, le sous-groupe de neurones nouvellement générés, même minoritaire au sein de la population globale des neurones plus âgés, pourrait jouer un rôle clé dans la plasticité hippocampale. Ainsi, seule une meilleure compréhension de la fonction physiologique de la neurogenèse adulte nous aidera à établir les conséquences cliniques émergeant de sa perturbation.