Résumé
Le rôle du médecin dans le monde post-moderne ? Bien modeste en réalité. Loin de la fascination collective. Car résumons. Pour la première fois dans l?histoire, c?est sa biologie que l?humanité commence à cultiver. Plus rien ne semble lui résister, ni hors d?elle ni en elle. L?histoire vit une rupture majeure : elle ne se développe plus comme une histoire de l?être, mais comme une progression dans le néant (le néant étant simplement ce qui n?est pas). Dans ce néant, il n?y a rien à reconnaître, mais tout à accomplir. Voici donc l?aventure de l?homme contemporain : aller au bout de sa volonté d?artificialité, sans plus se conformer à une nature définie ou à une Antiquité normative. Et voici son grand moteur : vendre l?artificialité....Dans cette post-modernité, seuls les chercheurs, les inventeurs, les entrepreneurs, les économistes et les rédacteurs de programmes (genre assureurs) jouent encore un rôle-clé. Les médecins ? mais aussi les penseurs, les enseignants, les soucieux du sens ou des autres ? se retrouvent loin des lignes de front. Les entrepreneurs de la modernité, écrit Sloterdijk, ce sont ceux qui n?épargnent pas «ce qui existe», mais «mettent en ?uvre et en débat ce qui n?a jamais été là sous cette forme, dans un refus constant de l?existant». Grâce à eux, le futur se dessine sous la forme d?une croissance infinie de l?artificiel....La médecine se trouve prise dans ce mouvement. Zéro souffrance, prolongation de la vie, intensification de soi : le programme s?est ouvert et n?a plus de limites. Il ne s?agit plus de soigner, de rétablir, de remettre dans un état de nature, mais de fabriquer du nouveau, hors toutes normes sinon celles que l?on se donne.Le programme plaît, c?est évident. Il prend de l?autorité, il se développe, s?installe, s?impose. Ses réalisations décorent la médecine d?une couronne brillante. Mais en même temps, apparaît un trouble. Un sentiment d?échec, au moment même du succès. Pourquoi ? Peut-être parce que l?homme est avant tout un être ? un existant ? à réparer (à faire exister) et qui s?inquiète pour lui-même....Dans ce contexte, les médecins apparaissent comme des pré-modernes. Ce sont des spécialistes de la réparation, de l?erreur, de la finitude, de l?échec, du déchet qui tombe du progrès, du lendemain qui ne chante pas, de la souffrance, du mal-être. Du coup, ils se retrouvent, en compagnie de leurs patients, en porte-à-faux par rapport à la société et à son aventure centrale. N?étant ni entrepreneurs ni hommes de pouvoir rédigeant des programmes, les médecins-artisans sont des sans-avenir. ça tombe bien : leur rôle consiste à s?occuper des gens comme eux délaissés par la fête productive....Le médecin produit de la contre-culture. Ses questions sont simples : elles commencent par un «Qui» (Qui souffre ? Qui aider ? Qui décrète ce qu?est une vie bonne, souhaitable ?). Il refuse la substitution du sujet humain par des abstractions : la science, l?économie, la compétition (lesquelles «exigent» que?). Que le progrès de la médecine s?enroule autour de l?artifice, pourquoi pas ? Mais l?enrouleur doit être l?individu. Il faut rationaliser la médecine, la mettre en compétition, la faire progresser, etc : ok. Seule question : et les patients ?...La société dit : «Malheur aux passifs» (Alain Ehrenberg). Le médecin demande : «Qui sont ces passifs ? Qu?expriment-ils ?». Le médecin est un résistant au conformisme général, un perturbateur, un jamais satisfait. Extraordinaires génétique, chirurgie mini-invasive, molécules ciblées pour récepteurs, certes ! Mais le médecin demande : que faire contre l?insomnie de ce patient, les douleurs chroniques de cet autre, les pertes urinaires de cette troisième ? Prudent, il sait qu?«une société où le normal aurait triomphé serait une société morte» (Sicard). Il est le délégué d?une petite ONG revendiquant à contre-courant un statut à la souffrance. Alors que s?annonce une pléthore de gestionnaires en production des soins, il est l?un des ultimes spécialistes en anthropologie....Comment les décrire, ces médecins généralistes réunis au 26e Congrès suisse de médecine générale, la semaine passée, à la Chaux-de-Fonds ? Ils avaient l??il attentif : à la réalité, au monde, aux autres. Ils avaient une curiosité primesautière. Et une sorte de vulnérabilité gravée sur leur visage. Sans compter une touche contestataire, seule constante de tenues vestimentaires joyeusement bigarrées.En fait, ils avaient l?air d?artistes, ces généralistes. Probablement parce que chaque rencontre avec un patient ? donc chaque thérapie ? est unique, comme l?est chaque ?uvre d?art. Parce qu?il s?agit d?aider le patient à devenir lui-même, dans une démarche classique par sa technique mais non standardisable dans sa mise en ?uvre. Comme dans toute démarche créatrice, il y a, dans la médecine de premier recours, nécessité pour la pensée de biaiser, de se décentrer, de considérer les dogmes en hérétique et les individus avec affection, et ça finit par se voir sur le visage de ceux qui la pratiquent....Comment faire vivre un esprit créateur dans un environnement hostile ? C?est la question que posait Jean-Paul Studer dans sa superbe introduction à ce congrès de la Chaux-de-Fonds. «Société marchande ondulant sous la bourse, individualisme favorisant l?inflation des demandes et des droits et le rapetissement des devoirs dans un monde façonné par les modes, la publicité et les médias ; patient bénéficiaire et victime d?une technologie de plus en plus efficace mais aussi aveugle ; médecin déprimé, désarmé ou pris par ses comptes?».Car la post-modernité, c?est non seulement un projet d?artificialisation, mais aussi, mêlés à lui, l?ambivalence de la société, ses valeurs indécises, ses buts de plus en plus illisibles. Entre solidarité et libéralisme dur, entre vie planifiée et possibilité de choisir ses soins, c?est le c?ur de la société entière qui balance. La crise de la médecine traduit une crise de la société elle-même. Crise de riches, d?abord. La question, pour les ménages moyens, est : voiture full size premium et santé petite catégorie, sans choix du médecin, ou voiture simplement milieu de gamme et santé libre et ouverte à tout le monde ? Crise de fond, surtout : c?est quoi, à la fin, le rôle de la médecine ? Quelle confiance en ces médecins ? Qu?ils nous grignotent nos budgets loisirs, passe encore, mais vers quoi nous mènent-ils ? La médecine est déconcertante, faillible, libre et créatrice. Est-ce ce type de futur que l?on veut ?...«Le dernier qui aime et subsiste tient les cordons de l?éternité» (Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord).