1. IntroductionDepuis quelque temps, la rougeole est en recrudescence en Suisse ; ce n'est pas vraiment une épidémie, mais le nombre de cas déclarés est devenu suffisant pour que nos autorités politiques nous recommandent de nous faire vacciner, nous et nos enfants, si cela n'a pas encore été fait. C'est que cette maladie peut avoir des conséquences redoutables. A cette occasion, le débat entre les pro-vaccins et les antivaccins s'est réactivé, même si c'est de manière plutôt douce ; par exemple, lors des informations sur la Radio suisse romande, une journaliste a simplement mentionné, après avoir rappelé les recommandations des autorités, l'inquiétude de certains parents face au danger de la vaccination. Sans plus, sans aucun argument, ni pour ni contre.Il est arrivé que le débat soit plus vif et sans doute il arrivera encore qu'il le soit. Parfois, il se globalise et, telles les plaques de la rougeole, s'étend sur toute la surface de la médecine : «L'allopathie est toxique, biocidique et humanicide !» disait un tract collé contre la façade d'Unimail, et il continuait ainsi : «La LaMAL est aliénation à la pensée unique médicale !» Face à de telles déclarations, la première réaction de bien des médecins qui souvent est aussi la dernière est de hausser les épaules et de passer son chemin : une telle irrationnalité ne mérite pas qu'on s'y arrête, se disent-ils en leur for intérieur. Par rapport à des oppositions plus mesurées et plus ciblées pensons au refus d'un vaccin au nom de ses risques, réels ou supposés ils acceptent au contraire de discuter, mais ce n'est pas tant parce qu'ils considèrent cette opposition comme rationnelle que parce qu'ils espèrent bien la renverser par de solides arguments fondés sur de solides études EBM (evidence based medicine). La raison l'emportera ! Si en dépit de leurs efforts ils ne parviennent pas à leurs fins, il est probable qu'ils tenteront une dernière offensive en se déplaçant sur le plan moral : en refusant le vaccin, nous mettons la santé et parfois la vie d'autrui en danger, soit celle de nos enfants (si nous refusons de les faire vacciner), soit celle de tiers (si nous refusons de nous faire vacciner) ; or il est du devoir de chacun de ne pas faire courir inutilement un danger à ses semblables, comme la Règle d'Or déjà le proclamait : «Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fît».Ainsi, tant les opposants irréductibles à la vaccination que les vaccinosceptiques obstinés ceux qui persistent à croire que la balance coûts/bénéfices n'est pas en faveur de tel vaccin, voire de tous les vaccins les médecins les tiennent pour des personnes irrationnelles et immorales. C'est peut-être un peu crûment dit, mais c'est bien ainsi qu'il en va si on regarde les choses en face. Parfois, ils ont évidemment raison, mais sous ce «parfois», il arrive que ce soit un «fréquemment» ou un «toujours» qui se glisse, laissant entendre que tous ceux qui ne s'abandonnent pas à leurs raisons se comportent de manière irrationnelle et immorale. Or c'est ce que nous aimerions montrer dans cette étude non seulement une telle attitude n'est pas judicieuse en matière de confiance et de communication, car elle constitue un obstacle à la compréhension d'autrui, mais encore elle n'est tout simplement rationnellement et moralement pas adéquate.2. La pluralité des théories d'arrière-planCe que nous venons de dire choquera peut-être, mais surtout paraît immédiatement succomber à une objection. En effet, si quelque chose caractérise la rationalité et la moralité, c'est bien l'universalité. S'il est rationnel de croire que P, alors tout le monde doit croire que P ; si A est une action juste, alors tout le monde doit faire A. C'est pourquoi si quelqu'un ne croit pas que P, il se trompe, et si on l'informe et qu'il persiste, il est irrationnel. C'est pourquoi encore si quelqu'un ne veut pas faire A parce qu'il estime que A n'est pas juste, il se trompe, et si on l'informe et qu'il persiste, il est immoral. Certes, il arrive qu'on ne sache pas si P est vrai et si A est juste, et qu'on doive se contenter de probabilité les casuistes l'avaient (trop) bien compris probabilités qui d'ailleurs peuvent aussi se calculer, mais quand on sait, le jugement d'irrationalité ou d'immoralité est solidement justifié. Ainsi, si la vaccination contre la rougeole est bénéfique (P), alors celui qui persiste à ne pas le croire est irrationnel et si ne pas croire que P a des conséquences morales néfastes évidentes, celui qui refuse la vaccination (A) se comporte de manière immorale.Bien sûr, dans les discussions générales sur la morale, on adopte souvent une attitude plus relativiste : A est juste chez nous, mais peut-être pas ailleurs ; toutefois, cet esprit accommodant s'efface le plus souvent en particulier, où on n'hésite plus : refuser la vaccination contre la rougeole est irrationnel au vu des données expérimentales disponibles et immoral au vu du tort fait à autrui !Et pourtant, quelque forte que cette objection paraisse, nous pensons qu'elle repose sur une conception inadéquate de l'universalité, tellement que sa conclusion péremptoire fait fond sur une série de confusions qui sont autant d'entraves à la compréhension et à la communication. Nous tenterons de l'établir en deux temps, d'abord en montrant qu'il n'existe pas de fait ou de preuve (evidence) sans théorie (§ 2), puis que les faits et preuves changent de forme selon le point de vue adopté (§ 3).a) La base factuelle des jugements de valeurPour pouvoir poser un jugement de rationalité et de moralité sur une action ou une attitude, bref un jugement de valeur, il faut d'abord connaître ce qu'il en est, à savoir des faits ici, des faits sur la rougeole et sur la vaccination. Notre connaissance de ces faits est souvent lacunaire et provisoire, et parfois il peut encore y avoir désaccord sur leur signification et leur interprétation ; c'est pourquoi, pour pallier notre ignorance, on fait appel à des experts. Il arrive que la compétence ou la neutralité de ces derniers soient mises en cause, notamment par les opposants à la vaccination, ce qui a une conséquence immédiate : la base factuelle de nos jugements de valeur devient branlante,2 et cela non pas parce que les opposants ont raison, mais parce que chacun de nous n'a qu'un temps limité à consacrer à s'informer et qu'il ne peut vérifier toutes ses sources et ces sources, elles sont pléthoriques : l'atteste une visite sur les sites internet concernant la vaccination. Ainsi, que l'information mise à disposition soit exacte ou erronée, qu'elle soit véridique ou mensongère, l'individu lambda est le plus souvent dans l'incapacité de séparer le bon grain de l'ivraie, même s'il n'est pas un vaccinosceptique de principe et cherche simplement à se renseigner pour évaluer le rapport risques/bénéfices de la vaccination.Dans l'incertitude, il préférera alors souvent s'abstenir et adopter la posture du vaccinosceptique de circonstance : il n'est pas impossible que la vaccination soit dangereuse et il ne serait pas rationnel de courir un risque inutile ni moral de l'imposer à ses enfants.Il semble cependant que le problème ne soit pas vraiment grave. Somme toute, il suffirait d'améliorer l'information (même si ce n'est pas une mince affaire en régime libéral, où règne justement la liberté de l'information, c'est-à-dire aussi la liberté de proclamer toute croyance de son choix, et ce, comme le souligne Paul Bouvier, «avec l'assurance et l'aplomb d'un expert», d'où un problème d'autorité3). Le croire est toutefois un leurre, car si notre individu lambda continue à se renseigner et même s'il le fait bien, il est fort possible qu'il soit encore conforté dans son opinion, étant donné certains traits de la psychologie humaine. Paul Offit a souligné ce qu'il appelle le pouvoir de la case A. Soit le tableau suivant :La case A comprend ceux qui ont été vaccinés et qui développent des complications ou une maladie qu'on soupçonne que la vaccination ait pu provoquer (y compris la maladie contre laquelle le vaccin est censé protéger). De tels cas ont une visibilité maximale, car «nous sommes plus influencés par l'information émotionnelle, directe et personnelle que par les arguments statistiques» ; ainsi «de nombreux parents d'enfants qui avaient reçu le vaccin (ROR) les observèrent les semaines suivantes pour voir s'ils manifestaient des symptomes d'autisme»,4 car on soupçonnait le vaccin ROR d'être responsable de certains cas d'autisme. Si bien que tout cas d'autisme suivant une vaccination était attribué à cette dernière. Il y a là un biais, celui que dénonce Offit même si l'expression «information émotionnelle» est assez peu judicieuse5 et qui est en-core renforcé par une vieille erreur logique que dénonçaient déjà les Médiévaux, le sophisme de croire que post hoc ergo propter hoc (après cela donc à cause de cela).On dira que succomber à l'illusion de la case A est une marque d'irrationalité. Certes, mais sur cette base, il devient paradoxalement tout à fait rationnel de refuser la vaccination. Une énergique éducation à la psychologie et à la logique pourrait toutefois y remédier ; mais même cela ne suffira pas pour rendre stable la base factuelle des jugements de valeur. La raison en est très simple : toute situation et toute action peuvent être décrites de plusieurs manières. L'acte d'une infirmière qui introduit l'aiguille d'une seringue dans le bras d'un enfant sera vu comme un acte de protection de la santé par un pro-vaccins et comme un acte de déstabilisation de l'équilibre immunitaire par un anti-vaccins. Certes, on peut discuter de l'adéquation d'une description en contestant la théorie qui la sous-tend, mais le problème est que cette contestation elle non plus n'est pas neutre : «Tout notre langage est entièrement infecté de théorie»,6 dit Van Fraassen, ce qui est un lieu commun de la théorie des sciences depuis Popper. Bref, il n'existe pas de fait nu, mais les faits sont déjà le fruit d'interprétations à la lumière de théories qu'on appelle justement «théories d'arrière-plan» or ce sont ces faits qui servent de base à nos jugements de valeurs. On comprend alors que la base factuelle de ces jugements soit irrémédiablement branlante.b) Le principe de charité et le déguisement prudentielOn en conclura déjà, si l'on veut pouvoir comprendre son adversaire et éviter les voies sans issue dans la communication, qu'il faut faire l'hypothèse que notre interlocuteur, lorsqu'on y est confronté, est un être rationnel et moral qui adopte une attitude rationnelle et morale. C'est ce qu'on appelle, à la suite de Donald Davidson, le principe de charité. A son défaut, d'ailleurs, on ne pourrait pas même commencer à comprendre quelqu'un ; on aurait vis-à-vis de lui la même attitude que vis-à-vis d'un perroquet : il profère des sons, mais ne parle pas, il suit son instinct, mais n'agit pas. L'idée est alors de considérer que l'autre est maximalement rationnel et moral, jusqu'à preuve du contraire.Cette preuve du contraire, on croit parfois l'avoir très vite. Bon nombre d'êtres humains sont en effet adeptes de la pensée magique : certes, la rougeole est dangereuse, mais moi et mes enfants y échapperont, car nous vivons sainement, pensons positivement, etc. Qu'y a-t-il de plus irrationnel ? Mais justement, ce que le principe de charité nous commande, c'est de tenter de percer cette couche superficielle de l'expression de la pensée pour mettre à jour les théories qui la sous-tendent. Cela dit, il n'est pas facile de placer la discussion à ce niveau et, pour y parvenir, pour rendre la communication et l'échange transparents, il ne suffit pas d'adopter une attitude charitable. Il y a encore d'autres obstacles, dont l'un est à notre sens important et que nous proposons d'appeler le déguisement prudentiel.Imaginons deux personnes, Pierre et Paul, le premier étant Témoin de Jéhovah et le second médecin. Pierre, en bon croyant, pense qu'on ne doit pas pratiquer de transfusion sanguine, vu l'interdit divin. D'un tempérament missionnaire, il veut persuader Paul de son point de vue ; l'ennui est que ce dernier adhère à une autre Eglise, par exemple à celle de la religion positiviste d'Auguste Comte. Comment Pierre va-t-il argumenter ? Invoquer l'interdit divin serait stérile et mettrait un terme à la discussion, chacun campant sur ses positions. Si Pierre veut pouvoir engager une discussion fructueuse avec Paul, il doit trouver un terrain commun entre eux. Ce terrain ne peut être que la valeur médicale de la transfusion, y compris les risques qu'elle peut faire courir aux patients (sur ce point, le sida lui facilite bien les choses).Imaginons maintenant que, après une discussion soignée et serrée, ils parviennent tous deux à la conclusion que les transfusions sont dangereuses. Paul ne se convertira sans doute pas, toutefois il arrêtera de transfuser. Mais si la conclusion avait été inverse ? Pierre aurait-il alors approuvé Paul ? Pas le moins du monde, car en fait ce n'est pas le risque qui compte pour lui, mais l'interdit divin et ici, on se rend compte qu'il y a une asymétrie entre les deux participants. Dans la discussion, Pierre a adopté l'attitude de ce que j'appelle le «déguisement prudentiel» : il a masqué, consciemment ou non, son opposition de principe sous des considérations de prudence.Cela a souvent lieu non seulement dans les discussions qui impliquent des (bio)technologies, mais aussi dans celles qui concernent les vaccinations : les arguments de prudence masquent des arguments de principe ; on allègue les risques alors qu'on est opposé à la pratique elle-même. Qu'il en aille ainsi n'est pas étonnant, car personne ne nie la pertinence de la prudence ; c'est donc le point sur lequel tout le monde est sûr de se rencontrer, mais cela ne contribue pas à la clarté des débats. En effet, au lieu d'avoir des discussions de fond, on se rabat sur des querelles d'experts chacun alléguant le sien de pseudo-questions de fait se substituant aux questions d'éthique et de vision du monde, philosophique ou religieuse.7 La discussion peut alors se prolonger tant qu'on voudra. Une manière de savoir si on se trouve dans une situation de ce type est de poser la question suivante : qu'est-ce qui compterait comme sécurité suffisante ? S'il n'y a pas de réponse raisonnable à la question posée, c'est qu'on est dans une situation de déguisement prudentiel.3. La pluralité des points de vueIl existe plusieurs descriptions d'une situation, fondées sur plusieurs théories qui sont à la base de jugements de valeur différents, voire opposés. Cela n'est pas nouveau, comme ce passage de Voltaire l'atteste à propos justement de l'inoculation :«On dit doucement, dans l'Europe chrétienne, que les Anglais sont des fous et des enragés : des fous, parce qu'ils donnent la petite vérole à leurs enfants, pour les empêcher de l'avoir ; des enragés, parce qu'ils communiquent de gaieté de cur à ces enfants une maladie certaine et affreuse, dans la vue de prévenir un mal incertain. Les Anglais, de leur côté, disent : Les autres Européens sont des lâches et des dénaturés : ils sont lâches, en ce qu'ils craignent de faire un peu de mal à leurs enfants ; dénaturés, en ce qu'ils les exposent à mourir un jour de la petite vérole».8Et le remplacement de l'inoculation par la vaccination, qui aurait due être saluée comme un progrès substantiel dans la diminution des risques encourus, a aussi rencontré de fortes résistances, certains craignant que l'introduction de matériel d'origine bovine dans le corps de l'homme altère les caractères proprement humains du vacciné (certaines caricatures de l'époque présentent des vaccinées accouchant de veaux, ou des vaccinés voyant avec horreur des cornes pousser sur leur front situation particulièrement dégradante pour les machos d'alors et de toujours !) Il est clair que, ici et rétrospectivement, le principe de charité n'a plus d'effet : les croyances sur l'altération des caractères humains sont dépourvues de tout fondement, on le sait. Mais le fait même de la pluralité subsiste. Or, si la pluralité des descriptions se réfère à une pluralité de théories, comme on l'a vu, elle fait encore référence à une pluralité de points de vue. Pensons aux différentes manières dont un cas clinique est raconté et vécu par le médecin, l'infirmière et le patient. Pour voir ce que cela signifie dans notre problème, nous partirons de la situation où un individu refuse de se faire vacciner, alléguant que cela n'est pas sans risque, et nous l'examinerons en nous plaçant à trois points de vue différents qui représentent aussi des rôles différents.a) Le point de vue de la santé publiquePour un médecin de santé publique, la situation doit être décrite de la même manière que Bernoulli l'avait fait du temps de l'inoculation : la grandeur du bénéfice attendu l'emporte manifestement sur la grandeur du risque encouru, risque qui, pour la plupart des vaccins et notamment celui contre la rougeole est même devenu négligeable, ce qui n'était pas le cas pour la variole. Il est donc rationnel de se faire vacciner et irrationnel de le refuser.Imaginons que ce discours soit tenu à un vaccinosceptique. Acquiescera-t-il et confessera-t-il son irrationalité voire même son immoralité ? Ce serait étonnant, mais que répondra-t-il ? Sur le plan de la rationalité, il pourra s'exprimer ainsi : je sais que mes concitoyens sont médicalement compliants et donc qu'ils se sont fait vacciner. La population est donc protégée quoi que je fasse. Ainsi, si je me fais vacciner, le bénéfice tant pour moi que pour mes concitoyens sera nul et je courrai un risque inutile. Il serait donc irrationnel de ma part d'accepter une vaccination dans la situation présente.Cela s'illustre très bien par un dilemme des prisonniers :9Soit pour la rationalité. Mais ce dilemme est aussi l'aubaine du parasite : le vaccinosceptique profite du danger encouru par ses concitoyens sans en assumer les risques ; son attitude est donc immorale bien que pour une autre raison que celle soulevée au début de cette étude et la conversation peut s'arrêter par ce jugement. Conclure ainsi, c'est toutefois oublier le principe de charité morale ; mais comment serait-il possible d'interpréter une telle réponse de manière à préserver l'éthique et la justice du partage des fardeaux ? En revenant sur la nature du risque.b) Le point de vue du vaccinéNous avons dit en effet que la grandeur du bénéfice attendu l'emportait manifestement sur la grandeur du risque encouru. Toutefois cela doit s'entendre dans un sens statistique : en vaccinant la population on sauve plus de vies qu'en ne vaccinant pas. Mais si le vacciné tombe dans la case A ? Risque négligeable ! Non, risque statistiquement négligeable, mais qui ne l'est pour aucun des occupants de la case A. Et il se pourrait bien qu'on y tombe plus facilement et plus gravement qu'on ne le dise, continuera notre vaccinosceptique, en nous tendant un journal.Voici en effet ce qu'on pouvait lire récemment dans la presse :«Attendu que (
) les présomptions réunies au profit de Madame Toczé (
) doivent être jugées suffisamment graves, précises et concordantes pour qu'il soit admis qu'a été ainsi rapportée pour elle la preuve d'un lien de causalité de la vaccination de juin-août 1995 à la révélation d'une rechute de rectocolite hémorragique du 18 septembre 1995 (
), le Tribunal de grande instance de Nanterre déclare la Société Pasteur-Vaccins responsable du préjudice subi par Madame Toczé à l'occasion de sa vaccination par le produit Genhevac B».10Lorsque le vaccinosceptique et même le citoyen lambda lit ces lignes, il s'inquiète et il a manifestement une bonne raison d'être inquiet. C'est qu'une décision judiciaire parlant de «preuve d'un lien de causalité», ce n'est pas rien dans un Etat de droit, même si on sait et bien peu le savent que la logique juridique et la logique scientifique ne se recouvrent pas. En effet, pour le juge, celui qui est soupçonné d'avoir causé un dommage doit pouvoir établir qu'il ne peut en être l'auteur (c'est ce qu'on appelle le «renversement du fardeau de la preuve») ; or c'est là exiger quelque chose de scientifiquement impossible : si E suit C, on ne peut démontrer que C n'est pas la cause de E que si l'on peut établir que le mécanisme de production de E n'implique pas C. Dans le domaine de la santé où les mécanismes rigides n'ont pas lieu et où les probabilités jouent un rôle décisif, il est définitivement impossible d'établir que, dans tel cas particulier, C1 n'a pas causé E1.Certes, le risque de la maladie est plus important que celui de la vaccination, mais si le vaccinosceptique refuse cette dernière, il est au moins sûr de ne pas tomber dans la case A et de n'être pas la cause de son malheur éventuel. On comprend que Kant se soit demandé si l'inoculation était moralement permise pour soi-même, puisqu'on y risque sa vie, même si c'est dans le but de la conserver : «Notre homme s'attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort».11On répliquera en rappelant que, actuellement, les vaccins ne mettent plus la vie des vaccinés en danger ; il est donc irrationnel d'éprouver de telles craintes. C'est effectivement le cas ; toutefois, dans une société où l'autonomie du patient est de plus en plus interprétée sur le modèle de la liberté du consommateur, le caractère justifié ou non des craintes n'est pas vraiment pertinent : le consommateur peut refuser de manger des aliments contenant des OGM quelles que soient ses raisons, qu'elles soient rationnelles ou irrationnelles n'importe pas ; le patient12 peut donc, parallèlement, refuser un vaccin, quelles que soient ses raisons. Et cela, parce que la liberté de choix dont dispose le patient/consommateur est comprise sur le modèle des libertés fondamentales comme la liberté de conscience : toute personne a le droit d'adhérer à la croyance X de son choix tant qu'il ne fait de tort à personne, quelque irrationnelle et immorale qu'elle paraisse aux yeux des autres, X pouvant recouvrir des idiosyncrasies religieuses, mais aussi vaccinales.c) Le point de vue du médecinL'individu vaccinosceptique peut donc répondre au médecin de santé publique, mais il ne peut évidemment le convaincre, car leurs points de vue sont différents, ce qui les rend attentifs à d'autres traits saillants de la situation. Ces deux points de vue ne sont toutefois pas les seuls, il y a encore celui du médecin traitant. Imaginons que le vaccinosceptique soit tombé (gravement) malade, ce qu'il aurait pu éviter s'il s'était fait vacciner. Le médecin traitant pensera : «Voici un dommage de santé qu'il aurait pu aisément s'épargner» et de déplorer l'irrationalité de son patient que les faits ont dévoilée à ses dépens. Il voulait éviter la case A au profit de la case D, et voici qu'il est tombé dans la case C ! Et ce n'est pas étonnant, puisque les occupants de C sont bien plus nombreux que ceux de A, les deux seules boîtes dont il a à s'occuper, puisque les occupants des cases B et D ne viennent pas le trouver ou du moins pas pour cette raison.Par là, on se rend compte que le médecin traitant a lui aussi ses biais, puisque qu'il ne voit que les malades. Trois conceptions donc, trois évaluations différentes des risques. Certes, mais ne pourrait-on pas dire que le seul de ces trois points de vue qui envisage la question dans son ensemble est le médecin de santé publique, puisqu'il tient compte des quatre cases ? Le croire, ce serait oublier l'irréductibilité de la pluralité des descriptions, car ce serait ne pas voir que présenter la question à l'aide de ces quatre cases, c'est déjà avoir adopté le point de vue de la santé publique. Or c'est là un point de vue que ne peuvent faire ni l'individu en tant que patient, du moins s'il est vaccinosceptique, ni le médecin traitant qui ne raisonne pas en termes de statistiques, mais de malade individuel.4. Le poids de la responsabilitéComment gérer cette irréductible pluralité ? En se plaçant du point de vue de l'éthique de la responsabilité. On le voit particulièrement bien dans les cas où «ça tourne mal».a) La fortune moraleC'est là un vieux lieu d'interrogation, celui de la mauvaise fortune et plus particulièrement, pour le cas qui nous intéresse, celui de la fortune morale : bien que quelqu'un se soit comporté de manière rationnellement et moralement irréprochable à partir de son point de vue, une catastrophe se produit. Par exemple, le patient a suivi l'avis de son médecin et tombe dans la case A ou il ne l'a pas suivi et il tombe dans la case C. Dans le premier cas le médecin va éprouver des remords ou des regrets, selon qu'il se reproche quelque chose ou non, dans le second cas, ce sera le patient. Tant pis pour ce dernier penseront certains, mais alors ils feront preuve d'un manque de charité morale éthiquement peu acceptable. Et puis, plus grave, c'est peut-être son enfant que le vaccinosceptique a fait vacciner ou qu'il a refusé de faire vacciner, enfant tombé dans la case A ou dans la case C et dont il se sent responsable du malheur. Plus généralement, on donne souvent des conseils de santé aux autres, et si c'est pour le pire ? Le fonctionnaire de santé publique pourra bien se réfugier derrière ses statistiques et déplorer les «dégats collatéraux», arguant qu'«on ne fait pas d'omelettes sans casser des ufs», puis rentrer se restaurer dans son foyer au milieu de ses enfants, mais cela confine à de l'insensibilité morale.Comment gérer la fortune morale ? D'un point de vue éthique, outre le caractère approprié des excuses et des regrets, la seule mesure adéquate est, comme le dit Donna Dickenson, de «limiter la responsabilité des agents».13 Qu'est-ce que cela signifie ?b) L'allègement moralLorsqu'un médecin propose un traitement ou une intervention à un patient, il doit s'assurer de son consentement libre et éclairé. C'est là l'ABC de l'éthique biomédicale. Mais par là, qu'effectue-t-on exactement ? Selon Dickenson, «ce que fait le consentement éclairé, lorsqu'il est correctement obtenu, c'est transférer la responsabilité d'une éventuelle mauvaise fortune du médecin au patient».14 Le patient accepte de courir volontairement des risques, il les assume donc, en toute responsabilité.Le consentement n'est pas la seule procédure de transfert de responsabilité. Aux Etats-Unis, lorsqu'un patient est incapable de discernement, les médecins doivent consulter une tierce personne, «surrogate» ou «proxy», pour les décisions thérapeutiques ; en Europe, ce n'est pas le cas : le médecin reste le décideur. Paternalisme ? Non, du moins pas dans l'intention : «Ce choix n'est pas destiné à protéger ou à pérenniser on ne sait quel pouvoir médical, mais bien à ne pas charger la famille ou les proches du poids de la culpabilité d'une décision qui ne leur appartient pas».15 Bien sûr, lorsqu'il s'agit de vacciner une personne compétente, cette procédure est totalement inappropriée ; mais ici aussi, on n'en est pas réduit à la simple doctrine du consentement. En effet, indépendamment de sa contribution aux mesures que chacun est libre de prendre ou non pour sa santé dans sa sphère privée, la vaccination ressortit aussi à la sphère de la santé publique. C'est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de la vaccination des enfants. Or, si comme on l'a vu, il existe des raisons morales respectables de ne pas se faire vacciner à ses risques et périls, ce serait une erreur d'en rester là et d'oublier que la santé est aussi un bien public. Dans un tel domaine, ce n'est pas à l'individu d'assumer d'abord la responsabilité, mais à l'Etat, car s'il est un domaine où son action est justifiée, c'est bien dans celui de la production des biens publics, dont le fardeau peut être imposé à l'individu. L'Etat a ici sans doute un rôle à reconquérir, même s'il est clair que le caractère public du bien en question doit être avéré, de même que, tout simplement, son caractère de bien ; le juge américain Holmes, en 1927, n'a-t-il pas comparé la stérilisation forcée des humains inférieurs à la vaccination forcée, deux mesures, selon lui, de santé publique ?165. ConclusionDans cette étude, nous avons tenté de montrer qu'il ne pouvait y avoir de bonne communication entre deux êtres humains, et particulièrement entre un médecin et son patient, sans qu'elle se place sous l'égide du principe de charité. Ce faisant, nous avons vu que des positions qui pouvaient, à première vue, paraître comme irrationnelles et immorales ne l'étaient pas nécessairement. Mais pour le comprendre, il a fallu se rendre compte que les faits s'autorisent d'une pluralité de descriptions et faire l'effort de se placer dans différents points de vue. Par là, il n'a pas été question de défendre une forme de relativisme ou de scepticisme moral c'est bien plutôt la conception de l'autonomie du patient comme liberté du consommateur qui s'appuie sur un relativisme implicite mais simplement de prendre conscience que le domaine des raisons et des valeurs s'anime différemment selon la perspective, dans le sens où, selon le point de vue, biens et valeurs apparaissent différemment et se hiérarchisent différemment.Le prix à payer est alors que chacun, agissant de son point de vue, doit assumer une entière responsabilité de ses actes, ce qui est particulièrement lourd lorsque «ça tourne mal». Comme par ailleurs il n'est pas possible d'unifier moralement ces points de vue par le haut sous une bannière comme celle du souci prédominant des biens publics ou de l'autonomie, il est bon que l'autorité publique «prenne ses responsabilités» en tranchant politiquement le nud gordien moral, à la manière d'un Alexandre, avec courage. 1 L'année passée, nous avons publié un article dans Médecine et Hygiène intitulé «Ethique et statistiques. A propos de la vaccination des enfants» (n° 2381, 27 février 2002, p. 475-8). Il nous a valu une invitation, pour laquelle nous remercions le Dr Benoît Soubeyran, à présenter les thèses qu'il défendait à un colloque de pédiatres (ESPID) ce printemps. Le débat a été très fructueux et nous a inspiré les réflexions qui suivent.2 Comme le relève Hubert Doucet, depuis le début des années 1970, «ce qui est mis en question, c'est la bienfaisance des autorités et des experts : ces derniers ne poursuivent que leurs propres intérêts» (Au pays de la bioéthique, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 24).3 Communication personnelle. Nous remercions le Dr Paul Bouvier d'avoir accepté de lire une première version de ce texte ; ces commentaires nous ont été très utiles.4 «The Power of box a», Expert Review Vaccines, 2003 ; 1: 2.5 Car le problème n'est pas que la pensée soit accompagnée d'émotions toute pensée l'est mais d'émotions inappropriées ou inadéquates.6 The Scientific Image, Oxford : Clarendon, 1980, p. 14.7 Cf. cette remarque de Malcolm Parker à propos des recherches sur les cellules souches : «Si vous pouvez persuader quelqu'un que la recherche sur les cellules souches adultes est scientifiquement meilleure ou plus prometteuse (que la recherche sur les cellules souches embryonnaires), cela vous conviendra si vous vous opposez à la recherche sur les embryons pour des raisons morales (
) Vous serez capable d'engager le débat sur un terrain commun» («Reasoning about Embryos, Cloning and Stem Cell : Let's Get more Clear and Distinct». Monash Bioethics Review 2003 ; 22 : 15).8 Lettres philosophiques, XI, «Sur l'insertion de la petite vérole». In Mélanges, Paris : La Pléiade, 1961 ; 28.9 Nous le reprenons de notre article de l'année passée.10 Jugement rendu le 20 décembre 2002, rapporté in Alternative Santé - L'Impatient, n° 298, mars 2003, p. 11.11 Doctrine de la vertu. Paris : Vrin, 1985 , p. 98.12 Au sens strict, il ne s'agit pas d'un patient, car il n'est pas malade. Le Dr Knock affleure souvent dans le langage médical.13 Risk and Luck in Medical Ethics Cambridge : Polity Press, 2003 , p. 19.14 Op. cit., p. 66.15 Lemaire F. L'ordre «not to be resuscitated» (NTBR). Med Hyg 2003 ; 61 : 775. La citation incluse est tirée d'une interview de J.-C. Chevrolet dans le même numéro, p. 779.16 Cf. Wikler D. Can We Learn from Eugenics ? Journal of Medical Ethics 1999 ; 2 : 192.