Léon Tolstoï, La mort d'Ivan Ilitch, Paris : Folio classique 1997 (1re édition 1886) ; p. 63-157.Tourmenté par l'idée de la mort, Tolstoï semble atténuer son angoisse par l'écriture. Dans cet ouvrage, les éditions Folio classique ont décidé de réunir trois nouvelles portant sur l'agonie : Trois morts, Maître et serviteur, La mort d'Ivan Ilitch, dans lesquelles il décortique les dernières semaines de l'un ou de plusieurs des personnages mis en scène. Ici, il s'agit d'Ivan Ilitch, dans la réalité un juriste renommé, connaissance de Tolstoï, mort alors qu'il était encore jeune.Dans la nouvelle, Ivan Ilitch est un homme «très comme il faut». Issu d'une famille de la bonne bourgeoisie, deuxième de trois frères, et fils d'un «membre inutile de plusieurs administrations inutiles» (p. 77), Ilitch a grandi sans histoires, remplissant les attentes de ses parents. Intelligent, agréable, vif et respectueux, il gravit les échelons de la carrière où l'a mené l'Ecole de Jurisprudence. Parfois dégoûté par certaines actions qu'il doit commettre, il s'en accommode pourtant après avoir constaté que tous les autres agissaient de même. Il poursuit sa trajectoire professionnelle, et épouse Fiodorovna, jeune femme «parfaitement comme il faut» et dont la famille est honorable. Leur mariage est heureux jusqu'à la première grossesse de Fiodorovna, considérée par son époux comme un imprévu malvenu : «quelque chose de nouveau se manifesta chez sa femme : une nouveauté inattendue, déplaisante, pénible et malséante qui vous prenait au dépourvu et dont il n'y avait aucun moyen de se débarrasser» (p. 85). Se sentant comme pris au piège, il cherche des stratégies pour échapper à une vie familiale toujours plus envahissante au fil des naissances (il finit par avoir quatre enfants dont deux meurent très jeunes). Il subit quelques déboires professionnels particulièrement douloureux pour lui dont la vie et l'identité se sont confondues avec sa profession, mais finit par trouver un poste intéressant à St-Pétersbourg. Le déménagement occasionne un rapprochement du couple, concentré autour d'un objectif commun, celui d'aménager leur nouvelle existence.Puis se manifeste la «gêne» qui prend «peu à peu de l'importance jusqu'à devenir sinon encore une douleur, du moins une continuelle sensation de poids dans le côté, accompagnée d'une méchante humeur» (p. 101-102). Cette gêne, nouvel imprévu dont il ne peut se débarrasser, va largement contribuer à la détérioration de leur vie conjugale. Fiodorovna ne supporte plus l'humeur difficile de son mari, tandis que lui s'enfonce inexorablement dans sa solitude. Il consulte des médecins qui s'évertuent à éviter la seule question à laquelle Ivan souhaite une réponse : «son état était-il ou non alarmant ?» (p. 114). Ses recours à des médecines alternatives ne lui procurent pas plus de satisfaction. Peu à peu, sa vie se délabre : sa douleur persiste, empire ; sa femme lui en veut d'être malade ; ses collègues adoptent une attitude étrange ; ses partenaires de whist (sa seule véritable joie) changent de comportement. Il se sent seul, «au bord du précipice». Le frère de Fiodorovna vient pour un séjour chez les Ilitch, et son regard signifie à Ivan Ilitch à quel point il a changé. Il passe du statut de malade à celui de mourant. L'angoisse de la mort et la douleur le tourmentent, l'isolent, le dépouillent. Son corps se dégrade, nécessite des soins, et le malade souffre de devenir une charge pour son entourage, lui-même inapproprié dans sa sollicitude maladroite. Seule une personne le comprend et le soulage : le valet Guérassime. Ce dernier, dans sa simplicité, partage la réalité que vit Ivan, et consacre le temps et les soins nécessaires à son réconfort. Ilitch est particulièrement accablé par le mensonge qui l'entoure, par le silence sur son état, silence que lui-même n'a jamais osé rompre, au nom de la bienséance. Il est pris au piège de sa conformité passée. Le monde aseptisé dans lequel il avait soigneusement choisi d'évoluer jusqu'alors l'emprisonne dans sa solitude. Les jours passent, oscillant entre espoir et désillusion, chargés de quête de sens, de questions sans réponses, éclairés d'une lucidité nouvelle mais peu complaisante, le séparant définitivement de son ancienne conception de la vie, devenue creuse pour lui, mais toujours une référence pour ses proches. Il meurt dans l'incompréhension et la solitude.Le lecteur l'aura compris. La mort d'Ivan Ilitch n'est pas un livre particulièrement gai. Il est au contraire pesant par l'introspection douloureuse qu'il met en intrigue, par l'évocation de la souffrance physique et morale de son héros, seul thème du livre, par l'expression de sa révolte. Et pourtant, c'est un livre à lire et à relire. L'accent mis sur le lien qui relie toutes les années vécues par Ivan Ilitch et les derniers jours de sa vie en fait sa force. Pas moins de trois chapitres sont nécessaires pour donner une idée précise du héros. Non pas en alignant les descriptions psychologiques du personnage, mais en le mettant toujours en situation (relationnelle, professionnelle, familiale), puis en donnant les clés d'interprétation de ces mises en situation. Ces trois chapitres, qui paraissent superflus, sont au contraire indispensables pour comprendre la souffrance d'Ivan : mourir n'est pas un processus abstrait, et être mourant ne répond pas à un statut ou à une condition, mais à la suite logique et singulière de toute une vie. En outre, Tolstoï, dans sa nouvelle, explicite de nombreux comportements implicites, générateurs de souffrances qui s'additionnent à l'angoisse suscitée par l'approche de la mort : l'embarras des proches, le regard des autres, le comportement de certains médecins, les alternances abruptes d'espoir et désespoir, difficiles à suivre pour les proches. Dans cette nouvelle, Tolstoï ne cherche pas à livrer un mode d'emploi au lecteur, mais à éclairer les multiples phénomènes liés à l'approche de la mort.