«Comment dépasser le sentiment de lassitude face au "tout capote", comment raviver la prévention du sida différemment ?» La question se pose dans beaucoup de pays industrialisés depuis les premiers signes de réaugmentation du nombre de transmissions du VIH lors de relations homosexuelles. L'association homosexuelle genevoise Dialogai, la seule en Suisse à réaliser des activités de prévention du sida, a lancé une réflexion à ce sujet il y a plus de trois ans. Elle mène, avec le soutien de l'OFSP, du Fonds national et des autorités genevoises, en collaboration avec des chercheurs zurichois, un projet de prévention et de recherche original et ambitieux. Elle a publié en juin dernier les résultats préliminaires d'une grande enquête sur la santé des hommes gais à Genève.1 Et prépare ses premières actions de terrain. Portrait du projet pilote «Santé gaie».«Les affiches, c'est bien. Les dernières, texte noir sur fond jaune, sont drôles. Mais cela ne suffit plus, les gens sont en général bien informés, commence Michael Häusermann, pionnier du mouvement associatif gai à Genève, devenu coordinateur du projet. Un peu partout, les milieux de la prévention se retrouvent désarmés face à une situation qui a radicalement changé depuis les débuts de la lutte contre le sida.» Cette situation, c'est d'abord un risque qui tend à augmenter naturellement, car le nombre de séropositifs menant une vie à peu près normale augmente grâce aux traitements. Simultanément, les homosexuels manifestent de plus en plus de lassitude face au discours préventif. C'est le ras-le-bol après vingt ans d'efforts et de discipline. Enfin, la communauté gaie est en pleine mutation. Les jeunes n'ont pas la même expérience que leurs aînés, militants de la première heure, qui ont perdu des amis dans l'épidémie du sida, pour qui l'engagement associatif était une nécessité. La nouvelle génération aspire à une vie normale, se mobilise moins facilement, se fond davantage dans la société et est plus difficile à atteindre.Pour imaginer des parades, Dialogai s'est inspiré de réflexions et expériences menées aux Etats-Unis, en Australie, en Grande-Bretagne, en Hollande et, surtout, au Canada. La principale voie explorée par la nouvelle prévention consiste à ne plus s'intéresser qu'au sexe et à l'utilisation du préservatif, mais à promouvoir la santé globale de l'individu, physique, psychique et sociale. Cela permet de renouveler le discours préventif. Les études montrent que l'attention focalisée sur le sida a masqué beaucoup de problèmes de santé spécifiques. Il y a donc des besoins, des attentes, et donc des canaux utilisables pour véhiculer la prévention. Et puis, il y a cet espoir de synergie : un individu en bonne santé sera sans doute mieux armé pour adopter un comportement responsable qu'un individu qui souffre.En 2000, l'association Dialogai a donc ajouté à ses statuts l'objectif de promouvoir la santé de la communauté gaie dans tous les domaines. Et a mandaté Michael Häusermann, qui s'était mis en retrait du mouvement après une quinzaine d'années d'engagement, pour réaliser une analyse des besoins en santé des homosexuels genevois. Le responsable explique ici quelques facettes de ce projet emblématique. Jean-Luc Vonnez : Pourquoi cette collaboration avec l'Institut de médecine sociale et préventive de Zurich plutôt qu'avec un organisme romand ? Michael Häusermann : lorsque j'ai reçu le mandat de Dialogai, je me suis tourné vers l'institut zurichois, car il avait déjà mené une enquête de terrain dans une communauté gaie urbaine, la Züms (Zürich Men's Survey). Jen Wang, qui est devenu notre épidémiologiste, s'est immédiatement passionné pour le projet. C'est lui qui a proposé de solliciter l'aide du Fonds national de la recherche scientifique et de lancer une enquête scientifique. Le projet a pris beaucoup plus d'ampleur que nous ne l'imaginions au départ. Ce qui a été une chance, car cela nous a poussés à nous intéresser à des aspects de la santé gaie qui nous semblaient a priori sans importance. Et cela a transformé la démarche en expérience pilote. Comment votre démarche est-elle accueillie dans les milieux gais ? L'intérêt est manifeste, même si actuellement, on sent une certaine impatience à voir la recherche faire place à des actions concrètes. Septante personnes se sont déplacées pour assister à la présentation des résultats de l'enquête à Genève. Cela dit, nous mettons tout en uvre pour ne pas être une instance moralisatrice et hygiéniste, mais au contraire pour conseiller, encourager et soutenir la communauté gaie dans ses propres démarches en faveur de son mieux-être. Raison pour laquelle nous avons associé la base à toutes nos démarches. Des groupes focus ont été réunis avant l'enquête pour discuter des domaines sur lesquels elle allait porter. Ce processus continue. Sur la base des résultats provisoires, des groupes réfléchissent aux actions possibles dans une série de domaines identifiés par l'enquête : santé psychique, vieillesse et homosexualité, liens sociaux et communauté, etc. Nous avons organisé par ailleurs pour les gais deux journées de présentation des résultats et de débat, le 15 novembre à Lausanne et le 22 novembre à Zurich. Dans la brochure de présentation des résultats préliminaires de l'enquête, vous comparez souvent les gais de Genève avec la moyenne des hommes suisses, malgré les biais de sélection. Cela donne l'impression que vous vous livrez à une interprétation militante ... C'est un risque, évidemment. Notre épidémiologiste a joué un rôle précieux de sceptique. A nos tentatives d'interpréter les résultats en termes de discriminations, il opposait toujours un : «peut-être, peut-être ... mais nous n'en savons rien». Il est évident que la structure de l'échantillon, malgré un recrutement le plus large possible, n'est pas celle de la population générale. Ne serait-ce que par l'âge (faible représentation des plus jeunes et plus âgés), l'environnement (urbain avant tout) ou le style de vie (fréquentation des lieux de la scène gaie genevoise). Jen Wang travaille à l'analyse critique des données pour des publications scientifiques. Mais pour nous, les résultats intermédiaires suffisaient comme outil de travail. Dans votre résumé, vous écrivez que près de 60% des gais souffrent à divers degrés d'«homophobie intériorisée», c'est-à-dire entretiennent des sentiments négatifs face à leur identité sexuelle. Vous ne leur avez tout de même pas demandé : «Cher Monsieur, souffrez-vous d'homophobie intériorisée ?». Non, bien sûr. Beaucoup de résultats sont déjà une synthèse d'un groupe de questions parmi les 550 que comportait l'enquête. Le degré d'acceptation de son orientation sexuelle s'évalue à partir de questions du type : «Si un médecin vous proposait un traitement capable de vous rendre hétérosexuel, accepteriez-vous ?». Pour moi, ce résultat révèle l'une des clés du problème. Je ne serais pas surpris de découvrir un lien entre les difficultés psychiques, par exemple, et ce peu d'estime pour son orientation sexuelle. J'ai l'impression que l'école est l'un des lieux où se joue ce problème. Dans les groupes de discussion, la proposition de «faire quelque chose avec les écoles» revient souvent. Beaucoup d'hommes gais gardent à l'évidence des souvenirs très douloureux datant de leur âge scolaire. L'enquête a-t-elle révélé des faits que vous ne connaissiez pas ? Oui. Nous nous attendions par exemple à des problèmes de santé mentale, mais l'ampleur du phénomène nous a beaucoup surpris. La dépression et l'angoisse sont très répandues chez les gais. Impossible de dire si leur vie est plus angoissante et fragilisante que celle des hétérosexuels, ou si, comme le suggèrent certaines études, une certaine fragilité psychique peut être associée à l'homosexualité. Quoi qu'il en soit, le problème est bien réel.Autre surprise : les gais souffrent plus que la moyenne suisse de symptômes respiratoires, d'eczéma et d'autres maux qui n'ont rien à voir avec la sexualité. Il s'agit surtout de symptômes pouvant avoir une composante psychosomatique, ce qui laisse supposer que ces résultats sont liés à la moindre santé psychique.On s'attendait à un niveau d'activité physique meilleur que dans la population générale. Les gais parlent volontiers d'équilibre, de vie saine, de pratiques sportives. Or, dans les faits, il apparaît qu'ils ne bougent pas plus que la population générale. Je retrouve un décalage, que je perçois souvent, entre ce qu'on laisse voir de soi et ce qu'on vit réellement, entre le discours et la réalité.Egalement intéressante, la faible proportion des gais satisfaits de leur relation avec leur médecin, par comparaison avec la population générale. L'enquête montre notamment que deux tiers des sondés ont parlé de leur orientation sexuelle avec leur médecin, mais que le médecin n'a posé la question que dans un tiers des cas. Ces résultats révèlent tout un champ de tensions. J'ai tendance à croire que les gais autant que les médecins participent aux difficultés relationnelles, et que les uns et les autres peuvent travailler à améliorer la situation.Parmi les résultats attendus, certains méritent d'être signalés, comme l'importance du lien social sur la santé, confirmée avec beaucoup de force. Ou le problème que représentent l'abus d'alcool, le tabagisme, et la consommation de substances pour les gais. Cela tient probablement aux habitudes de vie. On sort beaucoup dans le milieu, on boit forcément des verres. C'est peut-être aussi un contre-coup du ras-le-bol face à la prévention. J'ai suggéré la création d'un espace non fumeur dans le local de Dialogai. Et j'ai senti une réaction du type : «Quoi ? Des règles sur le tabac, en plus de la capote ?». Comment cette enquête sera-t-elle valorisée ? Parmi les projets déjà en cours, il y en a un particulièrement important. L'enquête montre qu'une proportion de l'ordre de 16% des gais n'a jamais passé de test VIH. Certains d'entre eux n'ont aucune raison de s'y soumettre, d'autres sont séropositifs sans le savoir. Elle révèle également que 44% de ceux qui font le test du sida ne reçoivent aucun conseil, ni avant, ni après. L'hôpital fournit toujours un conseil, mais pas tous les centres de santé et cliniques privées autorisés à proposer le test à Genève. Il nous est apparu que la promotion du test, en plus d'être directement bénéfique (on a de bonnes raisons de penser que le fait de connaître son statut sérologique induit une attitude plus réfléchie), offrait une occasion idéale de promouvoir la santé. Celui qui va passer un test fait une démarche pour sa santé. Il est demandeur. Nous travaillons à la création d'un centre qui, en plus de proposer des tests (VIH, MST et hépatites), serait un lieu de conseil et d'expertise, où les gais seraient assurés de rencontrer des professionnels ouverts à leurs styles de vie et pratiques sexuelles, base permettant d'établir un rapport de confiance. Ce centre veut également jouer un rôle de plaque tournante et rediriger au besoin les gens vers les services existants dont ils auraient besoin. Ce centre serait-il installé en milieu hospitalier ? Non, nous souhaitons créer un espace spécifique. Un service spécialisé pourrait évidemment être mis en place dans le cadre hospitalier. Mais nous estimons qu'il y a une réelle légitimité à gérer cette activité dans le cadre associatif, et à installer le centre dans un lieu intégré à la scène gaie. Contrairement à beaucoup de services pour lesquels il n'y a aucun inconvénient à s'appuyer sur des structures existantes. Quels sont les autres projets initiés à ce stade ? Nous établissons une cartographie des services concernés par la santé gaie à Genève, qui se révèlent très nombreux. Avec pour but d'établir des contacts, d'offrir nos informations sur les besoins spécifiques de la population gaie, etc. Autre projet déjà en cours : une liste des thérapeutes ouverts aux problèmes de l'homosexualité. Le recrutement se fait par les gais eux-mêmes, invités à nous recommander, via carte-réponse, les professionnels avec qui ils ont une bonne relation. Nous prenons ensuite contact avec ces thérapeutes pour leur demander s'ils sont d'accord de figurer sur la liste. Rares sont ceux qui refusent. L'impression des patients correspond bien en général à l'ouverture des soignants eux-mêmes. Et pour répondre aux problèmes de santé psychique révélés par l'enquête ? C'est plus délicat. Nous ne voulons pas envoyer chacun en thérapie individuelle, mais développer des approches collectives de promotion de la santé mentale. Nous explorons la possibilité d'améliorer ce que les Anglo-Saxons appellent la mental health litteracy, l'alphabétisation en santé psychique. Beaucoup de gais considèrent par exemple un mal-être chronique comme «normal». La prise de conscience des difficultés serait une première étape. On pourrait également tenter de rapprocher les thérapeutes d'hommes homosexuels, de susciter la création de réseaux spécifiques comme il en existe à Zurich.1 Un aperçu des résultats peut être téléchargé à l'adresse : www.dialogai.org/sante5.asp