Résumé
Spécialiste de l'oxymoron médical (mais toute la médecine ne tient-elle pas de l'oxymoron ?), l'Académie suisse des sciences médicales diffusait, la semaine dernière, de nouvelles directives sur l'accompagnement des patients en fin de vie.1 Elles mêlent prudence et audace. Prudence, parce qu'elles commencent par des litanies de conditions rigoureuses défendant des valeurs. Audace, parce que, admettre que les médecins participent au suicide de patients, c'est balancer un point essentiel du serment d'Hippocrate et prendre le risque de brouiller l'image des médecins.... Il y a du flou, de l'imprécis, voire des portes ouvertes vers de possibles dérapages, dans ce texte de l'Académie ? Oui, sans doute. Et alors ? Tout cela n'empêche pas l'éthique de défendre ses droits. Mais ne confondons pas flou et mensonge. Dans un monde où les menteurs non seulement infiltrent l'économie et la politique jusqu'à la tête des grandes puissances économiques et militaires mais en plus mentent dans une indifférence croissante, il importe plus que tout que la vérité soit défendue dans les secteurs cruciaux de l'éthique. Autour de la mort, le flou a toute sa place, le mensonge et l'hypocrisie ne doivent en avoir aucune. ... Les faits, donc. Ils sont clairs, dérangeants. Peu connus, surtout. En Suisse, selon une enquête récente,2 la moitié de tous les décès implique une «décision médicale». Bon, et qu'est-ce qu'une décision médicale ? Eh bien, c'est l'euthanasie passive (abstention ou retrait thérapeutique : 28% des décès), c'est aussi l'euthanasie active indirecte (soulagement des symptômes par un médicament pouvant hâter la fin de vie : 22% des décès), ou encore l'euthanasie active directe (médicament donné à dose létale : 0,7% des décès), ou enfin l'assistance au suicide (0,4% des décès). Voilà pour la réalité. L'efficacité de la médecine et l'organisation des soins ont entraîné une évolution fulgurante. On meurt de moins en moins «naturellement». C'est la décision d'une équipe qui le plus souvent provoque la mort. Et le phénomène va sans aucun doute s'amplifier. ... L'autre évolution, c'est la montée en puissance d'associations d'aide au suicide, comme Dignitas ou Exit. Certes, ces associations ont leur place dans le débat et dans la pratique. Mais il faudrait éviter, et c'est un des soucis de l'Académie, qu'elles deviennent de vastes organisations de mort programmée. La «spécialisation» dans la mort n'est jamais une bonne chose. Se trouve toujours tapie, prête à renverser les meilleures intentions, ce que la Société suisse de psychiatrie nomme «une dangereuse fascination pour la mort et le pouvoir de décision sur la vie et la mort». Mieux vaut, dans l'évolution moderne, que les équipes soignantes, celles-là mêmes qui ont connu les patients, celles qui les ont soignés, les accompagnent aussi dans leur fin de vie, dans le jeu des libertés réciproques. Et encore. Même pour ces équipes, l'attitude n'est pas sans danger. D'où cette ambiguïté de l'Académie : admettre que des médecins aident leurs patients en fin de vie à se suicider et, dans le même temps, les mettre en garde face à un nouveau rôle que la société cherche à leur refiler, celui «d'experts de la mort rapide et provoquée par soi-même». Aider un malade en fin de vie à se suicider n'est pas un acte médical, précise l'Académie. C'est un acte humain. Aucune expertise n'est possible dans ce domaine. Seuls sont utiles la discussion, la supervision, le doute continuel.... «Nous refusons catégoriquement l'euthanasie active», affirme Werner Stauffacher, président de l'Académie. Bien sûr. Il a raison. Des limites claires doivent être posées. L'éthique relève du bornage de territoires, de la clarification du sens des actes. Mais un sérieux problème mine cette clarté. Selon l'enquête citée plus haut, 0,7% des décès suisses sont causés par une euthanasie active directe. Que cette forme d'euthanasie soit interdite aussi bien par la loi que par l'Académie ne l'éradique donc de loin pas. Certains cas en relèvent malgré tout, estiment des équipes suisses qui la pratiquent et dont il n'est pas si facile de dire qu'elles sont moins éthiques que d'autres. Que pense l'Académie de ce fait ? Est-il bien de laisser des médecins et des équipes en porter seuls le poids ? Pourquoi ne pas lancer une enquête, respectant leur anonymat, sur les motifs de leur transgression ? Dommage, ce silence bien-pensant de l'Académie.... Rares sont les domaines aussi cachés que celui de la mort médicalisée. Une immense zone d'ombre. On laisse faire, on accepte les nouvelles pratiques, mais on n'aime pas, collectivement, regarder de près ce qui s'y passe. Des équipes médicales font mourir des gens : c'est bien, mais chut. Les cadavres sont ensuite évacués discrètement par les sorties cachées des hôpitaux, les familles font leur deuil de manière de plus en plus isolée. Immense pudeur d'une société qui communique avec tout. C'est normal. Ou peut-être pas tant que cela. Pourquoi cette discrétion ? Personne ne veut plus voir les mourants. Malgré l'altruisme manifesté par les familles et les équipes soignantes, la fin de vie est la période d'exclusion majeure de notre société. Symboliquement, les mourants ne valent plus rien. La société du biopouvoir, du culte de la jeunesse et de la force, n'a plus de place à leur offrir. Sur l'immense question de la mort, où se trouve le débat ? La réalité, c'est que la société se défausse de son trouble sur les médecins. De plus en plus, les équipes médicales sont les derniers partenaires des patients en fin de vie, l'ultime lieu de parole et de négociation sur la mort. Elles se trouvent seules devant la tâche de leur donner un appui symbolique, de les protéger de l'insignifiance. Ne pas abandonner ces équipes revient à ne pas abandonner les mourants. ... Physionomie frêle, teint pâle, regard perdu, naïf ou angélique difficile de dire mais surtout, visage étrange, rayonnant de bienheureuse lassitude (un oxymoron, encore). Il a une gueule qui parle de ce qu'il vit, Jonathan Kaplan. Elle parle de son existence de chirurgien de guerre. Du Kurdistan à l'Irak dont il revient, il a roulé sa bosse dans tous les coins glauques du monde. Dans le New Scientist, où il est interviewé, il évoque des sentiments bizarres qui se font jour chez celui qui pratique une chirurgie de l'extrême, mais aussi, une fois ou l'autre, dans n'importe quelle vie de médecin. «C'est dans ce genre d'endroits (les zones de guerre) que, travaillant comme médecin, je ressens de façon intense ma propre humanité, dans des circonstances où d'autres personnes sont privées de la leur». «Ce que je partage peut-être avec ceux qui font ce genre de travail est une perception de conscience augmentée, de vitalité intense.» Mais la perception accrue de sa propre existence n'y change rien : parmi ceux qui côtoient la mort, personne ne reste indemne. Ni le soldat qui la donne ni le chirurgien qui lutte contre elle. «Lorsque mes patients meurent, alors même que je ne suis pas la personne qui a appuyé sur la détente, je suis néanmoins impliqué dans leur vie à un niveau d'intimité et d'intensité tel que, comme celui qui les a tués, je m'en rappelle pour toujours . Une des tâches essentielles de la médecine consiste à transformer l'absurdité de la mort, du moins celle qui passe par elle, en expérience humanisée. Mais elle-même, cette tâche a un coût humain, il faut le savoir.1 Prise en charge des patients en fin de vie. Bull Med Suisses 2004 ; 85 : 294-7.2 Faisst K, et al. Décisions médicales en fin de vie dans six pays européens : premiers résultats. Bull Med Suisses 2003 ; 84 : 1730-2.