Il y a quelque temps, le sildénafil (Viagra®) a fait une entrée remarquée sur le marché mondial des médicaments. Il constitue une révolution dans le traitement des troubles érectiles, dont la «viagramania»1 de l'été 1999 a été un aspect remarqué et largement médiatisé. De par l'utilisation très facile du sildénafil (premier médicament par voie orale réellement efficace sur les troubles érectiles )1 et le battage médiatique précité, la dysfonction érectile a été popularisée et la consultation chez les médecins pour ce trouble est devenue beaucoup plus fréquente.
Dans ce contexte, des «guidelines» pour une évaluation et une prise en charge adaptées sont d'autant plus nécessaires que d'autres médicaments semblables arrivent sur le marché (vardénafil, Levitra®, tadalafil, Cialis®). Afin de contribuer à la formulation de tels guidelines, il nous paraît important d'examiner une erreur conceptuelle fréquemment observée et non sans conséquences sur la prise en charge des troubles érectiles. Nous proposerons des attitudes alternatives.
Les composantes psychologiques et somatiques des troubles érectiles
Les troubles érectiles ont de multiples origines physiques (tableau 1) et de multiples origines psychologiques (tableau 2). Ces différents facteurs étiologiques peuvent coexister simultanément chez un même individu, qu'ils soient physiques ou psychologiques.
Nous pouvons considérer que le symptôme «trouble érectile» chez un individu a une composante étiologique organique constituée d'un certain nombre de facteurs et une composante psychologique constituée d'un certain nombre de facteurs.
Epidémiologie des familles étiologiques des troubles érectiles
L'épidémiologie des composantes étiologiques organique et psychologique des troubles érectiles serait la suivante (Foreman et Doherty) :2
«somatique» (>psy) : 42% (25 à 50%) ;
«psychologiques» (>somat) : 34% (9 à 60%) ;
«mixtes» : 36% (20 à 47%).
Certaines sources ont affirmé que les troubles érectiles ont une origine somatique dans 78% des cas. Ceci est vrai si l'on fait la somme des cas «somatiques» et des cas «mixtes». Avec un raisonnement similaire, il est cependant tout aussi vrai que les troubles érectiles ont une origine psychologique dans 70% des cas !
Dans nos années de pratique de sexologie à l'Unité de gynécologie psychosomatique et de sexologie de Genève, nous avons pu remarquer qu'une notion essentielle était difficile à transmettre à différents confrères (urologues, psychiatres, psychologues), ainsi qu'à certains patients. Cette notion importante est l'indépendance (relative) et la simultanéité possible des composantes étiologiques organiques et psychologiques.
En effet, souvent le psychiatre cherche à «exclure» une origine somatique, pour pouvoir se concentrer sur l'origine psychologique ; et l'inverse a lieu chez l'urologue. Or, comme mentionné ci-dessus, les deux origines coexistent souvent, et de façon variable, comme l'ont bien illustré Lo Picollo et coll., (fig. 1). Ainsi, des patients avec par exemple une composante étiologique organique importante peuvent avoir une composante étiologique psychologique faible, moyenne ou importante, etc.
Fréquemment, le médecin qui met en évidence des signes ou des résultats d'examens en faveur d'une composante étiologique organique d'un trouble érectile, exclut ipso facto la possibilité d'une composante étiologique psychologique et ne l'évalue donc pas ; le même phénomène est tout aussi fréquent à l'inverse lorsque des arguments en faveur d'une composante étiologique psychologique sont mis en évidence. C'est ce qu'on peut appeler le phénomène «ou...ou» : la dysfonction érectile est considérée d'origine, ou somatique, ou psychologique. La conséquence directe est une évaluation partielle, incomplète, donnant une perception tronquée, voire erronée de la réalité clinique, source évidente d'erreurs.
Anamnèse
M. A. âgé d'une septantaine d'années vient consulter pour une «impuissance». Il souffre aussi d'une éjaculation précoce primaire. Sa vie sexuelle avec son épouse en a été marquée, dans la mesure où aucune thérapie essayée ne l'a modifiée de façon sensible.
En 1993, à sa retraite, il développe une première dépression, ainsi qu'un trouble du désir sexuel et un trouble de l'érection. Son épouse souhaite des rapports sexuels réguliers, M. A. n'en refuse jamais, même quand il n'en a pas envie. Son trouble érectile est global (indépendant des circonstances) et n'a pas été amélioré par un traitement de sildénafil de 100 mg. Quand il éjacule, c'est avec une verge molle. Un écho-doppler pénien pratiqué peu avant cette première consultation aurait mis en évidence une insuffisance d'apport artériel prédominant nettement à droite.
Status
Patient très discret et poli, faciès inquiet, exprime la crainte d'être rejeté par son épouse, hétérocentré (excessivement soucieux de la satisfaction sexuelle de son épouse), attitudes très polies et attentionnées dans le couple. Mise en avant de sentiments de tristesse et de déception.
Commentaire
Dans ce cas, avec l'attitude clinique dichotomique du «ou organique, ou psychique», la présence d'une insuffisance artérielle pénienne, d'un âge avancé et de troubles érectiles globaux aurait fortement parlé en faveur d'origines somatiques à son trouble érectile et donc exclu au minimum dans un premier temps l'évaluation et la prise en charge suffisantes de facteurs psychologiques possiblement aussi présents. Des investigations et/ou des interventions somatiques (2e essai de sildénafil, pompe à vide, prothèse pénienne) auraient donc probablement pu être proposées, ou alors M. A. aurait pu entendre de son médecin «qu'il devait accepter ses troubles sexuels d'origine somatique et liés à son âge, troubles sexuels qui ne pouvaient pas être traités/modifiés simplement par un traitement somatique».
Tout comme pour d'autres affections en particulier celles à forte interaction psychosomatique le dualisme Cartésien, voire une perception dichotomique, entre corps et esprit pourrait être remplacé par une conception systémique (ou globale, intégrative), impliquant des interactions mutuelles et circulaires plus ou moins directes3 entre des éléments non exclusifs mutuellement. Ainsi, un trouble érectile peut être considéré comme pouvant avoir simultanément une (ou plusieurs) origine(s) organique(s), et une (ou plusieurs) origine(s) psychologique(s). Une vision systémique, globale, intégrative «organique et psychologique» nous paraît plus utile pour rendre compte de la réalité étiopathogénique du trouble érectile.
Concrètement, il nous apparaît donc plus approprié d'évaluer rapidement dans tous les cas les différents éléments en faveur d'une composante étiologique organique et ceux en faveur d'une composante étiologique psychologique (), puis d'adapter la suite de l'évaluation en fonction des premières informations recueillies.
Vignette clinique (suite)
Dans le cas de M. A., à côté des éléments en faveur de facteurs organiques (tableau 3), nous pouvons aussi identifier des éléments en faveur de facteurs psychologiques possiblement impliqués dans l'étiopathogenèse de ses troubles érectiles : attitude soumise avec son épouse (il ne refuse jamais de rapport sexuel même quand il n'en a pas envie), éjaculation précoce (EP) durant toute sa vie sexuelle, peur intense de rejet par son épouse, apparition de ses troubles érectiles (TE) dans un contexte de retraite professionnelle, de dépression et de troubles de désir sexuel.
Commentaire
Un évaluateur ayant intégré une conception et une approche systémique «et...et» pourrait être amené à examiner avec le patient plus précisément la contribution relative de tel(s) ou tel(s) facteur(s) organique(s) et/ou psychologique(s) aux troubles érectiles de M. A., ainsi que les possibilités thérapeutiques susceptibles d'améliorer les capacités et la satisfaction sexuelles de M. A. en intervenant au niveau de tel(s) ou de tel(s) facteur(s) organique(s) et/ou psychologique(s).
L'estimation somato-psychique synthétique comme outil décisionnel
Il peut être didactique et utile de synthétiser une première évaluation avec une «estimation somato-psychique synthétique», conjointement avec le patient (tableau 4).
Celle-ci permet à l'évaluateur de s'assurer qu'il a évalué les deux composantes étiologiques somatique et psychique, et d'en visualiser la présence et l'importance. Il est probable que les patients avec par exemple «somatique+++» et «psychique++» ou «somatique ø» et «psychique+» soient rencontrés aussi souvent par les cliniciens, que les patients «somatique++» et «psychique ø», si l'évaluateur adopte une vision qui tienne compte de l'indépendance de ces deux composantes étiologiques ; c'est en tout cas ce qui a été observé dans la consultation conjointe uro-sexologique (cf. ci-après) et ce qui ressort de l'étude de LoPicollo (fig.1).
Cette échelle permet aussi de comparer l'évaluation de l'évaluateur à l'attribution étiologique du patient. Ainsi, si l'évaluateur estime «somatique++» et «psychique+++», mais que le patient attribue «somatique+++» et «psychique ø», l'évaluateur voit clairement un argument de plus pour commencer par essayer de prendre en charge les origines organiques du trouble, et d'éventuellement faire un travail motivationnel avec son patient par rapport à la prise en charge ultérieure de la composante étiologique psychique de ses troubles.
Vignette clinique (suite)
Dans le cas de M. A., l'évaluation avait mis en évidence :
I évaluateur : composantes somatique : ++
psychique : ++
I patient : composantes somatique : ++
psychique : ++
Commentaire
Les attributions étiologiques du patient et de l'évaluateur étaient donc identiques, et les deux considéraient le trouble érectile comme d'origine «mixte».
L'évaluation conjointe uro-sexologique
Une traduction clinique possible de la prise en compte des composantes somatiques et psychiques d'un trouble érectile est un entretien d'évaluation conjointe par un urologue et un sexologue.
Ce type d'évaluation est réalisé de routine depuis quelques années dans le service d'urologie de l'Hôpital cantonal de Genève (Pr Iselin) pour tous les patients consultant pour un trouble érectile. Diverses conséquences positives ont été observées : amélioration du diagnostic (plusieurs patients souffrant par ailleurs d'éjaculation prématurée ou de troubles du désir, qui n'avaient pas été reconnus comme tels auparavant, ont pu être identifiés et aiguillés vers des soignants appropriés), meilleur taux d'adressage du Service d'urologie vers l'Unité de gynécologie psychosomatique et de sexologie, meilleure collaboration et reconnaissance réciproque entre les urologues et les psychiatres-sexologues.4
Les cliniciens réfléchissant avec une conception dualiste du trouble érectile (considéré comme soit d'origine somatique, soit d'origine psychique) auront tendance à exclure l'une ou l'autre origine, à choisir et appliquer des traitements soit somatiques, soit psychologiques, de façon exclusive. Le risque réside dans le fait que si, par exemple, le trouble érectile d'un patient comporte des composantes psychologiques et somatiques, et que le sexologue n'intervient qu'au niveau psychologique, la composante organique du trouble érectile peut rester active et provoquer un échec thérapeutique.
Nous retrouvons un exemple de conséquences possibles de conception dualiste, voire dichotomique, encore récemment dans un article au sujet des troubles érectiles,5 dans lequel une description assez complète des origines somatiques et psychologiques est faite, mais seuls les traitements somatiques sont évoqués !
Avec une conception systémique, globale, intégrative du trouble érectile, conception préconisée dans cet article, il est envisageable et utile de proposer, pour un patient souffrant d'un trouble érectile avec des composantes somatiques et psychologiques, des interventions somatiques et psychologiques simultanément ou en séquences rapprochées. Ce type d'intervention «intégrée» avait d'ailleurs déjà été préconisé par certaines maisons pharmaceutiques commercialisant les injections intracaverneuses, qui proposaient d'y associer diverses techniques psychothérapeutiques cognitivo-comportementales. De même, l'utilisation combinée d'un traitement somatique (sildénafil ou vardénafil par exemple) et d'un traitement psychologique (counselling, sexothérapie, autre intervention indiquée) semblent se potentialiser,6 surtout en présence de symptômes dépressifs,7 extrêmement fréquents chez ces patients.
Il est clair que même avec une perception et une approche systémique des facteurs étiologiques des troubles érectiles, il n'est pas toujours indiqué, même pour un trouble érectile d'origine «mixte» (somatique et psychologique), d'intervenir plus ou moins simultanément à ces deux niveaux. C'est aussi l'appréciation des facteurs pronostiques8 des différents traitements qui va en déterminer l'utilisation (tableau 5).
Vignette clinique (suite)
Dans le cas de M. A., celui-ci avait essayé un traitement somatique simple (sildénafil) sans succès et il n'était pas motivé pour un autre traitement somatique (injection intracaverneuse, pompe à vide, prothèse pénienne) à cette époque. Cependant, il était très intéressé et motivé pour une psychothérapie focale sexologique d'orientation sexocorporelle,9 même si les buts thérapeutiques et les gains probables escomptés étaient relativement modestes : mieux différer son éjaculation, même avec une érection assez molle, pour satisfaire davantage son épouse.
Catamnèse
La capacité à différer son éjaculation s'est nettement améliorée, sa capacité érectile aussi, mais dans une moindre mesure. M. A. était beaucoup plus satisfait au niveau sexuel et en général. Il était très content que son épouse soit davantage satisfaite sexuellement.
Il aurait exprimé plusieurs fois sa satisfaction à sa thérapeute pour les soins reçus et leurs effets, et il lui aurait dit avoir regretté ne pas l'avoir rencontrée plus tôt dans sa vie.
Commentaire et conclusion de la vignette clinique
Même en présence de facteurs étiologiques organiques de son trouble érectile, l'évaluation et la prise en charge de facteurs étiologiques psychologiques aussi présents ont permis à M. A. d'améliorer ses capacités sexuelles et surtout d'augmenter sa satisfaction sexuelle et générale. Son épouse a aussi exprimé sa satisfaction.
Les troubles érectiles ont de multiples origines somatiques et psychologiques. Celles-ci peuvent coexister et varier en importance de façon relativement indépendante. Une évaluation et, suivant les cas, une prise en charge intégrative des différents facteurs étiologiques spécifiques impliqués dans chaque cas particulier augmentent les chances de succès thérapeutique. Les traitements somatiques (dont le sildénafil) et les traitements psychologiques se complètent voire se potentialisent dans de nombreux cas. L'indication à telle ou telle intervention sera plus pragmatique en tenant compte non seulement des différents facteurs étiologiques impliqués et de l'attribution étiologique du patient, mais aussi des facteurs pronostiques de chaque traitement dans chaque situation clinique.