Résumé
C'est l'histoire d'un type, appelons-le Hans, président d'une grande association professionnelle. Au début de son mandat, son esprit oblique et ses écrits aussi brillants qu'incompréhensibles font merveille. Tout le monde l'encense. Il faut dire que l'époque est facile (je vous parle d'il y a une dizaine d'années). Hans gère l'association avec dynamisme. Et puis, avec le temps, Hans prend de l'aplomb. Une grande idée commence à le mouvoir : il faut adapter l'association à la modernité. En renouvelant sa culture, en dynamisant sa force politique, en adaptant sa communication ? Non. Autre est sa vision. En gros : transformer l'association en nud commercial. Les joint venture étant son credo, il lance quantité de projets mixtes, 50%-50% ici, 49-51%, là. Résultat : un réseau trouble d'entreprises en marge de l'association. Certains membres s'inquiètent ? Oui, mais personne n'ose s'opposer. Déjà, le président-chef fait peur. Le contester, c'est s'exposer au pire. Pour son entourage, y compris son Comité institué démocratiquement, le choix se résume à peu de choses : obéir ou démissionner. Sans compter que l'association en question est au centre d'une toile institutionnelle. Même l'Etat lui demande de désigner de nombreux membres de commissions. Quantité de monde devient donc l'obligé de Hans. Dans ses mains, le pouvoir s'accumule. Mais la grande affaire de ce chef, c'est de lancer un projet de tarification. D'adapter le travail des membres aux principes de l'économie d'entreprise. De mettre fin aux pratiques irrationnelles d'un vieux corps professionnel. La loi exige ce nouveau tarif, affirme-t-il. Argument imparable ? Non : ruse. La loi demande d'autres choses qui ne sont pas appliquées. En particulier par les «caisses» (c'est par ce terme ô combien juste que l'on désigne la partie qui paie les membres de l'association que préside Hans). La meilleure tactique aurait été de passer un deal : nos membres avancent vers un tarif transparent, mais vous faites de même. A chaque pas en avant, l'équivalent chez l'autre. Pas question de se mettre tout nu devant des gens qui peuvent rester en manteau. Mais non. Hans veut que son association soit la bonne élève de tout le système. Dans cette histoire aussi, il agit avec autorité, jouant de toutes les ficelles du pouvoir. Et les contestations de ceux qui anticipent les conséquences, qui comprennent les risques, sont matées manu militari. Malgré tout, une vaste consultation est organisée. L'un des rares moments démocratiques de l'histoire du mandat de Hans. Mais qui laisse un souvenir étrange. Refus de donner les chiffres détaillés par canton. Destruction des bulletins immédiatement après la votation. Résultat à l'opposé des sondages improvisés par quelques membres. Qu'importe : un oui au nouveau tarif sort des urnes, Hans jubile (discrètement : l'homme s'habille toujours de noir et cultive l'esprit sombre). Plus les années passent, plus Hans se rend compte que la discussion avec les membres de son association le fatigue. Tellement de temps perdu à faire comprendre et accepter aux membres, ces esprits bornés, ces braves semi-manuels de la Suisse d'en bas, ce que lui sait et a déjà décidé ! Pénible expérience, quand on estime avoir une intelligence exceptionnelle. Plus le temps passe, plus Hans est fasciné par les hommes de pouvoir. Grâce à sa fonction, il côtoie des journalistes à la mode, des leaders de tous bords, des décideurs politiques de haut niveau. Ils l'invitent, le flattent. Il se sent leur pair. A côté d'eux, et de leur monde de décisions véritables, les membres de son association lui apparaissent de plus en plus limités, bas de plafond, inadaptés à la modernité. Le dialogue interne l'insupporte. Dans la mesure du possible, il l'évite. Ce qu'il aime, c'est le goût solitaire du pouvoir, celui qui se savoure face à sa propre intelligence. Mais la contestation intérieure grandit. Si encore il n'y avait qu'une partie de l'association qui traîne, comme une maladie atavique, une propension à la division à protester. Si ce n'était que les truc-istes et non les machin-istes ou le contraire. Mais ça devient les deux. De partout, on se plaint (discrètement : on est en Suisse) du «style Hans». Sa sombre arrogance perd sa magie. Sa capacité de subjuguer s'estompe. Que fait-il, alors, Hans ? Il se dit : le moment est venu d'entrer dans le véritable pouvoir. De laisser tomber cette bande d'inadaptés incapables de comprendre un esprit visionnaire. Il se dit : je vais entrer dans les sphères où se décide la destinée de mon association. Dans le domaine qui est le mien, les politiciens, qui n'y comprennent rien, s'appuient sur des hauts fonctionnaires. Aubaine pour un orgueilleux comme moi : au moment où mon association me rejette, voilà que ironie pour elle ! elle devra enfin m'obéir. Plus besoin de mentir. C'est avec l'autorité politique que je l'organiserai enfin selon mes vues industrialisée, productive, obéissante. ... Hallucinant, abracadabrantesque et écurant ce retournement de veste de Hans Heinrich Brunner, la semaine dernière. Voici donc le président de la FMH qui, sans la moindre gêne, annonce qu'il a été nommé vice-directeur de l'OFSP, à la tête du service qui doit contrôler les caisses-maladie. Au moment où son projet Tarmed déploie ses inconvénients, le voici s'éclipsant avec la légèreté d'un PDG qui, ayant mis une entreprise de panneaux solaires en faillite, s'engagerait auprès d'une multinationale pétrolière. Dans l'éditorial où il annonce sa nomination, Brunner déclare qu'il pourra ainsi «suivre les développements de la politique professionnelle avec plus de distance et de manière plus critique.» «Il faut d'ailleurs reconnaître, ajoute-t-il, que ce point de vue a eu tendance à s'imposer de plus en plus à ma pensée au cours de ces deux dernières années.» Etrange remarque. Quel est-il donc, ce point de vue critique qui s'impose à lui ? Les membres de la FMH ont dans leur grande majorité une attitude critique vis-à-vis de la position des assureurs et des politiciens. Si l'on comprend bien, la critique qui s'impose à Brunner vise donc l'attitude des médecins eux-mêmes. Mais alors, pourquoi n'a-t-il pas avoué cette situation intenable plus tôt ? La question n'est pas anodine. Car depuis deux ans, Brunner a agi, pris des positions, signé des documents au nom de la FMH et de ses membres. Quelle en est la valeur ? De quel droit a-t-il, ces derniers mois, engagé son association contre ses intérêts ?... A lire le communiqué de presse de l'OFSP, on comprend que Pascal Couchepin estime faire une fleur aux médecins avec cette nomination. En prenant le patron de leur association, je les mets dans ma poche, semble-t-il penser. Seule chose à faire, rapidement, clairement : lever toute ambiguïté. Affirmer d'emblée et clairement que Brunner ne représente pas les médecins. Au contraire. ... Cette façon, enfin, d'annoncer sa démission quelques jours avant les élections. Histoire de désarçonner tout le monde ? De troubler davantage encore ? L'élection, du coup, n'a pas pu avoir lieu. Il faudra attendre le 26 juin. La FMH n'a plus de président et que l'on ne vienne pas dire que Brunner le reste jusqu'à la fin juin : le moins que l'on puisse espérer est que toutes ses responsabilités lui ont été retirées. Gravissime, en cette période d'importantes négociations, pareille vacance de pouvoir. Brunner le savait. Il n'a rien fait pour l'empêcher. La carrière. L'ambition. L'intérêt personnel avant tout.