Nous poursuivons ici l'analyse de la nouvelle «expertise collective» que vient de réaliser en France l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sur le thème des effets médicaux et comportementaux inhérents à la consommation de cannabis, cette substance illicite dont l'usage ne peut plus désormais être tenu pour quantité négligeable chez les adolescents et les jeunes adultes des deux sexes (Médecine et Hygiène du 26 mai) ; une substance qui est d'autre part au centre de polémiques récurrentes quant à la dépénalisation de son commerce et de son usage. Alors que les travaux de recherche fondamentale sur les cannaboïdes ont fait un bond considérable durant les dernières années, les spécialistes qui ont participé à cette expertise observent que force est de constater les lacunes persistantes quant aux effets sur la santé de la consommation de cannabis.«Fondées sur des observations, des études cliniques ou au mieux sur des études rétrospectives, les données sur les différents effets aigus ou chroniques sont encore peu nombreuses et contradictoires, écrivent-ils. Il faut noter d'emblée la difficulté à recueillir des données dans les populations vis-à-vis d'un produit illicite.» C'est pour disposer d'un «état des lieux» actualisé des effets sur la santé de l'usage du cannabis que la Mission interministérielle française de lutte contre la drogue et la toxicomanie a demandé à l'INSERM de conduire cette expertise collective. Cette dernière a été menée par un groupe pluridisciplinaire d'experts dans le domaine de l'épidémiologie descriptive et analytique, de la sociologie, de la biologie et neurobiologie, de la toxicologie, de la neuropharmacologie. Des cliniciens psychiatres et généralistes ont aussi été associés à l'analyse exhaustive de la littérature médicale et scientifiques spécialisée.Question centrale : que faut-il penser de la théorie dite «de l'escalade» qui veut que la consommation de cannabis conduise, immanquablement ou presque au fil du temps à un risque accru de consommation d'autres substances psychotropes illicites au premier rang desquelles l'héroïne ? Pour évaluer la pertinence et le bien-fondé de cette hypothèse, les membres de cette expertise collective estiment que l'utilisation de modèles animaux semble la plus appropriée. «Les protocoles utilisés chez l'animal permettent en effet d'examiner si, après administrations répétées d'un cannaboïde, un "effet" plus important est observé lors d'une nouvelle administration de ce même produit (phénomène de sensibilisation) ou d'une autre drogue (sensibilisation croisée), écrivent-ils. Les travaux récents mettent en évidence une sensibilisation croisée entre les cannaboïdes et la morphine sur l'activité locomotrice des animaux. Mais il n'a pas été montré à ce jour de sensibilisation croisée sur les propriétés renforçantes de la morphine lors d'une première injection de cette substance. En revanche, les cannabinoïdes sont capables d'induire la rechute d'un comportement d'auto-administration (dépendance) de psychostimulants (amphétamines), d'opioïdes (morphine) et d'éthanol chez des animaux préalablement dépendants à ces produits. Ce phénomène montre qu'il ne s'agit pas d'un effet spécifique sur les opioïdes.»Ces mêmes experts ajoutent que les publications spécialisées disponibles sur ces questions ont bien mis en évidence les relations qui existent entre les systèmes cannabinoïdes et endorphiniques (système des opiacés). Pour autant, ces publications ne confortent pas l'hypothèse d'un lien de causalité entre l'usage de cannabis et la survenue d'une dépendance aux opiacés comme l'héroïne. Précisons là que ces observations ont été faites chez l'animal de laboratoire et qu'en la matière on doit se garder d'extrapoler en oubliant la très large gamme des facteurs psychologiques, sociaux et culturels qui interviennent dans le comportement humain. «Seules des études prospectives épidémiologiques ou cliniques chez l'homme pourront étudier la chronologie d'apparition des dépendances selon la séquence tabac-alcool-cannabis-cocaïne/ opioïdes» écrivent les experts. Ces derniers omettent toutefois de préciser de quelles manières de telles études épidémiologiques prospectives pourraient être mises sur pied. Etranges protocoles en effet qui viseraient in situ à observer l'évolution de l'usage de substances qui, pour une part, sont légales (fiscalement largement taxées et dont la publicité pousse à la consommation) et d'autres que la loi prohibe...«Différents polymorphismes génétiques ont été identifiés, poursuivent les responsables de l'expertise. Ils favorisent l'utilisation de ces substances d'une façon spécifique, en association à une prédisposition personnelle à la dépendance. Même les espèces animales ne répondent pas de manière identique, et parmi les individus d'une même espèce la dépendance varie selon des facteurs connus (génétiques) ou encore inconnus.»Nous traiterons la semaine prochaine de la question, souvent controversée, des liens pouvant exister entre consommation de cannabis et risque de schizophrénie.(A suivre)