Nous poursuivons ici l'analyse de la nouvelle «expertise collective» que vient de réaliser en France l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) sur le thème des effets médicaux et comportementaux inhérents à la consommation de cannabis avec la question encore peu traitée auprès du grand public de la dangerosité routière de la consommation de cette substance psychotrope illicite que certains se plaisent parfois à qualifier de «récréative». Les experts exposent tout d'abord que des études (menées essentiellement aux Etats-Unis, en Europe et en Australie) ont tenté de cerner la nature et l'ampleur réelle du problème que pose l'usage de substances psychoactives, y compris de cannabis, lors de la conduite automobile. Ces études ont utilisé soit l'approche épidémiologique, soit l'approche expérimentale via des simulateurs et des tests psychomoteurs.«Au cours des années 1990 les cannabinoïdes apparaissent au premier rang des substances psychoactives illicites détectées lors d'investigations menées auprès de conducteurs impliqués ou non dans des accidents, écrivent les experts. Les fréquences de mise en évidence de cannabis dépendent des populations d'enquête.» En pratique dans les enquêtes sur des sujets accidentés, ces derniers sont soumis à un prélèvement de sang ou d'urine (parfois les deux) et la consommation est détectée par recherche et dosage du delta 9 THC. Une détection positive de cannabinoïdes n'a toutefois pas de signification univoque en termes de sécurité routière.«Etant donné la chute rapide du delta 9 THC dans le sang, le délai entre l'accident et le prélèvement conditionne fortement le résultat : il doit être le plus court possible. Les chiffres de prévalence issus d'enquêtes différentes sont donc à interpréter au regard des choix méthodologiques, soulignent les experts. Les prévalences de détection de cannabis chez les conducteurs impliqués dans des accidents de la circulation en France varient de 6,3% à 16%, voire 34% lorsqu'il s'agit de réquisitions à la demande du procureur.» Des échantillons relativement représentatifs de conducteurs européens montrent des prévalences allant de 5 à 16% et dans un assez grand nombre de cas (50% en France) les consommateurs de cannabis avaient également consommé de l'alcool.«Il n'est pas possible, pour des raisons éthiques, de contraindre un conducteur pris dans le flot de circulation à un prélèvement sanguin ou urinaire, observent encore les experts. Les études menées en Allemagne, aux Pays-Bas ou au Québec en mettant en oeuvre, à grande échelle, des méthodes alternatives de collecte d'urine ou de salive sur des sites routiers font figure d'enquêtes pilotes. Les proportions de sujets positifs au cannabis, comprises entre 1% et 5%, semblent inférieures à celles détectées à l'occasion d'accidents. Toutefois, ces résultats sont incertains en raison de l'importance du taux de refus et des données manquantes.»On a d'autre part mis au point des études pour étudier les effets de la consommation en soumettant des conducteurs (non usagers ou usagers occasionnels) à diverses batteries de tests (sensoriels, psychomoteurs ou simulateurs). Les experts soulignent qu'au-delà des problèmes méthodologiques les résultats montrent globalement «une nette détérioration de certaines facultés sous l'influence du cannabis». Il s'agit notamment d'un temps de réaction allongé, d'une moindre capacité de contrôle d'une trajectoire, d'une mauvaise appréciation du temps et de l'espace, de réponses inappropriées ou «détériorées» en situation d'urgence.«Pourtant, l'ampleur du phénomène semble encore inégalement appréciée par les différents auteurs, notamment en situation réelle, précisent les experts. Certaines études aboutissent à la conclusion que les conducteurs sous influence de cannabis "compenseraient" la diminution de leurs capacités en modifiant leur comportement ; cette hypothèse reste toutefois controversée. Par ailleurs, les auteurs insistent tous sur la variabilité individuelle des effets. Les modifications comportementales négatives n'apparaissent généralement significatives que pour des doses élevées de cannabis. La prise combinée d'alcool et de cannabis, comparativement à celle de cannabis seul, conduit à des chutes de performances encore plus importantes. Ce constat reste vrai en situation réelle, y compris lorsque des doses faibles et modérées de cannabis sont associées à des doses faibles d'alcool.»Ainsi, au total, en dépit de la présomption de la dangerosité du cannabis sur le comportement de conduite, il apparaît aux experts réunis par l'INSERM qu'il est encore trop tôt pour affirmer faute d'études épidémiologiques indiscutables un lien de causalité entre usage et accidents de circulation. Des progrès ont toutefois été réalisés dans le système d'observation de ce phénomène, qu'il s'agisse des milieux biologiques, des seuils et des dispositifs adaptés à un usage routier. «Ces progrès sont portés par une double volonté de connaissance et d'action dans le domaine des substances psychoactives et de la circulation au niveau européen, concluent les experts. Si l'on retrouve une parenté entre l'action qui existe pour l'alcool et celle qui tend à se mettre en place pour les autres substances psychoactives, le substrat scientifique, dans le cas du cannabis, semble encore fragile.»Reste à savoir l'usage que l'on pourrait faire, ici, du principe de précaution.(A suivre)