Les systèmes d'information hospitaliers représentent un élément essentiel de la sécurité des patients dont le dossier anesthésique électronique fait partie intégrante. En fournissant aux professionnels une aide lors de l'évaluation des risques périopératoires et de l'élaboration du plan d'anesthésie, il contribue par le biais de la prévention à l'amélioration de la prise en charge des patients. Couplé à une analyse automatique des données qu'il contient, le dossier anesthésique électronique facilite également l'identification des problèmes et de leurs causes et participe ainsi à leur correction.
En matière de sécurité des soins, deux idées simples sous-tendent l'informatisation du dossier du patient. La première y voit un moyen de contribuer à la prévention des problèmes, en offrant aux professionnels une assistance à la conception et à la réalisation de la prise en charge. La seconde considère que l'informatisation doit contribuer à la correction de ces problèmes en facilitant leur détection : il s'agit de mettre en place des mécanismes d'alerte reposant sur l'évaluation continue de la sécurité des soins dispensés. Ainsi l'informatisation représente-t-elle une condition nécessaire à l'instauration du cycle «planification, réalisation, évaluation, correction», seul procédé préconisé aujourd'hui pour assurer la sécurité des patients.
Ces deux idées, jugées essentielles, sont clairement affirmées, quoique en des termes plus technocratiques, dans la première recommandation d'un rapport1 que l'Institut de médecine américain a consacré en 2004 à l'amélioration de l'infrastructure des systèmes d'information des organisations de soins.
«Les organisations de soins devraient mettre en place des systèmes d'information qui, d'une part, fournissent aux cliniciens et aux patients, un accès immédiat aux données cliniques et à des outils d'aide à la décision et, d'autre part, capturent en tant que sous-produits des soins, les informations relatives à la sécurité des patients incluant les événements indésirables et les «near-miss» afin de concevoir des systèmes de prise en charge encore plus sûrs».
A l'origine, l'informatisation du dossier anesthésique visait essentiellement à simplifier l'enregistrement des signaux issus des moniteurs pour disposer de dossiers plus complets,2 souvent dans un but médico-légal, parfois avec l'objectif d'améliorer l'utilisation des ressources humaines3 ou la qualité des soins.4 Aujourd'hui elle s'inscrit pleinement dans la perspective évoquée ci-dessus : elle a pour vocation de garantir la sécurité du patient dès la consultation préanesthésique et jusque dans la période postopératoire. Cet objectif peut être atteint grâce au développement d'outils d'aide à la conduite de la prise en charge et à des «indicateurs» permettant d'évaluer le niveau de sécurité atteint. Dans cet article, nous décrirons dans quelle mesure, l'informatisation du dossier d'anesthésie peut contribuer à la réalisation de ces deux objectifs notamment au travers de réalisations conduites dans le Service d'anesthésiologie des Hôpitaux universitaires de Genève.
L'un des premiers apports évidents de l'informatique tient à sa capacité à assurer la disponibilité des informations. A l'inverse des documents papiers qui ne peuvent être utilisés à un moment et un endroit donnés que par une seule et unique personne, et qui sont susceptibles d'être perdus ou de se détériorer, le dossier anesthésique électronique (DAE) présente l'avantage de la pérennité et de l'ubiquité, deux caractéristiques essentielles en matière de sécurité des patients. En effet, il n'est pas rare que le compte rendu d'une anesthésie ou d'une consultation préanesthésique soit perdu. Certaines informations importantes, comme par exemple un antécédent d'intubation difficile, peuvent alors être momentanément indisponibles, notamment la nuit, aux urgences. Le médecin peut également avoir à réévaluer le patient au bloc opératoire, à la dernière minute. Indispensable, cette fonctionnalité peut être acquise rapidement par la mise en service, par exemple, d'un système destiné à scanner les documents d'anesthésie avec ou sans reconnaissance automatique de caractères. Des moyens plus lourds tels que la consultation d'anesthésie ou la feuille d'anesthésie électroniques peuvent également être utilisés. Aux Hôpitaux universitaires de Genève, le DAE est composé de deux volets. Le premier est une feuille d'anesthésie manuscrite scannée comprenant un résumé de la consultation d'anesthésie ainsi qu'un relevé des paramètres vitaux et des actions entreprises au bloc opératoire. Le second est un formulaire d'activité complété sur ordinateur en salle d'opération (fig. 1).
A côté de la mise à disposition passive d'informations utiles du point de vue de la sécurité des patients, le DAE peut également être doté d'automatismes susceptibles d'avertir et de guider l'anesthésiste dans la conduite de sa prise en charge. Des alertes peuvent par exemple être activées à l'ouverture du dossier du patient pour informer le médecin d'une allergie au latex, du portage d'un MRSA ou bien encore d'un antécédent d'hyperthermie maligne.
Au-delà, une utilisation plus poussée de l'informatique peut être envisagée. Elle concerne le cur du métier de l'anesthésiste, à savoir la maîtrise des risques périopératoires. Dans cette perspective, le volet consultation du DAE doit être doté de deux fonctionnalités particulières apportant une aide à la décision. La première a pour objet de guider le médecin dans l'identification et l'évaluation des risques auxquels le patient peut être soumis. La seconde l'assiste dans la conception d'un plan d'anesthésie comprenant l'ensemble des actions à entreprendre pour maîtriser ces risques. Les actions peuvent relever de la prévention (par exemple, non-recours à la succinylcholine chez un patient susceptible d'hyperthermie maligne) ou de la récupération, grâce à la détection par un monitoring approprié, d'événements avant-coureurs (par exemple, monitorage du segment ST en périopératoire chez un patient coronarien). Sur le plan de la sécurité des patients, la mise à disposition du médecin de ces deux fonctionnalités est justifiée par la nature des opérations cognitives réalisées lors de la consultation d'anesthésie. D'une part, le nombre de risques auxquels les patients peuvent être exposés est grand et par conséquent, les possibilités d'omission sont élevées. D'autre part, les recommandations pour la pratique clinique sur lesquelles l'évaluation des risques comme par exemple le risque cardiovasculaire5 s'appuie et le choix des options de maîtrise sont d'une relative complexité, ce qui les rend difficilement mémorisables. Pouvoir en temps réel, lors de la consultation préanesthésique, faire bénéficier le médecin de ces fonctionnalités devrait conduire à une évaluation plus complète des risques et une prise en charge plus adéquate. Sur le plan pratique, le déploiement de ces fonctionnalités nécessite de passer du texte libre traditionnellement utilisé dans le dossier papier, à des informations structurées (par exemple, valeurs numériques, catégories) pouvant seules faire l'objet d'une analyse automatique.
Dans un premier temps, le système vérifie la présence des données nécessaires à l'évaluation des risques et interroge l'utilisateur le cas échéant. Les risques étant évalués, des options de maîtrise peuvent alors être proposées au médecin, puis rassemblées en un plan d'anesthésie qui servira de guide lors de la conduite de la prise en charge au bloc opératoire.
Néanmoins, il n'est guère envisageable de tirer pleinement parti du DAE en matière de sécurité, si celui-ci n'est pas étroitement interfacé tant au dossier patient informatisé qu'aux différents outils de gestion des prises en charge. Ainsi lors de la consultation d'anesthésie et pour simplifier la tâche du médecin, il est nécessaire que le DAE hérite des informations utiles à l'évaluation des risques et présentes dans le dossier patient informatisé, notamment celles issues des consultations de chirurgie (par exemple, nature de la chirurgie, position et durée prévue) et des consultations spécialisées (par exemple, allergologie, cardiologie) ainsi que celles relatives aux examens de laboratoire. De la même manière, un lien doit être établi entre le DAE, et particulièrement son volet consultation, et le logiciel de gestion du bloc opératoire afin, d'une part, de prévenir l'inscription au programme de patients pour lesquels l'évaluation des risques est encore incomplète et, d'autre part, de pouvoir transmettre les éléments du plan d'anesthésie ayant un impact sur le fonctionnement du bloc (par exemple, exigence d'une position particulière dans le programme opératoire, nécessité d'un personnel expérimenté ou d'un matériel spécialisé). Enfin, la nécessité d'articuler le DAE avec les plans de soins6 informatisés pouvant exister dans les institutions est évidente. En effet ces plans, développés de manière multidisciplinaire pour des chirurgies «standardisées» (par exemple, pontage coronarien, prothèse de hanche), récapitulent l'ensemble des actions que les différents corps de métier doivent réaliser au cours de la prise en charge d'un patient, de son admission à sa sortie de l'établissement. Ils agissent tant comme pense-bêtes que comme outils de coordination des professionnels et de communication avec le patient. A ce titre, les instructions et informations pertinentes du point de vue de l'anesthésie contenues dans le plan de soins doivent être visibles dans le DAE. En retour, la documentation dans le DAE des actions réalisées doit conduire à la mise à jour du plan de soins lui-même.
Simples en apparence, ces concepts restent néanmoins difficiles à mettre en uvre, en particulier parce que l'accroissement du volume de données rend plus difficile l'accès à l'information utile. Il devient de moins en moins concevable d'avoir à «fouiller» dans le dossier pour trouver ce que l'on cherche. De même, la multiplication des interfaces (DAE, logiciel de gestion de bloc, plans de soins informatisés, etc.) augmente les risques d'une dégradation de la qualité des informations saisies. Non seulement les interconnexions entre logiciels, notamment entre logiciels du commerce, restent techniquement difficiles à réaliser mais plus encore, la compréhension des mécanismes de communication entre applications informatiques est loin d'être évidente pour les utilisateurs et nécessite d'importants efforts d'information et de formation. Ainsi aux Hôpitaux universitaires de Genève, l'introduction d'un nouveau logiciel de gestion du bloc opératoire a conduit à abandonner la saisie des temps anesthésiques dans le DAE et à lui substituer la création «manuelle» d'un lien électronique entre les deux applications permettant de récupérer automatiquement les différents temps de l'intervention. L'adjonction de cette opération a introduit une opportunité d'erreur par omission l'anesthésiste oublie de créer le lien conduisant à la dégradation de la qualité des données contenues dans le DAE (fig. 2). Sans directement relever de la sécurité des patients, l'exemple est néanmoins caricatural de la fragilité de ce type d'assemblage informatique.
Par rapport au papier, le DAE présente l'avantage de diminuer de manière importante les coûts d'acquisition et de traitement de l'information. En effet, autrefois, pour confirmer l'existence d'un problème de sécurité et en comprendre les causes, il fallait avoir recours, de manière ponctuelle, à une enquête au cours de laquelle les données contenues dans les documents composant le dossier étaient relevées. Aujourd'hui, l'existence de bases de données informatiques permet l'accès permanent et quasi instantané à un grand nombre d'informations. De ce fait, l'identification des causes éventuelles d'un problème de sécurité observé sur le terrain est facilitée. Plus encore, grâce à la possibilité d'automatiser le traitement de ces données, il est maintenant envisageable de concevoir des mécanismes de feed-back susceptibles d'évaluer en continu et en «temps réel» le niveau de sécurité atteint.
La mise en place de ces éléments d'évaluation dépend cependant de la qualité de la traçabilité, c'est-à-dire de la capacité à reconstituer la prise en charge réalisée. Au-delà des données traditionnellement notées dans le dossier (par exemple, éléments diagnostiques et thérapeutiques, description des actions réalisées en peropératoire), il est nécessaire de collecter des informations fines sur les personnels engagés, les matériels et les consommables employés. De même, le résultat des actions entreprises comme par exemple, le succès ou l'échec d'un geste technique ainsi que les événements périopératoires indésirables observés doivent être enregistrés.
Sur la base de cette traçabilité, différentes approches peuvent être utilisées pour l'identification de problèmes de sécurité et de leurs causes éventuelles.
Très simplement et face à un problème particulier survenant lors de la prise en charge d'un patient, les données détaillées contenues dans le DAE peuvent fournir les premières pistes. Ainsi, l'identifiant d'une personne doit permettre de remonter à ses qualifications et son expérience, l'identifiant d'un matériel à son historique d'achat et de maintenance, le numéro de lot d'un consommable aux conditions de sa fabrication.
Plus encore, l'analyse statistique des données relevées facilite l'identification de situations à risque telles que les dysfonctionnements de bloc opératoire. Par exemple, aux Hôpitaux universitaires de Genève, alors que dans certains blocs, l'activité opératoire est censée démarrer dès 7 heures, l'exploitation des données contenues dans le DAE montre que, dans la majorité des cas, celle-ci débute dans la tranche 8-9 heures. Cependant, il n'est pas rare (plus de 20% des journées opératoires) qu'elle débute encore plus tard et se prolonge de ce fait, au-delà de la plage horaire (7 heures-16 heures) durant laquelle les ressources anesthésiques sont allouées. L'absence de maîtrise du fonctionnement du bloc crée entre les professionnels, des tensions préjudiciables à la sécurité des patients (fig. 3).
Enfin grâce à l'automatisation du traitement des données, différents indicateurs de sécurité peuvent être périodiquement calculés. En matière de gestes techniques nécessitant un apprentissage, comme par exemple la rachianesthésie, le DAE peut être utilisé pour évaluer la «performance» d'un anesthésiste. Sous réserve qu'à chaque réalisation, le succès ou l'échec soit noté, il est possible de suivre l'évolution temporelle du taux d'échec observé et de déterminer à l'aide d'un test statistique séquentiel,7 s'il est compatible avec un taux d'échec jugé acceptable ou un taux d'échec jugé inacceptable. Sur la base de cette information, une décision relative à l'encadrement ou à la formation peut alors être prise. De même, à l'aide d'outils statistiques tels que les cartes de contrôle8 qui permettent de suivre l'évolution au cours du temps d'un indicateur (par exemple, nombre mensuel de lésions dentaires), il est possible de détecter précocement des dégradations de performance. Ce type d'approche est mis en uvre aux Hôpitaux universitaires de Genève en matière d'antalgie obstétricale. Les parturientes prises en charge par le service d'anesthésiologie font l'objet d'une visite post-partum durant laquelle de nombreuses informations, incluant la satisfaction maternelle quant à l'antalgie délivrée, sont relevées et intégrées au DAE. Le suivi automatisé de la moyenne hebdomadaire de la satisfaction fournit un indicateur utile permettant de juger de la qualité des prestations. Le simple franchissement de la limite de contrôle ou le franchissement deux semaines consécutives de la limite d'alerte (fig. 4) témoignent d'une dégradation de la satisfaction maternelle. Cette situation est observée en semaines 42 et 43 (mi-octobre) en 2001 et en 2002. Elle est associée à davantage de remplacements de cathéter suite à l'échec de la loco-régionale et peut être expliquée par un défaut d'encadrement. En effet, ces semaines sont les seules durant lesquelles les cadres du secteur obstétrical sont simultanément absents, la supervision des juniors étant alors assurée par un autre cadre du service non spécialisé en obstétrique.
Cependant, la capacité de l'informatique à faciliter l'évaluation de la sécurité des soins reste tributaire des données saisies. De ce point de vue, de nombreux problèmes peuvent être anticipés. Si l'on peut espérer que le «feed-back» rapide représenté par l'assistance à la prise en charge fournie par le DAE lors de la consultation d'anesthésie, conduise à une amélioration de la qualité de l'information obtenue, il est raisonnable de penser que la collecte des données en peropératoire sera plus difficile. Davantage d'automatisation sera vraisemblablement nécessaire, à l'image de la feuille d'anesthésie électronique, pour relever le personnel engagé, l'équipement employé ou les médicaments utilisés. Une attention particulière devra être portée à la disponibilité et aux temps de réponse des systèmes informatiques ainsi qu'à la conception des interfaces homme-machine. Plus encore, il s'agira avant tout d'un changement de culture conduisant à adopter le point de vue que l'évaluation continue de la sécurité des soins est un aspect essentiel du métier.
Comme le font valoir les experts, les systèmes d'information hospitaliers représentent un élément essentiel de la sécurité des patients dont le DAE fait partie intégrante. En fournissant aux professionnels une aide lors de l'évaluation des risques périopératoires et de l'élaboration du plan d'anesthésie, il contribue par le biais de la prévention, à l'amélioration de la prise en charge des patients. Couplé à une analyse automatique des données qu'il contient, le DAE facilite également l'identification des problèmes et de leurs causes et participe ainsi à leur correction. Séduisants sur le papier, de tels systèmes restent néanmoins difficiles à mettre en uvre en raison des obstacles techniques et humains qu'il s'agit de surmonter. Ils n'en restent pas moins l'une des pièces essentielles de l'amélioration de la sécurité des soins.
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