Sans doute fallait-il être, dans l'après-midi du mardi 15 mars au 7 rue de Jouy, dans le quatrième arrondissement de Paris pour prendre date dans ce qui pourrait devenir l'une de ces affaires médico-judiciaires dont la France, depuis près de vingt ans, a le secret. Rue de Jouy, en cet après-midi lumineux et déjà printanier, le Tribunal administratif de Paris examinait la requête d'un homme souffrant depuis quatre ans d'un cancer du côlon. Il poursuivait ici la Direction générale de la santé au motif que cette dernière n'aurait pas, en temps et en heure, organisé sur le sol français le dépistage de cette lésion. L'affaire est d'importance : on compte chaque année en France 35 000 nouveaux cas de cancer du côlon et qu'en dépit des certitudes médico-scientifiques et des promesses ministérielles, ce dépistage (via la recherche de la présence occulte de sang dans les selles) n'est mis en uvre et de manière très parcellaire que dans quelques départements. On ajoutera que la France est l'un des rares pays industrialisés où le chef de l'Etat a fait de la lutte contre le cancer une priorité nationale ; l'un des pays, aussi, où l'on pratique le plus de coloscopies au monde.Il fallait aussi être dans l'après-midi du mardi 15 mars au 7 rue de Jouy pour mesurer le caractère obsolète de cette juridiction dont la fonction est de dire le droit dans les conflits qui opposent les administrés à l'administration. On examinait ce jour-là des affaires touchant aux impôts, aux chemins de fer et à la transfusion sanguine. Belle salle, hauts plafonds, trois juges assis, un «Commissaire du gouvernement» debout, une volée d'avocats en grands habits, deux greffières, une bien maigre assistance.Vint le tour de notre première juridique et médicale : la requête de Jean-Rémy Delyfer, ancien chirurgien-dentiste âgé de 63 ans et souffrant depuis avril 2001 d'une forme évoluée de cancer du côlon. Rien que de très banal dans le dossier médical. Diagnostic tardif d'une «tumeur ulcérée circonférentielle avec une partie végétante et deux polypes pédiculés en son sein, étendue de dix à treize centimètres de la marge anale». Chimiothérapies et radiothérapies précédent une chirurgie de résection du haut rectum et réalisation d'un anus artificiel.Nouvelle intervention pour rétablir la continuité de l'intestin avec l'anus naturel. «L'homme dynamique et entreprenant que j'ai toujours été se promène désormais en couches-culottes et se sent totalement déstabilisé dans la vie de tous les jours ainsi que dans sa vie professionnelle et sociale» explique celui qui dit avoir pris conscience après coup que ce type de cancer peut être facilement dépisté et traité à temps. C'est alors qu'il découvre que ce dépistage systématique «était réclamé à la fois par des spécialistes de santé publique et par l'Association nationale pour le dépistage du cancer colorectal». On ne rappellera pas ici toutes les caractéristiques du dépistage précoce du cancer colorectal via la recherche de la présence de sang dans les selles à partir du procédé Hémoccult II dont l'efficacité a été démontrée depuis près de dix ans. En France, plusieurs experts de gastro-entérologie estiment que, si elle parvenait à être généralisée chez les personnes âgées de 50 à 74 ans, une telle technique pourrait permettre de prévenir chaque année près de 3000 décès.C'est ainsi que le tribunal administratif de Paris, présidé par M. Brunet, était en cet après-midi du 15 mars pour la première fois directement confronté à cette nouvelle affaire de santé publique.Le requérant était soutenu par l'Association nationale pour le dépistage du cancer colorectal et défendu par Me Bruno Illouz. Ce dernier a fait en substance valoir que son client a été la victime des multiples atermoiements, des lenteurs et de l'incurie des autorités sanitaires pour ce qui est de la généralisation sur le territoire national du dépistage du cancer colorectal. En l'espèce, c'est la Direction générale de la santé (DGS) du ministère français de la Santé qui était visée en ce qu'elle est directement en charge de la politique de dépistage.«En dépit de toutes les alertes, de toutes les mises en garde des meilleurs experts de cette question, le ministère de la Santé n'a eu de cesse que de différer la mise en uvre d'un dépistage partiel ou généralisé des lésions qui précèdent l'apparition d'un cancer du côlon ou du rectum a plaidé Me Illouz. Plus grave encore, ce même ministère se refuse aujourd'hui à justifier la politique qu'il a menée dans un domaine aussi important et pourtant encore aussi méconnu.»On mesure sans mal la question sous-jacente : dispose-t-on des éléments objectifs qui permettraient d'établir l'existence d'un lien de causalité entre les carences du ministère de la Santé et la découverte tardive du cancer de M. Delyfer ? En d'autres termes, la généralisation de la proposition du test de dépistage aux personnes de plus de 50 ans et ce avant 2001 aurait-elle permis de prévenir chez ce malade la transformation d'un banal polype en lésion cancéreuse ? Comment savoir ? Pour autant, comment ne pas voir que, du fait notamment des très nombreuses publications médicales et scientifiques sur cette question, il y a là un indiscutable faisceau de présomptions qui peut d'ores et déjà justifier le bien-fondé d'une telle action devant la juridiction administrative ?Sur une telle affaire, et en l'absence d'un avocat représentant le ministère de la Santé, on attendait avec le plus vif intérêt les conclusions charpentées de M. Crabarie, commissaire du gouvernement et à ce titre en charge de dire le droit. Las ! En trois minutes, ce dernier a fidèlement défendu la politique conduite par les autorités sanitaires françaises. Pas de lenteurs, aucun atermoiement, encore moins de retard. Tout, à l'entendre, a fonctionné de manière remarquable et on aurait tort d'imaginer que depuis 1998 l'Etat français ou la Caisse nationale d'assurance maladie seraient restés inactifs. Le commissaire du gouvernement a enfin, très rapidement, souligné que l'on ne pouvait pas dans un tel domaine «ignorer le coût d'un dépistage de masse.» Pour le dire autrement, le commissaire du gouvernement n'a fait que reprendre les arguments du ministère de la Santé et de la DGS dans son mémoire en défense. Ces derniers font valoir qu'à la différence de l'affaire du sang contaminé la responsabilité de l'Etat pour faute dans l'exercice de son pouvoir sanitaire ne pouvait ici être invoquée.La décision du tribunal administratif de Paris a alors été mise en délibéré.(A suivre)