L'hyperphagie boulimique est fréquente chez les personnes souffrant d'obésité et le dépistage de ces troubles doit être fait en se référant aux critères du DSM-IV. En cas de trouble alimentaire, il est nécessaire d'en tenir compte lors du traitement, afin de minimiser le risque de rechute et le phénomène yoyo. Même si les troubles alimentaires sont traités préférentiellement par une psychothérapie, la prise en charge du médecin de premier recours peut se situer à plusieurs niveaux : examiner les attentes des patients, les objectifs de perte de poids (1 à 3 kg par mois au maximum), leur motivation au changement, les encourager à structurer progressivement leurs repas, ou les aider à trouver les déclencheurs de leurs compulsions alimentaires et à rechercher leurs propres stratégies.
L'obésité est une maladie chronique dont la prise en charge peut engendrer une frustration à cause d'échecs fréquents. Le médecin de premier recours a un rôle à jouer sur plusieurs plans. Favoriser une prise de conscience de son fonctionnement chez le patient est un pas en direction du changement. Cette prise en charge peut précéder une psychothérapie, si le patient est prêt à investir dans une telle démarche.
L'hyperphagie boulimique (HB) est un trouble du comportement alimentaire présent chez un nombre significatif de patients obèses.1 Il s'agit du trouble alimentaire le plus représenté chez ces patients. L'HB est un trouble identifié récemment dont les critères diagnostiques sont soumis à la recherche et figurent dans les annexes du DSM-IV (tableau 1).2 Les personnes qui en souffrent ont des crises alimentaires, mais n'ont pas de comportements compensatoires visant à se prémunir d'une prise de poids, à l'inverse des boulimiques. Les personnes hyperphages sont de ce fait fréquemment en surpoids ou obèses.
Ce trouble est fréquent parmi les femmes en surpoids cherchant une perte de poids. Environ 30% de celles qui participent à un programme de perte de poids et 70% des individus participant aux groupes d'outre-mangeurs anonymes présentent une HB.3 Contrairement à la boulimie et à l'anorexie, l'HB se trouve aussi chez les hommes ; on compte 35% d'hommes pour 65% de femmes hyperphages boulimiques.4 Cette pathologie est également présente chez les enfants et les adolescents qui souffrent d'obésité.5 Par ailleurs, la plupart des patients obèses répondent à certains des critères diagnostiques de l'HB, même s'ils ne correspondent pas au tableau clinique complet.
Il est important pour le médecin d'évaluer les troubles du comportement alimentaire chez les personnes obèses vu l'importance de ce diagnostic pour le traitement qui va suivre. Afin de dépister un trouble du comportement alimentaire, que ce soit une HB, des compulsions ou des grignotages, il faut tenir compte de plusieurs points :
Le comportement alimentaire du patient obèse doit être examiné attentivement. L'approche développée dans notre service d'enseignement thérapeutique consiste en un entretien semi-structuré, décrit en détails dans un numéro antérieur de ce journal,6 qui recoupe en différentes questions les points énoncés dans les critères diagnostiques du DSM-IV. Cet entretien est composé de plusieurs parties résumées dans le tableau 2, investiguant :
Lors de l'anamnèse, on recherchera également les traitements antérieurs qu'a suivis le patient, ainsi que de son poids désiré. Ce poids désiré, rarement réaliste, ainsi que les attentes d'un résultat rapide, est révélateur du décalage qui existe entre les attentes des patients et des soignants.
Il existe une corrélation positive entre la sévérité de l'HB et le degré d'obésité.7 Des recherches montrent que les obèses avec une HB ont un début d'obésité plus précoce que les patients sans HB, commencent à suivre des régimes plus jeunes, s'inquiétent à propos de leur poids plus tôt, ont eu de plus grandes fluctuations de poids dans leur passé et passent plus de temps en tant qu'adulte à chercher à maigrir.8,9 En outre, plus on a fait de régimes, plus le BMI est élevé et les troubles alimentaires probables.10
Une relation positive entre l'HB et les symptômes dépressifs est relevée dans de nombreuses études.11 Ceci implique au niveau clinique que la symptomatologie dépressive pourrait rendre les patients plus vulnérables à une rechute après traitement. Il est donc important de traiter l'HB dans la prise en charge de la personne obèse, d'autant plus que plusieurs études montrent que les individus souffrant d'HB auraient une plus grande probabilité d'abandonner ou d'échouer dans les programmes de perte de poids.12
L'hyperphagie boulimique est traitée avec succès par la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) ou la thérapie interpersonnelle.13 Généralement ces traitements se font en groupes, durent douze à seize semaines et montrent d'excellents résultats sur le nombre de crises boulimiques et les comorbidités psychiatriques. Par contre, ces thérapies n'ont que peu ou pas d'effet sur le poids. Ce n'est du reste pas leur objectif premier, qui est l'amélioration du comportement alimentaire. Or il ne faut pas perdre de vue que ces patients veulent essentiellement un traitement pour perdre du poids. C'est pourquoi une approche combinée, cognitivo-comportementale, nutritionnelle, avec pratique d'exercice physique, est nécessaire. Nous avons testé plusieurs formes et combinaisons d'approches : TCC pure, association de TCC et d'éducation nutritionnelle, et TCC associée à une éducation nutritionnelle et à une prise en charge pour l'activité physique.14 Les résultats montrent une réduction de la symptomatologie dépressive ainsi que des troubles alimentaires chez les patients obèses hyperphages boulimiques avec une TCC pure, mais sans perte de poids significative. Celle-ci devient significative lorsque la TCC est associée à une approche nutritionnelle, et encore plus concluante lorsqu'une approche est combinée avec de l'activité physique. De plus, dans cette dernière combinaison, les scores de dépression, d'anxiété et de troubles alimentaires diminuent de manière plus importante encore que dans les deux autres approches.
Au niveau pharmacologique il n'existe pas réellement de médicaments qui traitent les crises alimentaires. Les antidépresseurs (fluoxétine) peuvent aider à réduire la fréquence des crises sur un court terme. Mais les traitements médicamenteux sont moins efficaces que les psychothérapies. Ils sont proposés en combinaison ou pour les personnes réfractaires à la psychothérapie.15
En cas de trouble du comportement alimentaire, une prise en charge psychothérapeutique est recommandée. Le médecin de premier recours peut avoir un rôle essentiel dans plusieurs étapes, résumées dans le tableau 3 :
Les patients obèses veulent perdre du poids généralement rapidement. Ils préfèrent faire un régime sévère pendant une période déterminée afin de voir des résultats concrets. Ils supposent qu'après la fin du régime, ils pourront manger à nouveau comme avant sans reprendre de poids. Or la perte de poids ne peut pas être rapide (1-3 kg par mois au maximum), car imposer un régime restrictif est le meilleur moyen d'entraîner des troubles du comportement alimentaire. Les compulsions et les grignotages sont souvent une réponse à une frustration, à des restrictions et à des régimes trop sévères. Les jeûnes prolongés lors de régimes restrictifs entraînent beaucoup d'hypoglycémie et donc des crises d'hyperphagie. Il n'est pas exclu que des hormones de la faim, telle que la ghreline, corroborent ces hypothèses. Quand le patient envisage une modification de son comportement, il doit s'imaginer que ce sera pour le long terme. Dans ces conditions, quels changements sont possibles ?
Les patients ont envie de perdre du poids. La mise en place de petits changements progressifs évalués ponctuellement avec le soignant va augmenter les chances de modification à long terme. Les attentes tant du patient que du soignant doivent être réalistes, c'est-à-dire réalisables par le patient. Il faut savoir qu'une perte de poids entre 5 à 10% suffit déjà à réduire les risques et les comorbidités associés à l'obésité. Est-ce qu'on peut déceler dans l'environnement du patient des facteurs de résistance, comme des conditions de vie (habitudes familiales, stress professionnel, etc.) ou un événement de vie particulier (divorce, deuil, etc.) qui risquent de poser problème tôt ou tard ? Est-ce le bon moment pour entamer un changement ? L'évaluation des motivations est cruciale et dépend de nombreux facteurs qu'il est important d'investiguer lors d'une anamnèse complète. Rechercher les soutiens potentiels permet de prévenir les rechutes. Il est intéressant de rechercher les raisons des échecs précédents pour ne pas les reproduire, et surtout des succès réalisés pour augmenter la confiance du patient en sa capacité de réussir.
Nous avons précédemment vu qu'un point important est de ne pas prescrire de régimes restrictifs ; il s'agit plutôt d'aider le patient à structurer progressivement son alimentation. Les personnes qui veulent perdre du poids ont tendance à faire de la «restriction cognitive», c'est-à-dire qu'elles ont de multiples croyances sur ce qu'il est bon de faire ou de manger pour perdre du poids ou ne pas en prendre. Ces croyances poussent la personne à se fier préférentiellement à des règles externes plutôt qu'à ses sensations internes pour gérer son alimentation. La personne obèse qui fait de la restriction cognitive devra apprendre à manger de tout, mais pas tout le temps, et à se fier à ses sensations de faim et de satiété. On fixe des intervalles réguliers entre les repas et les collations pour que le temps entre les repas ne soit pas trop important. Les moments où l'on mange ne devraient être consacrés qu'à ça. Il est recommandé de manger assis, lentement, en se concentrant sur ses sensations, sans rien faire d'autre. On évite de finir les restes, on apprend à jeter si garder est impossible. Le moment des courses est également important : on planifie ses courses (si possible après le repas), on achète moins et on gère les aliments «à risque».
Les déclencheurs peuvent être multiples et leur identification prend du temps. Pour commencer on peut proposer au patient de choisir un ou plusieurs déclencheurs dans une liste (tableau 4) quand il a eu une crise alimentaire, puis de compléter cette liste au fur et à mesure avec ses propres déclencheurs. La désorganisation de l'alimentation et les aliments «interdits» peuvent déclencher des crises qui seront dues à la faim et à l'envie. Mais les compulsions peuvent également être dues à l'habitude (compulsions de fin de journée), ou à des émotions, généralement négatives, mais parfois aussi positives. La prise de conscience du rôle des émotions comme déclencheurs de certaines crises alimentaires doit se faire progressivement par le patient. La nourriture joue à court terme un rôle anesthésiant sur les émotions. On peut aider le patient à identifier clairement et à exprimer ce qui a provoqué ses compulsions par une analyse en détail de situations précises. Un approfondissement de cette compréhension sera souvent nécessaire en psychothérapie.
En fonction des déclencheurs identifiés, le patient doit trouver des «stratégies» qui l'aident à repousser ou éviter les grignotages et les crises alimentaires. On l'encourage à tester ses propres stratégies qui peuvent être de deux ordres : à court terme, applicables immédiatement pour remplacer ou retarder l'acte de manger, et à long terme, pour prévenir l'apparition de l'envie de manger (tableau 5). Ses stratégies, qui lui sont propres, peuvent viser par exemple la gestion du temps avant le repas suivant (être de préférence actif, par exemple sortir faire un tour, plutôt que passif, comme lire un livre) ou d'une émotion (téléphoner à une amie pour parler d'une situation émotionnelle). Même si les stratégies ne fonctionnent pas à chaque fois, il s'agit de désamorcer le lien qui s'est créé entre les déclencheurs et la nourriture, et d'améliorer l'estime de soi par une reprise de contrôle sur l'alimentation.
Face à un patient souffrant d'obésité le soignant doit, comme son patient, faire le deuil des solutions rapides et accepter une évolution souvent irrégulière. Il est important d'amener le patient à prendre le temps d'identifier les facteurs qui l'ont conduit à devenir obèse. Ceci permet d'orienter au mieux sa prise en charge et de définir des objectifs de perte de poids plus réalistes. Toutes les étapes de motivation, les changements comportementaux proprement dits, ainsi que les prises de conscience des facteurs déclencheurs et l'application de stratégies personnelles doivent être abordées très progressivement. Des émotions négatives, telles que la colère, la frustration ou la tristesse, peuvent être générées par le traitement lui-même, par un régime trop restrictif, ou par une pression trop forte des soignants. Il est souhaitable que le patient devienne acteur de son traitement, arrête d'espérer qu'on le fasse maigrir et ne recherche plus une solution miracle.