Question provocation, l'article de Iona Heath dans le BMJ ne fait pas dans la dentelle.1 Ni l'éditorial qui l'accompagne, écrit par la nouvelle rédactrice en chef, Fiona Godlee, dont le titre est tout un programme : «la médecine préventive nous rend tristes».2 A chaque paragraphe, les deux papiers décochent des flèches à la pointe soigneusement enduite de venin anti-médecine préventive. Par exemple : «plus on expose les gens à cette médecine plus leur sentiment d'être malade augmente». Ou : la médecine préventive ne fait que créer «un climat de peur chez les malades». Ou encore cette affirmation (masquée en question) : «sommes-nous sûrs que l'activité préventive fait davantage de bien que de mal ?» Et cette remarque peut-être la plus incisive et la plus pertinente de toutes : il est plus intéressant pour le marché de la santé de «soigner la majorité saine plutôt que de s'occuper de sa minorité malade» (si bien que, en plus d'être nuisible, la prévention ne cesse de se développer).
...
Mais le véritable objet de répulsion de Heath et Godlee, c'est la tendance qu'a la médecine préventive d'instiller la peur dans les esprits, via sa mise en scène des facteurs de risques (cela dit, elles confondent un peu, comme le font remarquer de nombreux commentateurs sur le site internet du BMJ : la gestion des risques ne relève que par les marges de la médecine préventive). Parler de risques, expliquent-elles, serait faire de la médecine à l'envers. Car le travail du médecin consiste avant tout à «réduire le fardeau de la peur». Grâce à l'information sur les risques, écrit Heath, les individus sont censés augmenter leur capacité de contrôle sur leur vie, mais en réalité cette information «projette aussi des ombres de doutes et d'insécurité sur leur vie et mine leur expérience d'intégrité et de santé». C'est que, voyez-vous, la mort fait peur donc la prévention déstabilise les citoyens moyens. «Plus la médecine préventive souligne le risque et apprend aux gens les nombreuses voies par lesquelles il est possible de mourir, plus le futur semble incertain et les gens deviennent peureux».
Mais alors, faut-il se taire ? Laisser la discussion sur les risques, la mort, la déchéance du corps (et les moyens de retarder tout cela) aux revues grand public (car oui, il y a un indéniable engouement du public pour le sujet) ?
...
Ce que Heath et Godlee ont le mérite de mettre en jeu, c'est la question du rapport que les individus (et les sociétés) entretiennent avec leur futur. Les deux auteurs plaident ardemment pour le retour au carpe diem. Soucions-nous du présent : penser à demain n'a que des inconvénients. C'est «l'imprévu le hasard, la destinée, l'incertitude qui fait que la vie est belle», écrit Heath. Oui, certes. Mais à vivre cloîtré dans l'imprévu, on ne s'évite malheureusement pas de côtoyer ce qu'il s'agissait de quitter : la mort, la limite, la dégradation, l'impossibilité d'être libéré de toute peur. Et puis, le charme de la vie se trouve aussi dans l'aventure qui consiste à explorer l'imprévu. A s'y intéresser par la science, non pour en faire définitivement façon (la complexité de la réalité nous l'interdit certainement pour toujours), mais pour en comprendre les mécanismes à notre portée et les orienter en notre faveur.
...
Satisfaire la vision de Heath et Godlee demanderait d'arrêter toute recherche en médecine. Car l'activité prédictive croît en même temps que le progrès. Plus on comprend, mieux on prédit. Mais aussi c'est un phénomène parallèle plus on est prêt à entendre le discours sur les risques. Comme l'écrit David Fleming «la propension d'une communauté à reconnaître l'existence d'un risque est déterminée par l'idée qu'elle se fait de l'existence de solutions».
...
Réagissant sur Internet aux articles de Heath et Godlee, K. Nnoaham, un expert en santé publique, va plus loin encore. Toute société réorganise sans cesse la hiérarchie de ses besoins, explique-t-il. Durant la période où une société consacre son énergie à essayer de résoudre des problèmes de santé fondamentaux, elle n'exprime aucune autre attente. Mais lorsque ces problèmes sont résolus, chaque société espère naturellement «quelque chose de plus élevé non seulement une vie plus longue, de meilleure qualité, mais aussi la disparition des incertitudes de la santé». Rien de plus humain que cette tendance. Elle caractérise non seulement les individus, mais aussi les cultures. Elle détermine en bonne partie la crise des systèmes de santé des pays riches.
Pour l'accompagner dans l'exploration du monde des espoirs «sans limites» d'une vie meilleure, il faudrait éduquer un pays comme on éduque un individu. Le problème est que l'expérience manque. Et puis, éduquer fait référence à une attitude trop paternaliste : le but est plutôt d'aider la population à élaborer une culture des besoins totalement nouvelle, une façon symbolique et concrète à la fois de gérer les peurs et les limites qui n'a aucun exemple dans l'histoire des civilisations.
Impossible en tout cas de simplement supprimer la couche préventive du progrès médical, comme le proposent Heath et Godlee, pour en rester à une société «qui a satisfait ses besoins de santé».
...
Certes, il va falloir que les gens comprennent la nécessité de limiter leurs besoins. Qu'ils prennent conscience que tout le monde ne pourra pas recevoir l'ensemble de ce qui est disponible. Et d'ailleurs que c'est déjà le cas. Il est urgent que tout cela soit présenté sans faux-fuyants. Mais d'un autre côté, les politiques ne pourront pas simplement frustrer les désirs, exiger le recul volontaire des exigences, appeler à la modération sacrificielle, ou encore imposer le silence sur les risques, comme le proposent Heath et Godlee. Il faudra inventer une nouvelle façon de gérer les attentes dans la tête des gens. Donc, faire du système de santé d'abord une affaire d'enseignement et d'éducation. On ne s'en sortira pas sans une véritable révolution copernicienne.
...
Beaucoup des questions actuelles se résument, ou plutôt se nouent, autour du déficit de l'information. Déficit dans la population, qui ne connaît en fait pas grand-chose aux enjeux liés au futur du système de santé. Déficit chez le malade, ensuite, qui peine lui aussi à comprendre ce qu'il peut attendre de la médecine, où en sont les frontières et les possibles, quel type de réponse elle a ou n'a pas face à l'univers infini des besoins et des angoisses. Ce qui suppose, en particulier, de lui dire la vérité sur les facteurs de risque. Tant pis si on lui instille en passant de la «tristesse». La tristesse se surmonte, l'ignorance est sans recours.