La chimioprévention est définie comme l'utilisation d'agents naturels ou synthétiques dans le but de prévenir, retarder ou enrayer la progression tumorale. Le succès de certaines études cliniques de chimioprévention chez des patients à haut risque suggère une stratégie rationnelle et prometteuse. Cette revue résume les principaux mécanismes moléculaires sur lesquels la chimioprévention se base et discute les résultats des études cliniques sélectionnées. Les difficultés dans l'application clinique et des directions futures seront mises en évidence.
Depuis quelques décennies, le concept de la chimioprévention fait partie intégrale de la médecine et particulièrement de la cardiologie. Toutefois, en oncologie, malgré l'intensité de la recherche et l'accumulation des connaissances, la chimioprévention n'est que peu établie dans la pratique clinique quotidienne.
Toute utilisation d'agents naturels ou synthétiques dans le but de prévenir, retarder ou enrayer la progression tumorale est considérée être une chimioprévention.1 Une utilisation adéquate de ces agents dans le cadre du développement de pharmacothérapies efficaces requiert une bonne connaissance des mécanismes du développement et de la progression tumorale. Les études concernant la chimioprévention sont basées sur l'hypothèse que l'interruption du processus biologique de la carcinogenèse peut diminuer l'incidence du cancer.
Les concepts de la «carcinogenèse par étape» et du «champ de cancérisation» jouent un rôle fondamental dans le développement des stratégies de chimioprévention.2 Selon le concept de la carcinogenèse par étape (revue par 3), une accumulation de changements moléculaires induit le développement de la tumeur, qui progresse d'une lésion préinvasive à un stade invasif.
Le concept de champ de cancérisation considère, lui, l'exposition à un carcinogène environnemental comme inducteur de multiples lésions dans l'épithélium de plusieurs organes. L'exposition à un carcinogène tel que le tabac, le virus du papillome humain (HPV), certains facteurs nutritionnels ou le soleil peuvent induire des tumeurs multifocales de la cavité orale, du pharynx, des poumons, de l'oesophage, du col utérin, du colon et de la peau.
Toute stratégie de chimioprévention nécessite une définition des patients à risque. La prévention primaire s'adresse aux patients ayant une prédisposition génétique ou des mutations confirmées ainsi qu'à des patients exposés à des carcinogènes environnementaux. La prévention secondaire est destinée aux patients atteints de lésions pré-malignes. Finalement, la prévention tertiaire a pour objectif d'éviter le développement d'une deuxième tumeur primaire chez des patients guéris de leur cancer initial.
Le cancer colorectal est responsable d'environ 30% des décès dus à un cancer. Les facteurs de risque qui lui sont associés comprennent des maladies coliques inflammatoires (rectocolite ulcéro-hémorragique, maladie de Crohn), des prédispositions génétiques, ainsi que certains facteurs environnementaux et nutritionnels.
Les cancers colorectaux héréditaires constituent environ 15% des cancers colorectaux. Les patients souffrant d'un HNPCC (cancer colorectal héréditaire non-polypeux, 5-8%) sont porteurs d'une mutation germinale autosomique dominante (par ex. hHLM1 ou hMSH2). Les patients atteints d'une polypose adénomateuse familiale (FAP, mutation germinale autosomique dominante du gène APC) développent jusqu'à un million de polypes adénomateux à l'adolescence, ces derniers évoluant en un cancer colorectal vers l'âge de 40 ans.
Le développement d'un cancer colorectal non-héréditaire sporadique est induit par la succession, dans un ordre défini, d'un minimum de sept évènements génétiques indépendants.2 La figure 1 illustre les étapes de la carcinogenèse colique pouvant servir comme cible d'un agent chimiopréventif.2
Malgré quelques résultats prometteurs, la plupart des changements alimentaires ne se sont pas révélés efficaces. Des études cliniques de cohortes effectuées à large échelle n'ont pas permis de mettre en évidence un effet protecteur des régimes riches en fibres ou en suppléments de b-carotène, de vitamines A, C ou E.
D'autres études suggèrent un effet préventif du calcium provenant de l'adhésion des acides biliaires et des acides gras ou de l'inhibition directe de la prolifération épithéliale. L'étude intitulée «Calcium Polyp Prevention Study» (930 patients) a permis d'observer une réduction modérée de la récurrence des adénomes chez des patients recevant un supplément de carbonate de calcium de 1200 mg par jour pendant quatre ans.4 Cependant, la prévention de la transformation vers une lésion invasive et le bénéfice en survie restent peu clair.
Le rôle protecteur présumé de l'administration d'anti-inflammatoires non-stéroïdiens (AINS) est actuellement le sujet de plusieurs études cliniques. L'effet de ces agents est attribué à l'inhibition de l'enzyme COX-1 et surtout de l'enzyme COX-2, exprimée d'une manière élevée dans 90% des cancers colorectaux sporadiques ainsi que dans 40% des adénomes coliques. Un taux élevé de COX-2 et/ou de prostaglandines a été démontré au sein de familles atteintes de FAP.
Deux grandes études randomisées ont étudié le rôle de l'aspirine, un inhibiteur de COX-1 et COX-2. Chez des patients ayant récemment présenté un adénome, un prolongement du délai précédant la rechute, ainsi qu'une diminution du nombre d'adénomes récurrents ont été mis en évidence (Colorectal Adenoma Prevention study, Aspirine/Folate Polyp Prevention study).5 Toutefois, l'étude intitulée «US Physicians Health study», dont les participants n'ont pas présenté d'adénomes au préalable, n'a montré aucun effet de l'aspirine sur l'incidence des adénomes ou du cancer colorectal. Ainsi, il convient de ne pas négliger l'effet protecteur de l'aspirine, bien que les doses minimales effectives et la durée du traitement n'aient pas pu être définies. Son rôle dans la chimioprévention reste donc controversé.
Un bénéfice du traitement par des anti-inflammatoires non-stéroïdiens a été démontré chez certains patients à risque élevé. Les études évaluant l'effet de l'utilisation du sulindac (150 mg deux fois par jour pendant neuf mois) ont démontré une diminution du nombre des polypes de 44% et de leur diamètre de 35%.6
Le celecoxib (Celebrex ®), un inhibiteur sélectif de COX-2, a été largement étudié chez des patients atteints de FAP (tableau 1). Une étude a démontré une réduction de 28% du nombre moyen des adénomes et de 30,7% des masses adénomateuses, après six mois de traitement par 400 mg de celecoxib deux fois par jour.7 On ne dispose toutefois d'aucune donnée quant aux effets à long terme d'une telle chimioprévention.
L'utilisation des inhibiteurs de COX-2 dans la prévention primaire du cancer colorectal sporadique est actuellement étudiée dans plusieurs études. Il convient de rappeler que la chimioprévention ne remplace en aucun cas les examens établis de dépistage des patients à risque et que des investigations plus approfondies sont nécessaires dans l'optique de garantir son efficacité et d'établir son rôle dans la pratique médicale.
Par ailleurs, le fait que l'étude APPROVe (Adenomatous Polyp Prevention, l Vioxx) ait récemment démontré un risque accru d'événements cardiovasculaires chez des patients ayant eu des adénomes coliques et ayant reçu un traitement de Vioxx pendant dix-huit mois à titre de prévention secondaire, illustre parfaitement les ambiguïtés rencontrées lors de l'instauration d'une chimioprévention dans la pratique.8
Le principal facteur de risque associé à un cancer ORL est le tabagisme, en particulier en association avec une consommation d'alcool élevée. L'exposition au tabac, au radium, aux hydrocarbures polycycliques aromatiques, au nickel, à l'arsenic, à l'amiante, au chlormethylethylène, au benzapyrène, aux radiations ainsi que la présence d'une bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) sont des facteurs de risque pour le cancer pulmonaire. Par contre, en absence de syndromes familiaux ou de mutation des gènes gatekeeper, il y a peu d'évidence pour une susceptibilité génétique.
La leucoplakie est une lésion pré-cancéreuse comportant un risque élevé de transformation en un cancer invasif, de même que certaines lésions dysplasiques de l'épithélium bronchique. Le virus du papillome humain peut être détecté chez 31 à 74% des cancers oraux et est fréquemment associé aux papillomes, condylomes, leucoplakies verruqueuses et cancers.9
Dans la sphère ORL, la réversibilité des lésions pré-malignes et la prévention d'une deuxième tumeur primaire par l'administration de rétinoïdes ont été démontrées. Hong et coll. ont présenté en 1986 déjà une étude randomisée démontrant l'efficacité de l'isotrétinoïne pour traiter une leucoplakie orale. Après trois mois de traitement, les lésions avaient régressé chez 67% des patients, par rapport à 10% seulement chez les patients traités par placebo. Toutefois, malgré la réponse initiale, une nouvelle progression a rapidement été observée après l'arrêt du traitement.10 Par contre, le b-carotène s'est révélé inefficace.11 De même, l'isotrétinoïne a permis de prévenir l'apparition d'une deuxième tumeur primaire (détectée chez 4% des patients recevant un traitement de rétinoïde versus 24% chez ceux recevant le placebo).12 Cet effet protecteur disparaissait trois à cinq ans après la fin du traitement et est associé à une toxicité considérable. Une étude évaluant l'isotrétinoïne à faible dose n'a pas permis de mettre en évidence un effet protecteur.11
L'étude EUROSCAN regroupe plus de 2600 patients ayant eu un traitement curatif pour un cancer pulmonaire ou un cancer de la sphère ORL.13 Les patients ont reçu de la vitamine A et/ou du N-acetylcystéine, soit du placebo pendant deux ans. Les résultats décevants n'ont révélé aucun bénéfice de survie ou d'intervalle libre, ni de différence quant au développement d'une deuxième tumeur. Une autre étude, évaluant un traitement par acide rétinoïque (13-cRA) chez des patients ayant subi une résection complète d'un cancer non à petites cellules de stade I, n'a pas démontré de bénéfices concernant la récurrence, la mortalité ou l'apparition d'une deuxième tumeur primaire. La prévention primaire par traitement d'a-tocopherol et de b-carotène a été évaluée dans deux études (ATBC et CARET). L'étude CARET a du être interrompue précocement à cause d'une augmentation de l'incidence du cancer du poumon chez les patients recevant le b-carotène,14-15 principalement chez des patients continuant de fumer ou exposés à l'amiante. Ces résultats soulignent qu'une prévention primaire par une abstention de toute consommation de tabac reste primordiale dans la prévention.
À ce jour, aucun agent pharmacologique ou supplément vitaminé n'a pu démontrer un effet protecteur contre le cancer pulmonaire. La chimioprévention semble montrer un potentiel dans la prévention des cancers ORL chez des patients à haut risque. La mise au point d'un traitement capable d'empêcher le développement d'une deuxième tumeur primaire après une thérapie curative de la première tumeur reste un défi thérapeutique.
Un facteur favorisant le développement du cancer du sein est une longue durée d'exposition aux strogènes (par exemple ménarche précoce, nulliparité). Le tamoxifène, un anti-strogène ayant une activité agoniste partielle, est un des piliers dans le traitement adjuvant des cancers mammaires. La diminution relative du risque de récidive et de décès (40%)16 et la réduction de l'incidence des tumeurs controlatérales (50%) a été à l'origine de plusieurs études de prévention.17
Entre 1986 et 2001, plus de 28 000 femmes ont participé à quatre études randomisées ciblant la prévention par du tamoxifène (tableau 2). Bien que ces études aient mis en évidence une diminution significative de 38% de l'incidence des cancers du sein hormono-sensibles, l'utilisation de tamoxifène en tant qu'agent de prévention ne peut pas être recommandée vu les effets secondaires importants qu'il génère (augmentation de 240% du risque de cancer de l'endomètre, augmentation des accidents thrombmboliques de 1,9x et augmentation du risque de mort par accident thromboembolique).
Le risque de développer une tumeur mammaire (voir ovarienne) est nettement augmenté chez les femmes porteuses d'une mutation des gènes BRCA1 ou BRCA2. Les tumeurs associées à BRCA1 étant fréquemment hormono-récepteur négatives, il est possible que le tamoxifène diminue uniquement l'incidence des tumeurs liées à BRCA2 (plus susceptibles d'être hormono-sensibles). Dans l'étude NSABP-P1, la réduction de l'incidence du cancer du sein par tamoxifène était similaire chez les femmes avec et sans anamnèse familiale. Une recherche de mutations de BRCA1 et de BRCA2 a été effectuée chez les 288 patientes ayant développé un cancer du sein dans cette étude. Dix-neuf patientes (6,6%) se sont révélées porteuses d'une prédisposition héréditaire soit 8 pour BRCA1 et 11 pour BRCA2, dont respectivement 5 et 11 furent traitées par tamoxifène (statistiquement non-significatif). Il convient de considérer qu'un traitement par tamoxifène peut être utile chez les femmes porteuses d'une mutation de BRCA2, mais potentiellement délétère chez celles porteuses d'une mutation de BRCA1.
Le raloxifène, un inhibiteur sélectif des récepteurs oestrogeniques, a été testé dans l'étude MORE (Multiple Outcomes of Raloxifen Evaluation) chez des femmes postménopausées, atteintes d'une diminution de la densité osseuse. Une analyse intérimaire a révélé une augmentation de la densité osseuse et une diminution du risque de fracture, mais également une augmentation d'un facteur trois environ du risque d'accidents thromboemboliques. Par ailleurs, l'incidence du cancer du sein était significativement diminuée. En raison de son effet thrombogénique, le raloxifène ne peut pas (encore) être recommandé comme traitement préventif du cancer du sein. Dans l'optique de préciser le bénéfice de l'utilisation préventive de raloxifène, l'étude STAR est actuellement en cours. 22 000 femmes à risque participent à cette étude qui compare l'efficacité, le profil de toxicité et les complications d'un traitement par tamoxifène par rapport au raloxifène.
Récemment, les inhibiteurs de l'aromatase se sont montrés plus efficaces que le tamoxifène. Ces molécules (l'anastrozole (Arimidex ®), le létrozole (Femara ®) ou l'exémestane (Aromasin)) bloquent l'aromatase, enzyme qui catalyse la conversion des androgènes en strogènes. Un programme international intitulé IBIS-II, auquel participent plus de 10 000 patientes ou personnes à risque, étudie leur rôle dans la prévention du cancer du sein, en évaluant non seulement l'incidence du cancer du sein, mais aussi la qualité de vie, les fonctions cognitives et la densité osseuse.
Le cancer de la prostate est le cancer le plus fréquent chez les hommes. Mis à part l'âge, une histoire familiale, certaines ethnies, ainsi qu'une consommation élevée de graisses sont des facteurs de risque. L'utilité de son dépistage par un toucher rectal et un dosage de PSA reste controversée. Une déficience en vitamine D, ainsi qu'un taux plasmatique bas de vitamine E, semblent augmenter le risque du cancer de la prostate.
L'évaluation de la vitamine A et de ses dérivés considérés comme des agents de chimioprévention potentiels, a généré des résultats contradictoires.18-19 L'étude ATBC, qui évalue l'a-tocophérol et le b-carotène et l'incidence dans le cadre du cancer pulmonaire, a toutefois démontré une diminution de l'incidence du cancer de la prostate de 34% chez les patients recevant de la vitamine E.14 Ces observations sont actuellement l'objet des études prospectives en cours, par exemple le Selenium and Vitamin E Cancer Prevention Trial (SELECT).
La thérapie hormonale a généré des résultats prometteurs. Le finasteride est un analogue stéroïdien de la testostérone qui diminue le taux de dihydrotestostérone sérique et intra-prostatique par le biais d'une inhibition compétitive de la 5-alpha-reductase. Les 18 882 hommes ayant pris part à l'étude intitulée Prostate Cancer Prevention Trial ont reçu, suite à la randomisation, du finastéride ou du placebo pendant sept ans. L'incidence du cancer de la prostate s'élève à 24,4% chez les patients recevant le placebo versus 18,4% chez ceux traités par finastéride, soit une réduction de 25% à sept ans.18 Ces résultats furent confirmés par McConnell et coll. qui ont démontré un bénéfice par rapport à la progression de l'hyperplasie prostatique bénigne.19
Bien que le finastéride diminue l'incidence du cancer de la prostate, les cancers qui se sont développés sous traitement se sont montrés nettement plus agressifs. De plus, des effets secondaires sexuels ont été rapportés, raison pour laquelle la prévention primaire doit être prescrite avec précaution.
Le succès d'une chimioprévention dans le contexte des maladies néoplasiques est lié à la définition des populations à haut risque et requiert de bonnes connaissances de la carcinogenèse au niveau de la biologie moléculaire, certaines protéines ou gènes pouvant servir de cibles pour l'intervention pharmaceutique. Le potentiel d'une chimioprévention chez des patients à risque génétique très élevé est bien mis en évidence par l'utilisation de celecoxib chez des patients atteints de FAP ainsi que de tamoxifène chez des patients porteurs d'une mutation de BRCA2. Néanmoins, ces traitements peuvent génèrer d'importants effets secondaires et rendre une telle intervention globalement délétère. À l'heure actuelle, une chimioprévention systématique n'est pas recommandée dans la pratique quotidienne. Par contre, les progrès réalisés en génétique moléculaire et en imagerie, ainsi que le renforcement du dépistage, augmenteront le nombre de patients identifiés à risque ou pour lesquels des lésions pré-malignes seront détectées. Ces patients devront être la cible des stratégies préventives futures.