Livre commenté :Alphonse Daudet. La Doulou. Paris : l'école des lettres, 1997 ; 67 p.Malade de la syphilis durant de longues années, Alphonse Daudet décline ici sa douleur sous forme de journal intime. Sans dates, sans rapports entre eux, sans précautions particulières pour le lecteur, sans fioritures rhétoriques, les paragraphes s'alignent de manière juxtaposée, avec au cur de chacun l'énonciation de la souffrance du moment. Ce style décousu donne une force autonome et circonscrite à ces énoncés successifs. Chacun renferme la vérité du moment, chacun exprime une facette de la souffrance, et tous ensemble montrent ce qu'a enduré l'auteur.La syphilis n'est jamais nommée et la nature du mal n'a pas d'importance. Daudet dépasse la spécificité de son affection pour décrire la force de la souffrance sur une vie ordinaire, pour explorer la condition de l'homme malade. Les débuts de la maladie sont incertains : quelques symptômes, une consultation : «il (le Dr Guyon) me sonde ; contraction de la vessie ; prostate un peu nerveuse, rien en somme. Et ce rien, c'était tout qui commençait : l'Invasion» (p. 9). L'auteur montre en quelques mots seulement l'oscillation entre le rien et le tout, l'interpénétration entre l'état de santé et la maladie. On s'aperçoit ici que la maladie commence avec sa reconstruction narrative, que ce n'est que rétrospectivement que le rien s'est transformé en tout.Les sensations corporelles sont exprimées avec une force et une clarté qui permettent au lecteur de se les approprier. Par corporelles, il faut entendre ici non seulement les sensations purement somatiques, mais surtout celles qui touchent au cur de la personne, là où le somatique et le psychique s'entremêlent et deviennent indistincts, celles qui touchent «au foyer même de la vie» (p. 14). Les métaphores et les images sont nombreuses et précises pour donner forme à l'expression de la douleur. L'évocation «des coups de canif sous l'ongle de l'orteil», des jambes qui s'embrouillent, de la sensibilité aux bruits et du déchirement occasionné par un coup de sonnette, de secousses furieuses, de crispation de noyé, dévoile le contour des tourments que l'auteur traverse et rend plus intelligible la souffrance liée à ce que l'on appelait alors une maladie nerveuse.L'auteur associe souvent la douleur à la peur de la douleur. «Bien singulière cette peur que me fait la douleur maintenant, du moins cette douleur-là. C'est supportable et pourtant je ne peux pas la supporter» (p. 12). Subtile affirmation qui montre le paradoxe de la tension entre considération objective et subjective dans la même phrase et dans la même personne. Il affirme que la douleur est supportable et dans un même temps ajoute qu'il ne peut pas la supporter. Il dévoile la dialectique entre la raison et la perception, cette dernière étant la seule vérité du sujet. D'ailleurs, la douleur ne peut être que singulière. «Chaque patient fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l'acoustique de la salle» (p. 17).A travers la maladie et la souffrance, ce sont aussi les liens entre le malade et ses proches qui changent. Ils peuvent se distendre, dans la solitude qui accompagne la maladie : «douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre et qui se banalise pour l'entourage. Tous s'y habitueront, excepté moi» (p. 20). L'entourage bienveillant est-il toujours une consolation pour le malade ? Daudet termine son livre par un dialogue entre un malade solitaire et un malade entouré de parents bien intentionnés, examinant les avantages et les inconvénients des deux situations. A plusieurs reprises, il exprime le désir de vivre seul et terré comme une taupe. L'entourage peut aussi être constitué par d'autres malades, dans des lieux de cure tels que Daudet les décrit dans la deuxième partie de son ouvrage. Dans ce cas, les liens sont parfois assez étroits, comme s'il y avait une sorte de communion entre souffrants : «Comme on l'aime !», dit-il à propos d'un homme qui subit le même mal que lui. Il est difficile de s'accrocher à des repères temporels dans ce journal. Daudet ne met aucune date, et distille parfois seulement des indications. «Trois mois plus tard» ou «deux ans et demi sans notes» sont les seuls indices qui permettent de penser que l'auteur a écrit ce journal sur plusieurs années. Il est en revanche très précis dans certains cas : «dormettes de cinq minutes» (p. 20), «des heures, des moitiés de nuit passées mon talon dans la main» (p. 21), de manière que le lecteur puisse prendre la mesure, temporelle du moins, de sa souffrance. Le repère chronologique est une manière de mesurer la douleur, à défaut de pouvoir quantifier son intensité.Les conséquences de la maladie sont multiples et relèvent de registres hétérogènes. Elles touchent au quotidien : «toujours faire appel à sa volonté pour les choses les plus simples, les plus naturelles, marcher, se lever, s'asseoir, se tenir debout, quitter ou remettre son chapeau. Est-ce horrible ! » (p. 22). La lutte est sans fin. La maladie trouble aussi les contours de l'identité de l'auteur : «Adieu, moi, cher moi, si voilé, si trouble» (p. 29), ou encore «Réveil dans la nuit, avec le seul sentiment d'être. Mais l'endroit, l'heure, l'identité d'un moi quelconque, absolument perdus» (p. 39). La sagacité de son esprit, sa capacité de travail et sa créativité sont aussi atteintes. Daudet se plaint à plusieurs reprises de la stagnation de son esprit, de sa cécité morale et de sa stérilité. A certains moments, la douleur est omniprésente, accapare toute l'énergie du malade, ne laisse plus aucune latitude au plaisir, au partage, au sentiment d'exister en dehors d'elle, à l'inspiration et à la réflexion. Elle engloutit le malade. «Ma douleur tient l'horizon, emplit tout. Passée la phase où elle rend meilleur, aide à comprendre ; celle aussi où il aigrit, fait grincer la voix, tous les rouages. A présent, c'est une torpeur dure, stagnante, douloureuse. Indifférence à tout. Nada !... Nada !...» (p. 55).Malades et médecins savent depuis longtemps qu'il est difficile de mettre sa souffrance et sa douleur en mots. L'expression de sensations, parfois nouvelles, souvent intimes, se heurte à des qualificatifs imprécis et réducteurs. Dire la souffrance est limité par notre conception du lien entre âme et corps qui divise l'unité de la personne, à notre volonté de rationalisation qui escamote la labilité profonde de l'être humain et les ambiguïtés qui en découlent. Des livres comme La Doulou sont cruciaux pour nous aider à explorer les paradoxes et les ambiguïtés qui font la richesse de l'être humain ; pour nous rappeler que la maladie ne touche pas seulement un corps, ni même un seul individu, mais une collectivité faite des proches ; que la souffrance peut attaquer toutes les composantes de l'individu ; qu'elle peut à certains moments tout renverser et tout détruire sur son passage. Il est aisé de le comprendre dans la théorie, il est plus difficile de se rendre compte de ce que cela signifie. Le génie littéraire de Daudet nous permet d'approcher une réalité et une expérience de ce que signifie la souffrance et la maladie au quotidien.Dans ce livre au format inhabituel, bel objet en soi que l'on peut aisément glisser dans sa poche, le texte de Daudet est complété par des extraits du Journal d'Edmond de Goncourt. Ces extraits concernent tous Alphonse Daudet et complètent ainsi son texte par le regard rempli de compassion d'un ami proche de l'écrivain.