Je suis un médecin comme les autres : j'ai d'abord découvert les corps glacés des livres d'anatomie avant de rencontrer mes premiers malades. Puis, parce que la maladie ne se résume jamais à une dérive biologique, parce que le mirage de la médecine qui reflète d'une éblouissante blancheur s'est estompé, j'ai dû apprendre les chairs gorgées de peines de mes malades. Pas à pas et au fil des ans, je continue donc à chercher à mieux décrypter les formes de mes patients dans les lits de mon hôpital : ombres fatiguées et furtives, silhouettes massives ou frêles. J'apprends patiemment à mieux considérer mes insuffisances et à affronter mes limites sans déguerpir. A la réflexion, il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre ce que mon travail exige. Il me faut cependant encore beaucoup d'énergie pour me tenir à distance de l'idée que les cliniciens soignent d'abord par leurs connaissances biomédicales et que la subjectivité des individus qui leur font face s'oppose à la superbe objectivité des sciences médicales.Malgré ces expériences, il me reste évidemment d'innombrables difficultés à affronter dans la clinique de tous les jours. Parmi celles-ci, il en est une qui demeure particulièrement ardue à aborder pour moi : c'est celle de l'agressivité que manifestent certains malades face à leurs soignants en milieu somatique. Je ne veux pas seulement évoquer l'agressivité verbale ou physique et toutes les autres formes d'agitation qui surviennent dans les moments de colère ou de désespoir des patients. Je ne veux pas uniquement parler de la gamme des obstructions ou des résistances qu'utilisent les malades pour dire des violences ou des outrages. D'ailleurs, en ce qui me concerne, une difficulté majeure avec la problématique de l'agressivité est souvent davantage celle qui consiste à repérer et éprouver sans les refuser des mouvements agressifs beaucoup moins perceptibles et bien plus anodins en apparence. Je pense plus particulièrement à des mots à peine plus forts que d'autres. Je songe à l'écoute et à l'alliance thérapeutique fluctuante avec des malades qui, par ailleurs, montrent des signes de soumission excessive. Je pense également aux oppositions faites par certains patients qui entravent le déroulement des soins ou mettent à mal les contraintes horaires par exemple.Même si je veux intégrer le fait que ces positions agressives s'organisent souvent en fonction d'attentes réciproques mal explicitées, en fonction d'une recherche maladroite d'appuis supplémentaires, ou en réponse à des espoirs déçus. Même si je sais que toute forme d'agressivité du patient dans la relation thérapeutique qu'elle soit identifiée comme telle ou non possède à son départ le désir de détruire
et que je dois donc m'attendre à ce que ce désir se retrouve en conséquence à l'arrivée. Même si je sais pertinemment que ces mouvements-là se mettent en place et se déplacent en fonction des liens existants avec mes patients, j'avoue volontiers avoir régulièrement l'impression de mal utiliser ou de trop craindre de brusquer le travail de ces mouvements.Mais d'abord, quelles sont les erreurs à ne pas commettre pour un praticien qui rencontre des mouvements d'agressivité chez l'un de ses patients ? De nombreux auteurs ont évidemment déjà écrit sur ce sujet. Personnellement, j'en vois au moins trois. La première consiste certainement à ne pas donner au malade qui manifeste de l'agressivité un accusé de réception suffisamment explicite, même s'il agit de manière passive ou indirecte. La pratique montre en effet combien un tel «manque» peut aggraver des propos ou des attitudes agressives qui, s'ils perdent leur capacité à déstabiliser l'autre, perdent en même temps leur statut d'agression. Deuxième écueil, si l'agressivité verbale ou agie envers un soignant n'est pas reconnue par le destinataire, il est courant d'observer qu'elle change alors de cible : se déplaçant sur d'autres professionnels ou sur des proches, démultipliant ainsi les télescopages et les effets dévastateurs. Finalement, il n'est pas rare non plus d'observer que si l'hétéro-agressivité du patient n'est pas exposée et travaillée dans l'entretien, elle risque également de se muer en auto-agressivité et aboutir alors à des replis sur soi d'autant plus difficiles à élaborer que la méprise se prolonge.Mais, si tout ce qui précède me donne indéniablement de très bonnes raisons de m'intéresser davantage à l'agressivité dans ma pratique, pourquoi suis-je souvent si emprunté avec ces mouvements ? A y réfléchir, je crois que si l'agressivité vécue m'incommode autant, c'est que malgré mes efforts, je ne parviens souvent qu'avec peine à me défaire de l'idée que mes désirs d'aide devraient me permettre d'avancer sans agressivité. Emporté par mes désirs, je crois aussi que je sous-estime fréquemment combien les demandes d'aide qui me parviennent sont régulièrement plombées par le dépit des malades à devoir accepter mes assistances. Car il est évident que ces dernières soulignent précisément autant de dépendances supplémentaires qu'ils doivent tolérer.Ce qui est curieux, c'est de prendre conscience du fait que les positions agressives de mes malades et ma gêne face à celles-ci ne sont parfois là que pour me rappeler le prix de mes désirs idéalisés de soignant.