70% de suicides en plus chez les hommes médecins par rapport ceux de la population générale, selon Tracy Hampton, dans le JAMA du 14 septembre.1 Et, tenez-vous bien, entre 250 et 400% de plus chez les femmes médecins par rapport à la moyenne des femmes. C'est énorme. De son côté, s'appuyant sur une méta-analyse portant sur 25 études, Eva Schernhammer évoque, dans le New England du 16 juin, 40% de surmortalité par suicide chez les médecins hommes et de 130% chez les femmes.2 Ce qui, pour être plus faible, reste malgré tout impressionnant.
Une première évidence, donc : il est urgent d'aller voir ce qui se cache derrière ces chiffres. Pourquoi tant de suicides et pourquoi cette atteinte beaucoup plus grande des femmes médecins ? Pour aucune autre profession on ne laisserait pareils fossés épidémiologiques en friche d'explications et surtout d'actions. Pour aucune autre, mais là il s'agit de médecins. La souffrance liée à leur métier se trouve dans l'angle mort de la médecine moderne.
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On ne peut évidemment s'empêcher, devant ces chiffres, de penser qu'ils parlent de la médecine elle-même et de ses rapports avec la société. Quelque chose va mal, part à la dérive et l'expression la plus claire en est un taux extrêmement élevé de suicides chez les médecins.
Les gens que les médecins rencontrent tous les jours souffrent, expriment une myriade de problèmes, d'angoisses, de plaintes, dont ils ne savent pas toujours que faire, mais dont ils se trouvent, à n'en pas douter, les derniers récipiendaires. La destruction des liens sociaux, le délitement des conditions de travail, la violence symbolique en augmentation : tout cela est leur pain quotidien. Mais caché. Or les médecins sont extrêmement vulnérables dans leur nouveau rôle. Rien ne les protège.
Eux-mêmes, pour beaucoup, vivent dans des structures en bien des points obsolètes, voire féodales, que sont les hôpitaux. Amitiés, réseaux, aide, tout cela existe, certes, mais aussi hiérarchie, contrôle, tracasserie incessante, perte d'autonomie et de reconnaissance. Pour travailler convenablement, écouter ses patients, leur donner l'air du large le sentiment de leur personne il faut de plus en plus prendre le maquis de l'institution. C'est épuisant.
De leur côté, les praticiens installés se trouvent dans un rapport biaisé avec la société. Tenus pour responsables de l'augmentation des coûts de la santé, surveillés et punis par les assureurs, menacés par l'erreur (la vraie ou celle qu'on leur impute), pris dans le flot de la mentalité consommatrice, il leur est impossible de réussir leur métier. Du moins aux yeux de la société. Il n'y a plus de bons médecins. D'où un état de souffrance collective.
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Tentant d'éclaircir la surmortalité par suicide des médecins, Schernhammer évoque plusieurs approches. Psychosociale, d'abord. Il semble y avoir une prévalence plus élevée de troubles psychiatriques (dépressions surtout) chez les médecins que dans la population générale. Leur taux d'alcoolisme est plus élevé, chez les médecins femmes davantage encore que chez les hommes. Quant à la toxicomanie, elle est particulièrement fréquente chez les psychiatres, les anesthésistes et les urgentistes. On le sait depuis longtemps : l'accès aux substances est un facteur majeur de risque.
Mais une autre façon d'aborder le problème, rappelle Schernhammer, consiste à s'intéresser au fonctionnement des médecins. Mangeuse de temps, exigeante, leur profession les pousse à «l'isolement social». Et puis, certains de leurs traits de personnalité apparaissent semi-pathologiques : tendance à négliger leurs propres besoins, qu'ils soient émotionnels ou médicaux. Manière particulière de «s'accuser de leur propre maladie». Attitude «plus critique que n'importe qui envers eux-mêmes et les autres». Ah, cette attitude critique du corps médical ! D'où vient-elle ? Des études ? De la pratique ? Manifeste-t-elle de la simple lucidité ou déjà du cynisme ? Faut-il y voir les premières traces du venin qui mène au suicide ?
Enfin, il y a les problèmes liés au sexe, au sens large. Et d'abord ce constat que les femmes médecins sont plus souvent célibataires et sans enfant deux conditions augmentant le risque de suicide que les autres femmes mais aussi que les hommes médecins. Quand elles ont une famille, leur situation est à peine meilleure, puisqu'elles doivent faire face à un double fardeau stressant, celui de la vie professionnelle et de la vie de famille.
A cela s'ajoute, rappelle Schernhammer, que la médecine (hospitalière surtout) reste un milieu tristement machiste. Y règne une ambiance qui augmente le stress et le risque de burnout chez les femmes. Les fréquents cas de harcèlement sexuel entraînent avec une grande efficacité des dépressions et tentatives de suicide. 75% des femmes chirurgiens affirment avoir été harcelées durant leur carrière. Le taux ne décline pas : la médecine hospitalière est une immense machine à maltraiter les femmes. A produire du grossier, à laisser les instincts en liberté non surveillée. Or oui, c'est aux médecins eux-mêmes à civiliser l'hôpital, les salles de chirurgie et de soins d'urgence en particulier. Le machisme médical n'a rien à voir avec la culture professionnelle : c'est de la violence. Les plus vulnérables en meurent.
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Si les médecins sont à part, avec leur taux de suicide, c'est aussi parce qu'ils savent trop bien comment ne pas se rater. Aux Etats-Unis, les suicides «accomplis» de médecins sont plus nombreux que leurs tentatives. Ce qui est exceptionnel. Chez les femmes, le taux habituel de tentatives par rapport aux suicides se situe entre 10:1 et 15:1.
Pour finir, l'aspect le plus glauque et tragique du problème : les médecins déprimés hésitent à demander de l'aide par peur de représailles. Aux Etats-Unis, certains Etats, dès qu'un médecin reçoit un traitement psychiatrique, engagent un «processus qui peut mener à des sanctions, même s'il n'y a aucune preuve d'une diminution de capacité» écrit Hampton.
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Que faire ? L'augmentation du taux de suicide commençant déjà durant les années d'étude, il faudrait agir à ce moment-là. Apprendre aux futurs médecins à déceler la dépression chez eux aussi bien que chez leurs patients. Mais aussi mettre sur pied des programmes de prise en charge spécifique pour médecins, où la confidentialité doit être le maître mot. Ou encore inscrire à l'agenda de la formation continue les subtilités de la consultation d'un confrère, ce patient à risque, qui cache sa souffrance, chez lequel il faut investiguer avec une infinie délicatesse les signes de dépression et les tendances suicidaires.
Enfin, rappeler à tout le monde, aux autorités et aux patients en particulier, que les médecins, comme quiconque, ne doivent pas être jugés à partir d'un diagnostic psychiatrique. Eux aussi ont droit à une sphère privée, intime, complexe et souffrante. Seule leur performance professionnelle peut être discutée.
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Et si le temps était venu de réinventer l'espace vital du médecin ? Se satisfaire de l'exploit de ne pas s'être entre-déchirés à propos d'une grille de rémunération ne suffit pas. Les médecins doivent se pencher sérieusement sur l'angle mort de la médecine : les conséquences de leur pratique sur eux-mêmes. En faire un vaste chantier culturel. L'époque du silence gêné ou de la réflexion de surface est révolue. Ce n'est pas leur argent qui est en jeu, c'est plus important encore : leur bonheur professionnel et leur survie.