Arrive le New England, on ouvre le plastique, on parcourt le sommaire. Un titre saute aux yeux «Health care in the 21st Century» 1 on se dit : chouette, de la réflexion sur l'essentiel, et on lit. C'est à ce moment que les choses se gâtent. L'erreur était de ne pas avoir d'emblée regardé le nom de l'auteur : William Frist. Et son titre : médecin, certes, mais surtout leader de la majorité du Sénat américain. Un républicain formolisé dans la pensée présidentielle. De réflexion sur l'avenir, il n'y aura donc pas. A la place, un texte publicitaire.
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Ça commence par une petite description de la vie quotidienne d'un patient du futur (futur proche : on est en 2015), Rodney Roger, 44 ans. D'emblée son histoire difficile au plan biologique (Rodney a une hérédité hyperchargée) sent la success story au plan des assurances, qu'il choisit judicieusement (dans un système qui sera bientôt à disposition grâce au parti républicain). Rodney avale bien ses pilules, pose des questions à son team médical de premier recours par e-mail, dispose d'un dossier informatisé top et même d'un micro-ordinateur implanté dans l'abdomen surveillant une flopée de paramètres. Tout va bien, sauf que, patatras, un week-end où il est à de nombreux milles de chez lui (rare pour un bon républicain), Rodney fait un malaise. Suspens ? Drame ? Non. Illico, son ordinateur diagnostique un infarctus, il fonce dans un centre d'urgences, on lui injecte des nanorobots qui font le travail de tuyauterie nécessaire. Mais ce qui intéresse le plus Frist, c'est que tout est automatisé aussi au niveau du paiement. L'hôpital envoie la facture automatiquement à son assureur, qui paie l'essentiel, Rodney ayant choisi le bon plan. Il y a même mieux. «Parce que Rodney a atteint tous ses but d'auto-management, il a droit à une réduction de 10% sur ses frais d'hôpitaux». Heureusement qu'il n'est pas du genre à somatiser ou à angoisser, Rodney.
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Ce début d'article n'est qu'une anecdote destinée à préparer le lecteur au programme Frist. Première étape : blackbouler le système de santé actuel, inadapté, cher, à côté de la plaque. Deuxième étape, le remplacer par un autre, construit par des architectes républicains sur les plans de la grande théologie du moment : le marché. «Il est temps, écrit Frist, que la médecine suive le reste de notre société de l'économie compétitive et de l'information dans le 21e siècle». Il va même plus loin. «Nous devons reconnaître, dit-il, que les secteurs actuels du système de santé ne pourront pas atteindre les besoins de l'Amérique du 21e siècle sans une transformation d'une échelle que la plupart des autres industries américaines ont vécu dans les années 80 et 90».
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Trois points essentiels à cette transformation, pour Frist. La médecine doit être centrée sur le patient, pilotée par le consommateur et proche des fournisseurs de prestations (provider-friendly). Eh oui, tous les thèmes à la mode. Ce n'est pas un programme, c'est une distribution de gentillesse. Chacun sera content. Les patients, puisqu'on les dit au cur du système. Grâce à l'«empowerment» et à la consommation, ils peuvent enfin choisir, décider, «prendre leur responsabilité», cela surtout en s'assurant le mieux possible. Les soignants (et les hôpitaux), qui eux aussi héritent d'une dose d'«empowerment» (décidemment un mot à la mode républicaine), mais aussi de moyens pour s'équiper et ainsi se mettre en compétition les uns avec les autres (le point central, en fait). Pour faire avancer ce dispositif, Frist propose trois grands «moteurs» : «l'information, le choix et le contrôle».
Intéressant. Séduisant même, au premier abord. Mais regardons la réalité. Les systèmes de santé, partout dans le monde et de façon aiguë en Suisse, offrent de moins en moins de possibilités de choix. Non seulement les patients mais aussi les médecins sont de plus en plus contrôlés par des assureurs et administrateurs de plus en plus libres d'agir. Partout, le rôle de contrôle est utilisé à des fins de pouvoir. L'information ? Renforcés par les nouvelles technologies, d'immenses systèmes ont mis la main sur elle. Un marketing high-tech entraîne le malade-consommateur dans une vision de ses besoins réduite et utilitaire.
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Le futur n'est pas une page blanche. On sait maintenant que ni la technique ni l'économie ne peuvent répondre à la gigantesque interrogation concernant la survie d'une équité dans l'accès aux soins. On sait que l'humanité est sans cesse en danger de déchirement. Que les pouvoirs en place ont tendance à se renforcer avec les technologies. Que le choix laissé au consommateur est un faible ersatz de liberté. On sait que l'échec menace toute vie. Que l'énigme sur la suite du programme qu'il faut donner à l'humanité doit être débattue de toute urgence. Qu'il faut donc construire le système de santé sur d'autres bases que la simple économie. Y mettre d'abord des guides, des buts, des valeurs et de la discussion.
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Autre chose, qui n'a rien à voir (ou presque). C'était passionnant de regarder les morceaux de vie reconstitués de ces drôles d'humanoïdes qui nous ont précédés sur Terre, dans le film Homo sapiens, l'autre soir. Petite faiblesse, cependant : le scénario sentait un peu trop l'eau de rose. Durant leurs 300 000 ans d'existence, une Nature peu commode et un milieu de vie franchement gore donnent certes du fil à retordre aux hominidés du film. Mais entre eux, l'ambiance est à l'entraide. Leur intelligence communautaire s'éveille presque sans violence.
Bref, le scénario oublie un peu vite les doutes sur nos fâcheux instincts. Par exemple concernant la disparition des néandertaliens. Différente des homos sapiens, cette espèce a coexisté des milliers d'années avec eux. Il y eut donc très probablement des contacts mais sans interfertilité. Dans le film, un chef de tribu sapiens prend comme femme une néandertalienne (charmante, malgré ses arcades sourcilières marquées). Et cette femme meurt d'un mal inconnu, sous le regard attristé de son sapiens de compagnon. Cette scène se veut le symbole de l'extinction mystérieuse des néandertaliens, qui ont ainsi laissé la place aux seuls homos sapiens. D'accord, la version est plausible. Une tare génétique ou une maladie a pu emporter cette autre espèce qui était à peu près notre égale. Mais regardons les choses en face. Le plus probable est que le sapiens l'ait exterminé. On le connaît, le sapiens : il est du genre brutal. Il manifeste une méchante propension à éliminer ce qui ne lui ressemble pas. Les humains d'aujourd'hui se vantent de ne constituer qu'une seule espèce sur Terre l'unique auto-consciente comme par magie ou par volonté divine. Nous sommes tous pareils, pas de races, donc pas de raison véritable au racisme. OK. Mais espérons que nous ne sommes pas des descendants d'une espèce qui a fait le sale boulot de la purification raciale. Ce serait de mauvais augure pour la suite de l'aventure.
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Parmi toutes les tribus modernes qu'on appelle maintenant catégories socioprofessionnelles, les médecins sont peut-être les plus cyniques et lucides : ils ont la conviction que l'espèce humaine est un bricolage biologico-culturel instable (on est peu de choses, pour le dire autrement), et surtout qu'elle a une tendance intacte à la violence et à l'autodestruction, individuelle et collective.
La sourde violence qui menace, voilà, parmi d'autres choses importantes, ce qui échappe au puéril programme économique de l'équipe bushienne.