Dans le paysage médical français, le professeur Claude Sureau est un homme définitivement à part. Côté cour, on connaît l'humaniste, le gynécologue-obstétricien de renom ayant dirigé l'une des plus célèbres maternités parisiennes, l'ancien président de l'Académie nationale de médecine, le membre du Comité consultatif national d'éthique. Côté jardin, nous apprenons, avec délices, à découvrir un homme goûtant l'humour, un redoutable spécialiste de l'histoire de sa discipline, un féru de droit médical, un catholique convaincu mais partisan définitif de la dépénalisation de l'avortement. Un pécheur semblant ne pas pouvoir durablement résister à ces sirènes qui, certaines nuits de nouvelle lune, trouvent le moyen de conduire certains chrétiens vers l'enfer du protestantisme. Il avait déjà, ces dernières années, osé deux ouvrages1 témoignant de sa volonté affirmée d'en découdre avec ce qu'il est convenu d'appeler le «politiquement correct» et qui, bien souvent, n'est qu'un concentré d'opinions dominantes dans des milieux favorisés et, de facto, dominants. Il revient ici en urgence quelques semaines seulement après l'émergence d'une affaire française hors norme sur laquelle il nous faudra bien revenir, l'affaire parisienne dite «de l'hôpital Saint-Vincent de Paul». Cette affaire avait éclaté dans les premiers jours du mois d'août quand le gouvernement avait rendu public la «découverte», dans la chambre mortuaire de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, de 351 ftus et corps d'enfants nés sans vie ou morts peu après la naissance. Au lendemain de ce que le gouvernement français voulut mettre en scène comme une faute doublée d'un scandale, le Pr Sureau entrait dans l'arène et ne craignait pas, à notre demande, de dénoncer dans les colonnes du Monde l'usage fait ici du «principe de précaution politique». Dans son nouvel et précieux opuscule d'automne,2 il prolonge et complète sa réflexion aoûtienne ; un opuscule doublement dédié aux agnostiques («prêts à reconnaître l'humanité de l'être humain prénatal, qu'il soit embryon ou ftus») et aux croyants («prêts à reconnaître la légitimité et parfois la nécessité de la transgression, de sa destruction, quelque cruelle qu'elle apparaisse»).«La découverte de ftus et de corps d'enfants mort-nés à l'hôpital parisien Saint-Vincent-de-Paul doit avant tout être perçue comme la résultante de différentes évolutions de notre société, expliquait-il dans les colonnes du Monde. Aujourd'hui, on ne peut plus regarder le contenu utérin comme on pouvait le faire jadis. Il importe de rappeler que, du fait de la médecine et de la science, depuis près deux siècles, on a commencé à considérer le ftus l'être intra-utérin sinon comme une personne, du moins comme un être vivant respectable, un être à part entière. Par la suite, on a progressivement reconnu une valeur en soi au corps, vivant ou mort, de l'être intra-utérin. C'est ainsi qu'ont été forgées les dispositions législatives, fondées sur des arguments sociaux et médicaux, justifiant l'acceptation des interruptions de grossesse pour des raisons personnelles, sociales ou médicales. S'agissant de la vive émotion soulevée par l'affaire des ftus de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, je pense que ses origines sont totalement artificielles.»Qu'est-ce à dire ? «Je comprends très bien l'émotion de la femme qui, dit-on, est indirectement à l'origine de la réaction administrative et politique à laquelle nous assistons aujourd'hui. Il importe toutefois de rappeler que cette femme, enceinte en 2002 d'un ftus diagnostiqué comme étant mal formé, avait accepté une interruption médicale de grossesse conduisant à la destruction du corps du ftus. Nous apprenons que, dans ce cas comme dans d'autres, les responsables du service hospitalier visé n'auraient pas fait ce qu'ils avaient dit qu'ils feraient, notamment pour l'incinération.Ceci pose bien évidemment problème et il est compréhensible que la direction de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris s'émeuve et agisse. Pour autant, il nous faut raison garder. Je vois mal de quelle manière on pourrait, dans ce type d'affaire, évaluer la nature et le montant de je ne sais quel préjudice. L'écho médiatique donné à cette affaire a quelque chose d'artificiel, voire de profondément malsain.»Et Claude Sureau de poursuive : «Nous sommes ici confrontés à une réaction gouvernementale du type «post-caniculaire». Tout se passe comme si, dès le premier dysfonctionnement, réel ou supposé, survenant dans le champ sanitaire ou éthique, les responsables politiques montaient au créneau médiatique et ce, uniquement parce qu'ils ont tous la terreur d'être un jour mis en cause devant la justice. Osons aller plus loin encore : avec cette affaire, nous sommes dans l'absurde du fait d'une application irréfléchie du principe de précaution. C'est, fort malheureusement, l'application du «principe de précaution politique» qui est à l'origine de cette affaire.»Il ajoutait aussi que les autopsies et les investigations médicales et scientifiques sur des ftus et des enfants mort-nés remontent à la fin du XIXe siècle, à une époque où l'on a commencé à saisir tout l'intérêt qu'il y avait à appliquer à l'obstétrique et à l'embryologie les principes de la méthode anatomoclinique dont les bases avaient été jetées en France à partir des découvertes de Laennec et de Claude Bernard. La seconde moitié du XIXe siècle a été marquée par les débats sur l'opinion que l'on pouvait avoir des ftus morts. Par la suite, les relations entre l'obstétrique et l'anatomie pathologique sont, comme on le sait, devenues de plus en plus étroites pour ne pas dire incestueuses qui ont concerné l'anatomie du placenta puis celle du ftus et de l'embryon. Avec de substantiels progrès à la clef. «C'est dire à quel point toute notre communauté médicale et scientifique peut être désespérée devant les développements de cette affaire concluait, pour Le Monde, Claude Sureau. Une affaire née de comportements peut-être regrettables mais qui, en toute hypothèse, ne justifiaient nullement le déchaînement de passions, de fausses informations et d'hypocrisies auquel on assiste, malheureusement.» Aujourd'hui, il affirme que nos sociétés «sont en droit de réclamer, pour les embryons et les ftus humains vivants, l'attention et le statut juridique dont on a déploré l'absence pour les 351 corps de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul et dont on envisage, en France, de faire bénéficier les animaux de compagnie.» Qui entendra la portée d'une telle profession de foi humaniste ?1 Sureau C. Faut-il tuer l'enfant Foucault ? Paris : Stock, 2003, et Alice au pays des clones. Paris : Stock, 1999.2 Sureau C. Son nom est personne. Paris : Albin Michel, collection Banc public, 2005.