Au grand Banquet de la Santé, la science médicopharmaceutique aiguise ses couteaux. Elle découpe soigneusement le monde obscur de la maladie en tranches fines. Le plat ainsi apprêté a vraiment belle allure : c'est toute une palette de troubles colorés, de dysfonctions variées qui côtoient allègrement les grandes maladies
Sous un tel amoncellement nosographique on peine à entrevoir les malades.A chaque trouble sa claire définition et sa solution évidente : un médicament ; à chaque risque son efficace prévention : un médicament, le tout nappé dans une irrésistible sauce statistique. Et c'est ainsi que l'on en vient, plein de bonnes intentions, à ajouter au fil du temps pilule après pilule, encouragé par le patient toujours avide de solutions miracles (et pour mon mal de ventre docteur, qu'est-ce que vous me donnez ?).Parfois, pourtant, la main hésite au moment de poursuivre la rédaction de la longue liste des médicaments sur le verso de l'ordonnance : en faut-il autant ? Et lorsque, par malchance, le malade qui s'ignore (il n'a que quelques troubles et de vagues risques qu'il préfère oublier) tombe soudain vraiment malade, alors tout se complique : un traitement supplémentaire s'impose ; l'indigestion est proche. Il n'est pas rare de voir des patients (trop) bien portants consommer journellement huit à dix médicaments différents, par exemple : deux antihypertenseurs, deux antidiabétiques, deux protecteurs vasculaires, un à deux psychotropes, un anti-inflammatoire et quelques antitroubles divers (urinaire ou digestif). Et le compte peut grimper facilement à douze en cas de maladie aiguë !Se méfie-t-on assez de tels (sur)régimes thérapeutiques ?Le bénéfice espéré pour le patient de chacun de ces traitements est-il aussi assuré qu'on le pense en le prescrivant ? Sûrement pas ! Ce qui est sûr, par contre, c'est le risque qui pèse sur le patient et que prend le médecin avec un tel cumul de substances actives. Les pharmacologues nous le disent depuis longtemps mais leurs voix ne portent pas, couvertes par le vacarme de la promotion médicamenteuse. Le coût global assurément élevé et le coût/bénéfice discutable de certains traitements en sont d'autres aspects que je tairai pudiquement.C'est toute une manière de voir et de faire qu'il faudra changer en nous, médecins du début du XXIe siècle, pour considérer en premier lieu un homme malade dans sa particularité et sa complexité avant de tout simplifier en décrétant le trouble et son traitement, pour partager la décision de traitement et le choix des moyens comme nous l'impose la déontologie moderne (consentement éclairé), pour apprendre la prudence en matière de prescription et cultiver le principe de précaution de l'ancienne déontologie : primum non nocere (d'abord ne pas nuire). Comme dans de nombreux autres domaines de consommation, la restriction choisie deviendra alors une vertu restituant à chacun le sentiment de sa liberté.