La forme la plus élémentaire de l'interdisciplinarité en milieu hospitalier est la collaboration entre médecins et infirmières, ces derniers étant généralement plus satisfaits que les infirmières, qui estiment encore aujourd'hui être peu entendues. Les études sur l'impact de prises en charge pluridisciplinaires sur la qualité des soins évaluent des interventions complexes et ne permettent pas de distinguer les effets de l'interdisciplinarité des autres facettes de l'intervention. Deux études récentes suggèrent qu'une meilleure collaboration entre médecins et infirmières peut améliorer le devenir des patients, et diminuer la durée de séjour et les coûts. Il est nécessaire de mieux définir ce que l'on entend par collaboration, afin de développer et d'évaluer des stratégies de formation à cette collaboration et d'en évaluer l'impact.
«Rien n'est plus semblable à l'identique
que ce qui est pareil à la même chose.»
Pierre Dac
Depuis une vingtaine d'années, nous avons vu fleurir dans toutes sortes de cercles, y compris celui de la santé, le terme de «pluridisciplinarité». Il désigne la prise en charge (en principe) coordonnée du même patient par plusieurs professionnels de santé. L'équipe pluridisciplinaire a une composition variable en fonction du type de situation clinique et du type de problème du patient. Elle peut comporter un ou plusieurs médecins, de spécialités différentes, une ou plusieurs infirmières, y compris des infirmières spécialisées, une physiothérapeute, une ergothérapeute, une psychologue, une assistante sociale, une pharmacienne, etc.a Plus récemment, ce terme a été récemment remplacé par celui d'«interdisciplinarité». La différence ayant longuement échappé à l'auteur de cet article qui y voyait plutôt une illustration de la phrase de Pierre Dac en exergue, un retour aux définitions de ces deux termes s'imposait. Toutes les limites de la pluridisciplinarité apparaissent clairement avec cette définition de l'OCDE de 1979 : «juxtaposition de disciplines diverses parfois sans rapport apparent entre elles». Ainsi, la pluridisciplinarité suggère un travail indépendant des représentants de chaque discipline, alors que l'interdisciplinarité suppose que les participants «prennent en compte les contributions des autres membres de l'équipe».1
Dans un service hospitalier de médecine interne tel que celui de Genève, l'exemple le plus élémentaire de ce travail d'équipe est la collaboration quotidienne entre infirmières et médecins dans l'unité de soins. Cette collaboration semble aller de soi et ne paraît pas remise en question par quiconque. Et pourtant, elle suscite de nombreuses questions, toutes aussi légitimes que mal étudiées. Quelle est la nature de cette collaboration ? Quelles sont les stratégies de collaboration efficaces ? Qu'en pensent les acteurs ? Existe-t-il des preuves que cela influe sur la qualité des soins ? Sur le devenir des patients ?
Une revue de littérature sommaire sur le travail d'équipe est révélatrice. En introduisant dans Medline les mots-clés nurse-physician collaboration, on trouve 231 articles, dont l'immense majorité sont publiés dans des revues destinées aux infirmières. Un regard cursif sur les titres de ces articles situe assez bien les points de vue : Nurse-doctor relationships : conflict, competition or collaboration,2 Nurses must learn methods to deal with difficult doctors,3 ou encore le préféré de l'auteur : The sound of silence nurses' non-verbal interaction within the ward round.4 Au-delà de ces démonstrations anecdotiques que la collaboration médecins-infirmières n'est pas toujours aisée, il existe quelques études qui ont examiné cette question. Les deux plus récentes ont été menées dans des unités de soins intensifs adultes 5 ou néonatales.6 Dans les deux cas, les médecins estimaient la qualité de leur collaboration avec les infirmières bien mieux que ces dernières n'évaluaient leur collaboration avec les médecins. Dans l'environnement adulte,5 où l'enquête concernait huit unités de soins intensifs de la région de Houston et touchait 90 médecins et 230 infirmières, seules 33% des infirmières estimaient que la qualité de la collaboration et de la communication avec les médecins était élevée, voire très élevée, alors que ce jugement était porté par 73% des médecins. Une analyse plus détaillée révélait que les infirmières estimaient qu'il leur était difficile de s'exprimer librement, que les désaccords n'étaient pas réglés de manière satisfaisante, et que l'opinion des infirmières était souvent mal reçue.5 Pour le lecteur peu bienveillant qui n'y verrait qu'une manifestation de l'esprit texan, la seconde étude, cette fois dans deux unités de néonatologie à Melbourne, confirmait un haut degré d'insatisfaction des infirmières concernant l'attitude des médecins à leur égard.
De nombreuses études ont été publiées à ce sujet, avec néanmoins une prédominance claire de la littérature gériatrique.7-10 L'efficacité des programmes de réhabilitation pluridisciplinaire après une fracture du col fémoral, qui a fait l'objet d'une revue systématique récente de la Cochrane Collaboration 7 a été particulièrement bien évaluée. La majorité des interventions étudiées consistait en une collaboration entre chirurgiens orthopédistes, gériatres et autres professionnels de santé pour la prise en charge postopératoire précoce de ces patients, dans le service d'orthopédie. Ces interventions étaient comparées aux soins usuels délivrés dans un service d'orthopédie. Toutefois, il est extrêmement difficile de tirer des conclusions de ces études en raison de leur disparité : le cadre, l'intensité et la durée de l'intervention pluridisciplinaire étaient très variables. Les durées de séjour en orthopédie étaient également très différentes et en partie liées à l'organisation du réseau de santé, en particulier concernant la facilité d'accès à des structures de réhabilitation de moyen séjour et l'efficacité des soins à domicile.
L'étude canadienne,9 la plus récente, est particulièrement intéressante. En effet, contrairement à de nombreuses études antérieures dont l'objectif principal était de diminuer la durée de séjour, ces investigateurs ont voulu évaluer l'efficacité d'une intervention pluridisciplinaire intensive sur le plus long terme, en particulier sur la dépendance. Le critère de jugement principal était donc la proportion des patients survivant sans diminution de leur mobilité initiale (marche et transferts) ni changement de lieu de résidence, 6 mois après la fracture et l'opération. Ils ont inclus 279 patients, randomisés entre l'intervention et les soins usuels. L'intervention était complexe et consistait en : 1) protocoles de soins standardisés pour prévenir les complications fréquentes après fracture du col fémoral (delirium, problèmes urinaires, constipation, escarres, thrombose veineuse, polymédication, malnutrition et dépression) ; 2) mobilisation précoce avec physiothérapie biquotidienne ; 3) encouragement à la participation précoce du patient à ses soins et planification de la sortie ; 4) éducation du personnel infirmier et 5) évaluation initiale du patient par une physiothérapeute, une ergothérapeute, une infirmière spécialiste clinicienne et une assistante sociale. Les patients du groupe contrôle avaient naturellement accès à tous ces professionnels, mais leur intervention n'était pas coordonnée. Enfin, les patients du groupe intervention étaient suivis par un interne de médecine interne avancé sous la supervision d'un gériatre. Alors qu'une consultation de gériatrie pouvait être demandée pour les patients du groupe contrôle, elle ne l'a été que pour 8% d'entre eux. Les patients étaient représentatifs de cette population, avec un âge moyen de 84 ans, un taux d'institutionnalisation de 47%, et une proportion moyenne de troubles cognitifs. En termes de résultats, la seule différence significative a été la durée de séjour, plus longue (29 vs 21 jours) dans le groupe intervention. Il y avait une tendance à une mortalité moins grande (5% vs 9,4%) durant le séjour hospitalier en faveur de l'intervention, mais cette différence avait complètement disparu à six mois (12,1% vs 15,2%). A six mois, 48% des patients avaient vu leur capacité de marcher diminuer, et 36% celle d'effectuer les transferts de manière autonome, dans les deux groupes. Enfin, la proportion de patients ayant dû être placés était la même (18% et 19%). Faut-il pour autant tirer un message pessimiste de cette étude remarquablement planifiée et réalisée ? Bien qu'il faille toujours considérer les analyses de sous-groupes avec un il critique, l'intervention était clairement plus efficace dans le sous-groupe des patients dont les troubles cognitifs étaient légers à modérés. C'est un point important, car, bien que les coûts n'aient pas été mesurés dans ce travail, il s'agissait d'une intervention complexe et donc potentiellement gourmande en ressources. Ainsi, les études futures devront mieux cibler la population des patients avec fracture du col fémoral qui sont susceptibles de bénéficier de telles interventions. D'autre part, concernant le but de cet article, qui est de passer en revue les données concernant l'efficacité de la collaboration interdisciplinaire per se, cette étude illustre bien la difficulté à interpréter ces données : en effet, l'interdisciplinarité n'était qu'une des multiples facettes de l'intervention étudiée, dans laquelle il est impossible de faire la part de la collaboration entre professionnels, de leur meilleure éducation, ou encore tout simplement de leur intervention plus intensive auprès des patients.
Un second exemple est issu des soins intensifs.11 Des travaux antérieurs avaient suggéré, mais pas démontré de manière convaincante, qu'une meilleure collaboration entre médecins et infirmières améliorait le devenir des patients, voire même diminuait la mortalité dans cet environnement. Dans une étude originale,11 les investigateurs ont tenté de corréler la qualité de la collaboration entre médecins et infirmières concernant la décision de transférer le patient dans une unité banalisée et le devenir des patients. Ils ont eu le mérite de définir ce qu'ils entendaient par collaboration : «les médecins et les infirmières travaillent ensemble, partagent la responsabilité pour résoudre les problèmes, et prendre les décisions pour établir et réaliser le projet de soins du patient». Ils l'ont mesurée grâce à un instrument validé, le Collaboration and Satisfaction about Care Decisions (CSACD). Ce questionnaire comprend six items concernant des aspects importants de la collaboration (par exemple planifier ensemble) et une question globale sur la collaboration avec une échelle de 7 degrés allant de «pas de collaboration» à une «collaboration complète». L'étude a été conduite dans trois unités de soins intensifs (médicale, chirurgicale, et mixte) employant 97 médecins titulaires, 63 médecins internes et 162 infirmières et ayant traité 1432 patients sur une période de cinq ans. Un meilleur niveau de collaboration (évalué par les infirmières) était corrélé avec une diminution du risque de décès ou de réadmission après le transfert, avec une diminution de ce risque de 4% pour chaque point additionnel de collaboration (sur une échelle de 7). Il y avait également une association claire entre le niveau de collaboration déterminé pour chacune des trois unités de soins intensifs et l'issue pour les patients, après ajustement pour la gravité des cas (tableau 1). En revanche, il n'y avait aucune corrélation entre la qualité de la collaboration telle que jugée par les médecins et le devenir des patients. Ces résultats peuvent s'expliquer par le fait que les infirmières de soins intensifs ont souvent plus d'expérience que les médecins qui y travaillent et passent davantage de temps auprès des patients, ce qui leur permet peut-être de mieux juger de la stabilité du patient que le simple examen des paramètres objectifs. Quelles que soient ses limites, l'intérêt principal de cette étude est qu'elle évalue exclusivement le lien entre la qualité de la collaboration entre infirmières et médecins, à l'exclusion de toute autre intervention.
Nous venons de voir que la majorité des études sur l'interdisciplinarité a été conduite en gériatrie et en milieu de soins intensifs. Un esprit chagrin pourrait interpréter cela comme un signe que les soignants en gériatrie ont davantage de temps à disposition pour établir et maintenir cette collaboration, et qu'aux soins intensifs, l'unité de lieu, temps et action la rend naturelle et indispensable. Qu'en est-il dans les services de médecine interne ? Nous disposons d'une seule étude,1 mais elle est riche en enseignements. Il s'agit d'un essai randomisé contrôlé qui évalue l'efficacité d'une intervention consistant à modifier le déroulement de la visite médicale quotidienne au lit du malade dans un grand service de médecine interne, en introduisant des visites conjointes réunissant des médecins, des infirmières, une pharmacienne et une assistante sociale (tableau 2). En effet, la réalisation de la visite par le médecin indépendamment des infirmières est encore un modèle courant en Amérique du Nord. La visite conjointe n'a été introduite que dans la moitié des unités de soins. Les patients étaient très semblables à ceux qui sont hospitalisés dans notre service à Genève, en particulier en ce qui concerne le type de cas (BPCO, insuffisance cardiaque, bronchopneumonie, maladie coronarienne, diabète, hépatopathie, notamment). Les résultats, récapitulés dans le tableau 3, montrent une réduction significative de la durée de séjour et des coûts liés à l'hospitalisation sous l'effet de la visite interdisciplinaire. En revanche, son impact sur le devenir des patients n'a pas été étudié. Les soignants du groupe intervention ont également manifesté une satisfaction plus grande dans leur travail. C'est à ce stade que l'auteur du présent article, qui travaille dans un service où la visite quotidienne au lit du malade par l'infirmière et le médecin est la règle, est tenté de considérer ces collègues américains qui redécouvrent la roue avec une commisération toute européenne. Hélas, il y a parfois un long chemin entre l'intention et la réalité, et force est de reconnaître que la réunion du médecin et de l'infirmière en charge du patient autour de son lit est une gageure quotidienne. D'autre part, l'intervention de la pharmacienne n'est pas du tout ancrée dans notre culture. Ainsi, notre marge de progression est grande. En résumé, l'interdisciplinarité est un défi également dans un service de médecine interne, mais le relever semble avoir un effet positif sur la satisfaction des collaborateurs, la durée de séjour et les coûts. D'autres études seront nécessaires pour évaluer l'impact de la collaboration sur la qualité des soins et en particulier le devenir des malades.
Si le bon sens laisse penser qu'une bonne collaboration entre médecins et infirmières, et autres professionnels de santé est un déterminant important de la qualité des soins, les données issues de la littérature qui soutiennent cette thèse sont très pauvres. Pourtant, en cette époque de contraintes majeures sur les coûts de notre activité, il serait important de documenter cet aspect. En effet, l'interdisciplinarité a un coût, ne serait-ce qu'en termes du temps investi pour instituer et maintenir cette collaboration au quotidien. La diminution du temps de travail des médecins, la charge des unités de soins et la complexité des patients sont clairement des obstacles à cette collaboration. Mais il y a également des obstacles culturels, en particulier la conviction bien ancrée chez les médecins qu'ils collaborent avec les infirmières, alors que celles-ci se sentent toujours aussi peu écoutées, voire même parfois peu respectées par le corps médical. Au lieu de se contenter de se targuer de l'interdisciplinarité dans les documents institutionnels, il serait nécessaire de mieux définir ce que l'on entend par collaboration, afin de développer et d'évaluer des stratégies de formation à cette collaboration, pour tous les corps de métier impliqués. Cela permettrait également de réaliser des études pour évaluer l'impact de ces stratégies d'amélioration sur la satisfaction des acteurs, la qualité des soins et l'utilisation des ressources.
a Ces dénominations de professions peuvent se lire également au masculin.