La carence martiale est un phénomène très fréquent dans la population générale, principalement féminine. Une activité sportive régulière, bien que recommandée pour la santé, est un facteur de risque supplémentaire, surtout dans les sports d'endurance, et ce sont donc les femmes avec des volumes d'entraînement conséquents, des index de masse corporelle (IMC) bas, des menstruations abondantes, qui sont particulièrement à risque de développer une anémie ferriprive. Le rappel physiologique de base sert de prémisses à l'évocation des différentes modalités d'approche du sujet sportif, qu'il soit amateur ou athlète d'élite.
Le sport, véritable entité médiatique contemporaine, a un impact majeur sur la population en général. Les magnifiques performances suisses, ces dernières années, ont bien entendu suscité un engouement général et un certain nombre de vocations. Ceci a pour corollaire, une augmentation des blessures globales, des problèmes de surcharge et, bien sûr, une exposition aux carences nutritionnelles. S'il faut en effet tabler sur 10-15 ans de préparation pour amener un athlète au plus haut niveau international dans la plupart des disciplines, avec à la clé une compétitivité moyenne de 2 à 5 ans au maximum,1 il est d'autant plus important de pouvoir lui assurer un encadrement adéquat et lui éviter les probables contre-performances liées aux carences potentielles. Les médecins en charge de sportifs, qu'ils soient d'élite ou populaires, doivent être à même de pouvoir fournir une prise en charge optimale de ces patients.
Un adulte normal dispose d'environ 40 mg de fer par kg de poids corporel, soit près de 3 g de fer.2 La majeure partie se trouve dans les érythrocytes, qui contiennent environ 1 billion d'atomes/globule rouge. Du fait du turn-over de la moelle osseuse, cela représente une incorporation journalière de 2 x 1020 atomes de fer (figure 1) ! L'hématopoïèse nécessite à elle seule environ 20 mg de fer/jour, mais grâce à un excellent système de recyclage, les apports extérieurs quotidiens ne sont que de 1 à 2 mg.
Le fer contenu dans le bol alimentaire est absorbé via les cellules en brosse de la muqueuse intestinale. Le fer ferreux (fe 3+) des aliments y est converti en fer ferrique (fe 2+), et le transporteur apical DMT1 l'introduit ensuite dans la cellule pariétale. Il est alors soit stocké sous forme de ferritine dans la cellule gastro-intestinale, soit transféré sur son transporteur sanguin, la transferrine, via le transporteur baso-latéral.
Il existe des mécanismes d'autorégulation de cette absorption :
1. Un bol alimentaire riche en fer va bloquer l'absorption les jours suivants, par accumulation intracellulaire de fer.
2. L'état des stocks de fer induit également un feedback en fonction de la quantité présente dans les réserves corporelles.
3. L'érythropoïèse joue un rôle de régulateur majeur en fonction des besoins propres à l'organisme.
Donc si l'organisme est suffisamment autonome pour gérer ces apports en fonction de l'état de ses stocks et des besoins de l'hématopoïèse, le facteur nutritionnel occupe par contre une place prépondérante : dans les milieux sportifs, les phénomènes de mode ne sont pas rares, et peuvent effectivement jouer un rôle délétère d'abord sur la santé de l'athlète, mais bien entendu aussi sur son niveau de performance en cas de régimes déséquilibrés.1,3
Un pH gastrique acide et l'ingestion de produits carnés permettent l'assimilation optimale du fer (5 à 10% du fer ingéré) ; par contre, une alimentation riche en végétaux, en œufs et en produits laitiers qui représentent près de 90% du fer alimentaire dans les pays industrialisés, n'offre qu'une biodisponibilité de 0,5 à 1%. Les fibres alimentaires, les tannins, les phytates, les polyphénols et certaines protéines contenues dans des aliments comme le thé, le café, l'œuf, le soja, le son, contribuent à freiner l'absorption du fer par formation de complexes ou chélates insolubles.1,4
Sous les termes d'anémie, on entend un volume globulaire ou un taux d'Hb (les supports biochimiques de l'oxygène), inférieur à une valeur seuil fixée arbitrairement à 12 g/dl pour les femmes et 14 g/dl pour les hommes.1 L'anémie ferriprive est un phénomène courant, spécialement dans les pays sous-développés ; dans les populations occidentales, 7% de la population serait touchée, et l'on compte une prévalence double en ce qui concerne les adolescentes. En Occident, près de 50% des femmes enceintes présenteraient des carences martiales plus ou moins conséquentes selon les auteurs.1-3
On distingue trois stades :1,5
1. La déplétion martiale : en dessous de 20 ng/ml, on admet que les stocks sont vides, et certaines personnes sont déjà symptomatiques pour des valeurs aussi hautes qu'une ferritine à 25 ng/ml.
2. La dysérythropoïèse carentielle : un stade uniquement objectivable sur hémogramme ou médullogramme.
3. L'anémie ferriprive constituée : l'Hb et le MCV s'abaissent, avec installation progressive des symptômes de l'anémie carentielle, où fatigue et contre-performances prennent le premier plan.
Un certain nombre de concepts doivent nécessairement être abordés lorsque l'on parle d'anémie ferriprive.
L'effort physique entraîne une contraction du volume circulant par sudation, avec un phénomène de chasse hydrique dans les microcapillaires musculaires ; en réponse à la déplétion volémique, le système rénine-angiotensine-aldostérone s'active en réabsorbant massivement l'eau et le sel au niveau du néphron. Si le sport va stimuler l'hématopoïèse d'une part, il induit donc une augmentation importante du plasma bien plus marquée, ce qui se traduit par un effet de dilution. Il s'agit donc d'interpréter les valeurs d'Hb mesurées à la lumière de l'intensité de l'effort de l'athlète, si possible en les comparant avec de précédentes valeurs.1-3,5-9
Les microtraumatismes typiquement rencontrés dans les efforts d'endurance en course à pied peuvent augmenter les pertes en fer ; des anémies ferriprives auraient sporadiquement été imputées à ce mécanisme de destruction érythrocytaire. Ceci est très rare, et la composante mécanique des chocs n'est pas la seule responsable de ce phénomène ; l'hématurie post-effort a également été décrite chez le nageur d'endurance et chez le skieur de fond. L'activité musculaire elle-même générerait une nette augmentation de la vascularisation, avec, pour conséquence, une destruction des hématies âgées, moins déformables dans la microcirculation. Ceci ne représenterait que 10 à 20% du turn-over érythrocytaire quotidien, qui a lieu pour plus de 80% dans le système réticulo-endothélial. Par contre, une étude au fer 59 a révélé une demi-vie du fer réduite de moitié chez les athlètes par rapport à une population sédentaire contrôle (1000 j contre 2100 j).1-3,5-9
La nette augmentation de vascularisation et de métabolisme aérobie sur les efforts d'endurance induit une production accrue de radicaux libres et des contractions plasmatiques. Les membranes sont donc soumises à rude épreuve, ce qui explique le turn-over plus rapide des érythrocytes. Il semble que le corps réagisse face au sport, en abaissant les stocks de fer, de manière à diminuer ces stress oxydatifs.1-3,9
De marginal pour un sédentaire, ce phénomène est bien plus important chez un sportif.1-3,5
Si les menstruations sont un grand classique de l'anémie ferriprive, les efforts réguliers provoquent également de petites hémorragies gastro-intestinales. Durant l'effort physique, le sang est redistribué vers la périphérie, au détriment du compartiment splanchnique. Un effort intense, de longue durée, peut donc provoquer des zones d'ischémie, qui vont saigner par la suite.1-3,9
Les concepts évoqués plus haut démontrent l'importance d'un suivi des athlètes d'élite, et également la nécessité d'un dépistage précoce chez les amateurs, surtout les femmes à risque pour une triade féminine (anorexie, IMC bas, aménorrhée). Les athlètes appartenant aux fédérations sportives reconnues au niveau suisse bénéficient une fois par année d'une hématologie complète, avec une petite chimie incluant le bilan martial (fer, ferritine, transferrine), et un petit bilan vitaminique (vitamine B12, acide folique). Les résultats ne doivent pas être simplement traités par rapport aux valeurs de références standards, mais si possible comparés aux précédents bilans, et intégrés en fonction de l'activité des sportifs examinés. Ainsi, une athlète retrouvée légèrement supérieure à 12 g par dl d'Hb pourrait déjà être dans une zone de contre-performance, si ses valeurs habituelles sont de 13 à 14 g par dl d'Hb.2,3 Sachant la lenteur de réaction à la substitution martiale pour corriger l'état des stocks et les symptômes inhérents à la carence, il est d'autant plus important de dépister tôt les personnes susceptibles de présenter une anémie, en évitant l'écueil des faux positifs (phénomènes inflammatoires).1
Les stocks sont déplétés en dessous de 20 ng/ml. Un tel état nécessite des mois, voire des années de substitution per os en pratique quotidienne. Si les athlètes sont parfois déjà symptomatiques à 25 ng/ml, nous recommandons d'essayer de les maintenir à des valeurs supérieures à 40 ng/ml pour leur offrir une réserve suffisante, notamment au niveau du sport d'élite et éviter ainsi les contre-performances prolongées.1,10-13
Anémie spoliative aiguë
Dans tous les cas la source de spoliation doit être révisée chirurgicalement ; une perte trop importante exige bien entendu des transfusions sanguines (si l 60 g/dl chez le jeune sportif et 80 g/dl chez un patient plus âgé avec des comorbidités). Chez un jeune sportif, l'alternative serait également les facteurs de croissance (selon nécessité, de 3000 à 10 000 unités d'érythropoïétine 3 x/semaine en sous-cutané avec le traitement martial et vitaminique décrit ci-dessous). Bien entendu, une AUT (autorisation pour usage thérapeutique) doit être demandée à SWISSOLYMPIC et le patient retiré temporairement du sport élite.1
* Fer i.v. (par exemple sucrose de fer : Venofer®) : 100 à 200 mg, 1 x/ semaine à 1 x/jour, selon la spoliation, à renouveler pendant quatre semaines, puis 1 x/mois pendant trois mois, avec bilan martial à six mois. Le patient peut bénéficier d'un traitement per os en complément, avec de l'acide folique au moins pendant un mois à raison de 5 mg/jour (par exemple Folvite®) et de la vitamine B12 (Vitarubin® 1000 mg s.c.) à chaque perfusion. La voie s.c. est préférée à la voie i.m., comme pour le fer la voie i.v. à la voie i.m., pour éviter de traumatiser la musculature. La Vitarubin® est une solution assez acide, qui brûle à l'injection s.c., et qui est résorbée de manière plus lente que la voie i.m. dans un tissu richement vascularisé comme le muscle.
Cas modéré
* Une anémie débutante, symptomatique : 100 mg de fer 3 x/semaine pendant quatre semaines, suivi de 1 x/mois pendant trois mois, accompagné de vitamine B12 et d'acide folique selon les modalités ci-dessus.
Cas léger
* Une déplétion martiale sans symptôme : fer per os, soit 1 à 3 comprimés/jour à prendre à dose progressive pour éviter l'émergence rapide d'effets secondaires. Le fer per os doit être pris 20 à 30 minutes avant le déjeuner, à jeun, éventuellement avec un supplément de vitamine C (du jus d'orange tout simplement), de manière à obtenir un pH acide gastrique suffisant à l'absorption maximale.
En présence d'un bilan hématologique et martial normal, il n'y a pas d'avantage à proposer aux athlètes une prophylaxie martiale.1,5-7,14
En cas d'administration de fer i.v., il faut :
1. Utiliser un débit le plus lent possible (60 à 90').
2. Si possible injecter des petites quantités au départ (50 à 100 mg par dose).
3. S'assurer d'une phlébotomie stricte, car les tatouages sont indélébiles.
4. Privilégier le fer sucrose ou le gluconate de fer.15
Dans les cas aigus, l'UptoDate® fournit une tabelle de calcul plus détaillée si nécessaire.15
Pour renflouer les stocks en fer, dans les cas plus chroniques, le Compendium suisse des médicaments met à disposition une formule plus classique.
* L'anémie ferriprive est rare chez l'homme.
* La carence martiale est très fréquente, surtout chez les femmes, avec le risque de fatigue chronique et de contre-performances.
* Il existe des facteurs prédisposant à l'anémie : être une femme euménorrhéique, avec des menstruations abondantes, un IMC abaissé, un régime déséquilibré, et pratiquer un sport de pointe de manière intensive. Les personnes remplissant ces conditions doivent bénéficier d'un suivi particulier et d'une substitution, selon nécessité.
* Les valeurs hématologiques et martiales doivent être intégrées, notamment dans le contexte du sport pratiqué, pour ne pas traiter de faux positifs, et ne pas manquer de faux négatifs.
* Une anémie authentique doit être correctement investiguée et traitée lege artis.
* Une déplétion martiale avec une hémoglobine abaissée et une ferritine basse peut faire l'objet d'un test d'épreuve d'un mois, à stopper en l'absence d'amélioration.
Le médecin de premier recours est donc fréquemment confronté à de tels problèmes, et est en première ligne pour dépister de manière efficace une pathologie relativement courante. Il doit être sensibilisé au problème et être à même de l'identifier efficacement pour pouvoir le traiter sans retard et éviter les contre-performances et les cortèges de symptômes inhérents à une prise en charge inadéquate.