Je le reçois comme un coup de poing dans le visage au sortir de la petite institution pour handicapés, ce mardi d'août sur le coup de quatorze heures trente. Sous le ciel de plomb d'un été qui fait une parenthèse hivernale, il est là, énorme, monstrueux, avec son flanc noir grillagé barrant l'horizon vers le sud, vers le lac, vers le large ; il s'étire sans mesure, indifférent à l'instant, au voisinage, au monde vivant, le futur centre commercial qui va porter le nouveau stade de football de la petite ville.Marianne, 60 ans, est entrée volontairement dans ce foyer il y a quelques années avec une sclérose en plaques qu'elle était fatiguée de porter à domicile. Aujourd'hui, l'équipe soignante voulait dire à son médecin traitant que l'évolution de sa patiente vers une démence la faisait sortir du mandat de l'institution et qu'il fallait la préparer à organiser la suite de sa vie sous d'autres cieux. Gérer ailleurs l'impuissance.Ah oui ! Comme il est arrogant ce néo-Colisée dont la masse m'accueille, tout perturbé, à la sortie de cet entretien. Et ce n'est pas le majestueux cintre jaune du nouvel hôpital dans mon dos qui me vient en aide. Je suis seul et j'ai froid devant ma petite voiture sur cette place de gravier jouxtant la voie d'accès bituminée des ambulances au service des urgences, balisée de néons verticaux allumés en plein jour. Seul, comme la petite église de quartier à deux pas sur ma gauche qui disparaît sous la masse de ces fraîches constructions à la gloire des temps modernes. Coincé comme elle. Ce petit scooter pivoine qui traverse l'écran de droite à gauche au même instant, il faut alors que ce soit François, la trousse d'urgence aux pieds, filant vers quelque visite à domicile. Surtout ne pas être seul, juste maintenant, à l'orée d'un après-midi de travail.C'est ainsi qu'il y a des jours où il fait froid dans ma peau de généraliste. Où je peine à trouver ma place sur le grand plateau de la médecine, fourvoyé dans je ne sais quel douteux scénario à la rédaction duquel j'ai pourtant donné ma part. Oui, justement, c'est ça, l'impression que je participe à un jeu, à une fiction de mauvaise qualité. Tout à coup la foi tombe, le doute partout s'installe, le moindre rendez-vous manqué prend de sinistres significations. Pas de facteur déclenchant spécifique à ces états d'âme : une insomnie, le temps, une page de Philippe Muray lue trop tard le soir, un téléphone de l'hôpital à sens unique, une lettre de sortie sans coin d'ombre pour un patient de longue date difficile ; un passage dans une institution indifférente, comme ce jour. Mais aussi : une difficulté par moments à inscrire mon métier dans le temps, à ne pas lui trouver un côté obsolète, ringard, au flanc des lieux du pouvoir et du commerce, de ceux qui savent et décident.Vite je me reprends, avant d'entrer dans le long tunnel du retour, fâché de m'être laissé embarquer dans cette sombre humeur par les symboles de la société de consommation qui apparaissent une dernière fois dans mon rétroviseur : la gueule béante du palais du néo-libéralisme qui sous peu engloutira les foules festives assoiffées de marchandises et de jeu et, avec en arrière-plan l'église rouge sur le ciel bas, les quatre projecteurs, tels des Christs de métal noir, inclinés sur le stade au gazon d'artifice.A quinze heures, Anna prend place devant moi. Elle est diabétique, avec un excès de poids irréductible comme sa bonne humeur ; elle va bien, ses glycémies ne sont guère réglées malgré l'aide du docte diabétologue ami. Elle pose sur la table de travail une demi-douzaine de nectarines toutes rutilantes. «C'est de mon jardin !»
«Toute lumière illumine et parfois même éblouit. Mais la clarté est au revers de la lumière.» (Roberto Juarroz, 7e Poésie verticale).