Au cours de l'année 2005, une nouvelle loi sur le travail entrait en vigueur, limitant les heures de travail des médecins des hôpitaux à 40 heures par semaine. Cette loi concerne aussi bien les médecins assistants que les chefs de clinique et médecins adjoints. Il est spécifié que «seuls les médecins exerçant les fonctions dirigeantes les plus hautes y échappent, en général donc les chefs de service». En plus de ces 40 heures consacrées aux soins aux malades, les médecins sans FMH bénéficient de 10 heures de formation structurée.
Cette limitation de l'horaire hebdomadaire a été fêtée comme une victoire par la grande majorité des médecins assistants et des chefs de clinique, qui se battaient depuis de nombreuses années pour une amélioration de leurs conditions de travail. Seule une minorité n'y a pas trouvé son compte, en général les médecins exerçant une activité chirurgicale. Ils ont compris que travailler moins impliquait un allongement de la durée de formation, et un suivi inadéquat des patients. Il existe d'ailleurs un paradoxe puisque la direction de bon nombre d'hôpitaux exige que chaque malade bénéficie d'un médecin de référence. Or, comment répondre à une telle exigence alors que la réorganisation des services hospitaliers consécutive aux contraintes horaires implique un tournus des médecins qui assurent les gardes de nuit et de week-end ?
A y réfléchir, cette mesure est un beau coup politique. Sous le prétexte de protéger les médecins en formation d'une surcharge de travail et de leurs chefs de service «esclavagistes», les politiques ont trouvé une excellente mesure de limiter l'accès aux soins. Dans les discussions concernant l'augmentation des frais de la médecine, chacun se renvoie la balle, et ceux qui accusent les patients de faire de la surconsommation médicale ne sont pas rares. Et voilà la parade : obliger les médecins à travailler moins ! Le tout petit nombre de postes octroyés aux services hospitaliers pour compenser la diminution d'activité des médecins et les listes d'attente qui s'allongent pour certains traitements sont autant de faits réels qui étayent le résultat de notre réflexion.
Les patients sont donc les premiers à pâtir de cette loi : ils attendent, parfois longtemps, pour être examinés ou opérés ; une fois hospitalisés, ils voient défiler les médecins et ne revoient éventuellement plus leur opérateur après la chirurgie, absent pour cause de compensation d'heures de garde ! Nous ne pouvons qu'espérer que les malades manifesteront leur grogne !
Les résultats pour les médecins ? Primo, une mauvaise humeur croissante des internes et chefs de clinique liée au seul fait de compter les heures de travail et de se sentir floués à chaque minute de dépassement. Et encore, les générations actuelles peuvent-elles comparer la situation actuelle à l'ancienne, qu'ils ont connue, et y trouver du réconfort. Mais les toutes prochaines générations qui auront baigné dans cette ambiance de fonctionnariat dès le début de leurs stages hospitaliers ne sauront même plus qu'il a y une autre façon d'exercer la médecine. Secundo, une formation postgraduée de moins bonne qualité. Sans suivi des malades, l'expérience clinique ne s'acquiert plus. Et les heures de formation structurées qui sont dues aux médecins n'y changent rien ! Elles sont encore un leurre remarquable des politiciens, une parade toute faite à l'argument de la baisse de la qualité de la formation ! Tertio, une non-revalorisation de la profession médicale, maintenant réglementée par des bureaucrates, une profession qui n'implique plus un dévouement et des sacrifices particuliers, non, non, juste une profession comme les autres ! Dès maintenant, toute récrimination sera considérée comme un caprice de «ces médecins qui n'ont pas encore compris qu'ils sont comme les autres fonctionnaires». Quarto, le risque de l'extension de la loi aux médecins pratiquant dans le privé, et cette fois sous le couvert de la sécurité. «Voyez comment les hôpitaux ont compris qu'on ne pouvait faire de la bonne médecine en toute sécurité au-delà de 40 heures par semaine. Les routiers aussi connaissent des restrictions horaires pour la sécurité de tous». Ceci dit, personne n'a encore évalué à partir de combien d'heures hebdomadaires, un chirurgien devenait dangereux par manque de formation !
Les résultats pour les services hospitaliers ? Un exercice constant de réorganisation pour assurer les prestations indispensables génère le mécontentement de tout le personnel, depuis les médecins qui comptent leurs heures, aux réceptionnistes qui se font agresser par les malades qui n'obtiennent plus de rendez-vous au moment opportun, en passant par les infirmières qui sentent bien le manque d'engagement croissant des jeunes assistants, dans certaines disciplines, et les frustrations des malades.
La formation postgraduée en Suisse, sera-t-elle encore reconnue longtemps par les communautés internationales ? Pour rappel, l'accréditation des facultés de médecine est en cours. Ce processus a démarré lorsque les Etats-Unis ont demandé à l'administration fédérale si une telle procédure existait en Suisse. Comme la réponse fut négative, plus aucun américain n'a reçu de bourse pour venir faire des études de médecine chez nous ! Ce qui s'est passé au niveau pré-gradué pourrait bien se répéter au niveau postgradué. A l'heure où la Suisse établit des liens d'échange avec la communauté européenne, il ne faudrait pas que nos beaux diplômes soient seulement reconnus au sein de nos petites frontières.
Mais il y a encore un peu d'espoir de voir les choses changer, de revenir à un peu plus de réalisme. Nous avons été particulièrement heureux de voir que la lecture de l'esquisse de ce papier obtenait l'aval des assistants et chefs de clinique de nos services, qui partageaient nos points de vue sur bien des aspects. Bien sûr, les conditions de travail ne pouvaient rester ce qu'elles étaient, des heures sans compter, de jour, de nuit, de week-end et de jours fériés, rémunérées «au lance-pierres». A cet égard, on ne peut que féliciter la jeune génération qui sait se regrouper pour faire front et se battre. Mais la limitation de l'horaire n'est pas un gain, c'est une défaite. Elle n'est d'ailleurs pas le fruit d'âpres négociations avec les autorités. Non, elle est «tombée» de Berne, à des fins purement économiques. Redisons-le, sous le couvert d'une mesure sociale, la protection des médecins assistants et chefs de clinique exploités par l'hôpital et les «mandarins» chefs de service, on a réussi à faire passer une loi antisociale, une limitation de l'accès aux soins !
Il y a encore l'espoir d'une relève de médecins conscients que leur profession n'est pas comparable à celles de « fonctionnaires standards » et qui souhaitent garder une totale indépendance face aux politiques dans leur organisation de travail. Assistants de la jeune génération, continuez de vous battre pour qu'on reconnaisse la profession que vous avez choisi d'exercer comme une profession particulière, pour qu'on reconnaisse la qualité de vos prestations à leur juste valeur, et pour que les inévitables heures supplémentaires vous soient rémunérées dignement, mais refusez qu'on vous impose des lois néfastes à votre formation et à la qualité de la prise en charge de vos malades.