Le pronostic des carcinomes épidermoïdes de la sphère ORL reste sombre, l'apport de nouvelles solutions thérapeutiques est nécessaire. La découverte d'une réponse immune antitumorale dans certaines tumeurs ouvre un vaste champs d'investigations très prometteur. Cet article fait une revue des différents travaux publiés dans le domaine, sur le modèle des carcinomes épidermoïdes des voies aérodigestives. Les résultats sont encourageants et suggèrent un rôle important de l'immunothérapie dans la prise en charge de ces tumeurs. Il s'agit à présent de déterminer les meilleures cibles antigéniques, exprimées par la cellule, et de comprendre les mécanismes de la réaction immune, pour permettre à moyen terme, le développement d'essai de vaccination clinique. Ces études sont actuellement en cours.
Cinq cent mille nouveaux cas de carcinomes épidermoïdes de la sphère ORL sont répértoriés chaque année dans le monde.1 Une approche multidisciplinaire permet d'obtenir dans la majorité des cas un résultat oncologique adéquat, sans pouvoir toujours préserver les fonctions essentielles des voies aéro-digestives supérieures.
La chirurgie joue un rôle prépondérant dans le traitement de ces cancers. Elle est systématiquement complétée chez les patients à haut risque de récidives par un traitement adjuvant de radiothérapie combiné à la chimiothérapie qui offre les meilleures chances de guérison.2 Dans les cancers de stade avancé du carrefour pharyngo-laryngé ou de l'oropharynx notamment, l'utilisation d'un traitement combiné de chimiothérapie à base de sels de platine et de radiothérapie permet de conserver la fonction tout en assurant un contrôle de la maladie, comparable au traitement chirurgical.3,4
Malgré le raffinement des techniques de diagnostic et de la prise en charge de ces cancers, la survie à long terme reste inchangée depuis plus de vingt ans.5 Souvent diagnostiqués à des stades avancés de la maladie, le pronostic de ces patients est sombre et dicté essentiellement par le contrôle loco-régional. Les résections extensives, ainsi que la morbidité liée à l'utilisation de plusieurs modalités thérapeutiques ont un impact majeur sur la qualité de vie du patient.
De nouvelles approches thérapeutiques sont nécessaires afin d'améliorer globalement la prise en charge des patients atteints d'un carcinome des voies aérodigestives supérieures. La réduction préopératoire de la masse tumorale permettrait une exérèse plus localisée, une reconstruction plus aisée et une meilleure préservation de la fonction. Dans les cas à haut risque de récidives, une alternative aux traitements complémentaires classiques moins invasive mais aussi efficace contribuerait certainement à l'amélioration de la qualité de vie chez les patients traités. Progressivement de nouvelles voies d'investigations se sont ouvertes avec une meilleure compréhension de l'interaction entre la tumeur et son environnement. L'importance des molécules régulatrices contenues dans le tissu de soutien de la tumeur, qu'elles touchent à la genèse de la vascularisation tumorale ou à la relation avec le système immunitaire de l'hôte sont autant de perspectives d'amélioration du contrôle de la croissance tumorale.
Le rôle de l'immunité cellulaire contre le cancer chez l'homme a été établi il y a plus de vingt ans. Cette réponse immunitaire antitumorale est composée essentiellement par le développement d'une réaction lymphocytaire cytolytique spécifique contre la cellule maligne. La reconnaissance de la cellule cible par les lymphocytes T cytolytiques (CD8+) est un phénomène hautement spécifique qui nécessite la présentation d'un peptide reconnu comme étranger par le système immunitaire : un antigène. Cette présentation à la surface de la cellule se fait par l'intermédiaire d'un complexe protéique membranaire, le complexe majeur d'histocompatibilité (CMH classe I), qui fixe et présente l'antigène. Une fois la reconnaissance établie, elle génère la sécrétion de multiples cytokines, l'activation et la prolifération de cellules effectrices, et la destruction de la cellule cible. Cet ensemble compose la réaction cytolytique antitumorale (figure 1).
Afin de comprendre et de reproduire cette réaction antitumorale, la recherche s'est concentrée sur l'identification des multiples antigènes exprimés par la cellule cancéreuse.6,7 On en distingue plusieurs familles, que l'on classifie selon leur profil d'expression dans des tissus normaux et tumoraux (tableau 1).
Les antigènes de différenciation sont des protéines exprimées spécifiquement par un tissu donné et par les tumeurs correspondantes. Parmi eux, on trouve l'antigène prostatique spécifique (APS) ou l'antigène carcino-embryonnaire (ACE). Lors de la transformation de la cellule normale en cellule tumorale, divers réarrangements ou mutations du génome peuvent survenir qui entraînent soit la synthèse de produits polypeptidiques alterés, c'est-à-dire bcr-abl dans la leucémie myéloïde chronique ou ras mutés, soit l'augmentation de la concentration intracellulaire de protéines, telles que p53 ou HER/2-neu. De même, certains virus oncogéniques, VPH ou VEB, génèrent au sein de la cellule tumorale infectée des protéines virales. Ces différentes molécules peuvent donner des peptides s'associant à des molécules du CMH qui sont alors exprimées à la surface de la cellule et ciblées par le système immunitaire. Le dernier groupe d'antigènes a été identifié plus récemment. Ces antigènes spécifiques, les cancer-testis antigens ne sont présents que dans les cellules de certains types de cancers ainsi que physiologiquement sur les cellules germinales testiculaires chez l'homme.8,9 Présentés par le CMH classe I, ils induisent une réponse cytolytique. Les principaux membres de ce groupe sont les molécules de la famille du gène MAGE, SSX-2 ou NY-ESO-1.6,10-12
Leur présence sélective sur les cellules tumorales d'un nombre relativement important de tumeurs humaines ainsi que leur forte immunogénicité en font une cible idéale pour le développement d'une vaccination antitumorale.13,14
L'identification puis l'étude in vitro de ces différents antigènes a largement contribué à la compréhension des mécanismes de la réponse immunitaire antitumorale, et à la mise en place, depuis quelques années, d'essais cliniques de vaccination chez des patients atteints notamment de mélanomes cutanés.15
On distingue deux types d'approches permettant d'induire puis d'étudier une réponse immunitaire antitumorale. La première dirige la réponse contre la cellule tumorale dans sa totalité. Elle est donc considérée comme non spécifique. Des extraits de cellules tumorales souvent associés à des mélanges de cytokines activatrices, comme le GM-CSF, sont utilisés afin de stimuler la réponse immune. Un avantage apparent de cette approche est la couverture d'une large population de patients, indépendamment de l'expression d'un antigène spécifique par la tumeur visée. Cependant, l'élaboration du vaccin est difficile à standardiser et, de plus, l'évaluation de l'efficacité de la vaccination est essentiellement clinique et nécessite par conséquent une cohorte très importante de patients et de longues années avant de connaître les résultats.
Différentes approches ont été tentées sur ce modèle, soit en procédant d'abord à l'activation du système immunitaire in vitro puis en injectant au patient des lymphocytes stimulés (immunisation passive), soit par l'injection directe au patient d'extraits de cellules tumorales (immunisation active). Globalement, les résultats cliniques ont été relativement décevants, quels que soient le type de cancer étudié et la technique utilisée.16 Dans les carcinomes de la sphère ORL, quelques études ont décrit l'activation en culture de lymphocytes provenant d'un patient, suivie d'une réinjection (transfert adoptif).17,18 Sans générer d'effets secondaires notables, l'effet clinique n'est pas significatif. Une stabilisation de la croissance tumorale ainsi que la régression transitoire de métastases pulmonaires ont été décrites chez certains patients. Une amélioration de la survie ou du contrôle local n'a par contre jamais pu être démontrée.18
Le deuxième type d'approche consiste à cibler un antigène spécifique exprimé par les cellules de la tumeur visée (tableau 1). L'antigène étant exprimé à la surface de la cellule par une molécule spécifique du complexe majeur d'histocompatibilité, le nombre de patients susceptibles d'être étudiés est limité. Par contre, grâce au développement des méthodes de laboratoire, cette approche, plus expérimentale, permet une analyse détaillée des mécanismes de la réponse immunitaire antitumorale et contribue de façon significative à la compréhension de l'interaction entre la tumeur et le système immunitaire. Ainsi de nombreux groupes se sont intéressés à l'étude de la réponse immunitaire spécifique de l'hôte à différents antigènes tumoraux.
Dans les carcinomes de la sphère ORL, la protéine p53, mutée dans plus de 80% de cas19 aurait pu représenter une cible intéressante. Bien que capable de générer une réponse lymphocytaire cytotoxique spécifique in vitro, les mutations du gène ainsi que les protéines antigéniques sont très variées et presque spécifiques à chaque patient.20 L'utilisation régulière de la protéine p53 comme cible nécessiterait donc le développement d'un vaccin spécifique par cas.21 Cette approche, beaucoup trop compliquée et de surcroît extrêmement coûteuse, n'est pas envisageable que dans le contexte d'essais cliniques de phase I.
Le virus du papillome humain (VPH) a un rôle démontré dans le développement du cancer des voies aérodigestives supérieures. Les sous-types au potentiel oncogénique sont les variantes -11, -16 et -18.22 L'association du VPH-16 avec les cancers de l'amygdale a été décrite selon les séries dans plus d'un tiers des cas. Ces tumeurs, infectées par le VPH-16, semblent avoir un meilleur pronostic que les mêmes tumeurs sans signe d'infection par le virus.23,24 Ces constatations cliniques sont extrêmement intéressantes, dans la perspective des résultats récents qui décrivent la présence de lymphocytes cytolytiques activés spécifiquement contre les protéines virales VPH (E6-E7), chez les patients infectés par le VPH-16.25 Le meilleur pronostic clinique chez les patients souffrant d'un cancer amygdalien VPH-16 positif pourrait donc être l'expression clinique de l'efficacité d'une réponse immunitaire antitumorale dirigée contre les antigènes viraux VPH. Cette piste se précise et de nombreuses études sont actuellement en cours afin de confirmer ces premiers résultats et d'envisager la conception d'un vaccin dirigé contre une des protéines virales du VPH.
Très sélectif pour le tissu tumoral et relativement répandu parmi les différents types de tumeurs, la famille des cancer-testis antigens est certainement l'un des groupes d'antigène le plus prometteur pour le développement d'une vaccination antitumorale. Pour les mélanomes cutanés qui expriment dans de larges proportions certains peptides de cette famille, ils servent déjà à des essais cliniques de vaccination.15
Dans les carcinomes épidermoïdes de la sphère ORL, un certain nombre de ces protéines est exprimé dans plus de 50% des cas. De récentes études moléculaires conduites sur un collectif de 60 patients traités au sein de notre service ont démontré l'expression de MAGE-A3 et MAGE-A4 dans 74% des tumeurs étudiées (manuscrit en préparation). Ces résultats confirment l'expression relativement fréquente de ce groupe d'antigènes spécifiques dans les cancers ORL par rapport à d'autres types de carcinomes chez l'homme.8,26,27 La découverte de l'expression de CT- antigènes par ces tumeurs est relativement récente. Il n'existe par conséquent à ce jour aucune preuve de la réponse lymphocytaire cytolytique spécifique contre ces antigènes.
De même, il n'existe encore que peu de corrélations entre les phénomènes immuno-histologiques et l'évolution clinique de la maladie. Quelques rapports semblent néanmoins confirmer le rôle du système immunitaire dans le contrôle de la tumeur. Le degré d'infiltration lymphocytaire de certains carcinomes des voies aéro-digestives supérieures prédit un meilleur pronostic de la maladie à moyen terme.28,29 Au sein de notre collectif, nous avons pu confirmer la présence d'un infiltrat lymphocytaire important, formé de lymphocytes T CD8+, dans plus de la moitié des cas. Le groupe de patients étudiés étant composé de multiples tumeurs de localisations et de stades cliniques différents, nous n'avons par contre pas pu faire de corrélation avec le pronostic clinique.
Malgré la présence d'une réponse immune antitumorale dans la plupart des cancers chez l'homme, la tumeur semble fréquemment échapper au contrôle du système immunitaire en bloquant les mécanismes de reconnaissance de la cellule tumorale, par inhibition directe de la réponse immune ou par stimulation des mécanismes inhibiteurs de l'hôte. L'inhibition de l'expression du CMH classe I par la cellule tumorale,30 la diminution du taux de lymphocytes circulants, probablement liée à une tendance accrue à l'apoptose,31,32 la sécrétion de cytokines inhibitrices sont autant de mécanismes utilisés par le carcinome épidermoïde pour échapper au contrôle du système immunitaire.33
Grâce aux progrès effectués dans la compréhension des mécanismes immunologiques d'action antitumorale sur les carcinomes épidermoïdes des voies aéro-digestives supérieures, l'immunothérapie a un rôle clair à jouer dans le traitement de ces cancers. Un contrôle optimal de la tumeur nécessitera certainement l'association des traitements standards à une immunothérapie spécifique. Cette nouvelle approche thérapeutique pourrait notamment trouver sa place dans le contrôle loco-régional de la tumeur et de la maladie résiduelle microscopique après résection chirurgicale.
Les premiers résultats sont encourageants et la poursuite de la recherche devra s'orienter vers la potentialisation de la réponse immune naturelle ainsi que vers l'éviction des mécanismes d'échappement mis en place par la tumeur. Parallèlement à la poursuite de l'étude des mécanismes moléculaires d'interaction entre le système immunitaire et la tumeur ORL, des essais cliniques de vaccination chez les patients atteints d'un carcinome des voies aéro-digestives supérieures seront planifiés.